Le chemin s’abîma lentement. Les chênes, les hêtres et les bouleaux cédèrent la place à des sapins. Les hauts conifères masquaient le ciel. Derrière lui, Killian perçut une série de craquements, le son d’une course. L’épagneul se détacha dans la pénombre.
— Yuna ? Pourquoi m’as-tu suivi ?
— Je ne te laisserai pas me mettre à l’écart. Et puis, tu as emporté la clé !
Ils progressèrent en silence. Les branches entremêlées formaient un filet noir au-dessus de leur tête. Une impression de piège oppressa la korrigane.
Elle s’immobilisa.
— Tu entends ?
— Quoi ?
— Rien. Il n’y a plus aucun bruit.
Killian remarqua l’absence d’oiseaux. Il chercha le bourdonnement d’une abeille, le vol d’une mouche. Les insectes demeuraient invisibles. Les plantes basses elles-mêmes se raréfiaient. Quelques fougères malades dépérissaient sur leur tige. Sur le sol, les aiguilles mortes exhalaient une odeur de moisi.
Un souffle froid s’engouffra entre les troncs. Les marcheurs frissonnèrent.
— Je n’aime pas ça, s’alarma Yuna. Retournons en arrière !
— Vas-y, toi. Quelques sapins et du vent ne me font pas peur.
Killian pressa l’allure. Sous sa fermeté apparente, le malaise l’envahissait. Pourquoi les animaux fuyaient-ils cette forêt ? Fallait-il y voir un signe ? Yuna le suivit en grimaçant.
Au détour du sentier, une chapelle grise se profila. Surmontée d’un clocher carré, la bâtisse agonisait au centre d’une clairière. Un trou perçait sa toiture. Le ruissellement pluvial attaquait les pierres, disloquait les flancs. Les herbes folles grouillaient dans ses entrailles ouvertes. À ses côtés, des tombes hérissaient la terre. Du lichen jaune, glauque, rongeait les stèles aux inscriptions étranges. La rouille encroûtait les croix métalliques. Le lierre dévorait le corps, la face des statues muettes.
Un son de cloche retentit. Épouvantée, Yuna reprit sans le vouloir son apparence originelle.
— Fichons le camp !
Killian tâcha de réfléchir. Qui donc actionnait la corde ? L’ermite ? À qui s’adressait-il dans cet endroit désert ?
Yuna agrippa sa jambe.
— Vite ! J’ai un mauvais pressentiment !
Il fit quelques pas en avant. Tout à coup, un nuage noir jaillit entre les tombeaux. La brume monta, fine, vaporeuse. Elle modela une forme humaine. Au milieu de la tête sombre, un visage livide apparut. Figés, inexpressifs, ses traits évoquaient un masque mortuaire. Deux cavités se creusaient à la place des yeux. Une lueur glaciale s’alluma au fond.
Yuna hurla.
— Aaaaaaaaaaahhh !!!
La figure cireuse la considéra. Paniquée, elle s’accrocha aux braies de son comparse. Elle se hissa jusqu’à son épaule et le gifla.
— Hé ! Réagis !
La mâchoire ouverte, il resta pétrifié. Elle le secoua.
— Je t’en prie ! Par Ana !
L’horreur le paralysait.
« Les anaons… les anaons existent. »
Elles émergeaient en nombre. Certaines ressemblaient à des hommes, d’autres à des femmes. De petits minois lisses, d’une joliesse affreuse, soulevaient le cœur. Des enfants de tous âges flottaient parmi ces revenants…
Yuna se changea en choucas. Elle s’enfuit, cria à Killian d’en faire autant. Ses mots passèrent sans l’atteindre. Terrifié, envoûté, il observa les choses l’approcher. Les vérités niées avec énergie éclataient à la lumière. Son amertume, son rejet farouche des théories obscures, tout prenait fin ici et maintenant.
Un spectre tendit vers sa joue une main décharnée. Incapable de s’y soustraire, il plongea son regard dans les orbites au feu froid.
— Dégage ! Ne reste pas là !
Un coup dans les côtes le jeta à terre. Il cligna des yeux, aperçut deux pieds chaussés de bottes sombres. Interdit, il redressa la tête.
Il vit un garçon plus petit en taille, la silhouette fluette. Ses cheveux brillaient d’un blond pur. Il portait des ceintures de cuir à poches multiples. Une robe noire l’enveloppait jusqu’aux genoux. Sans hésiter, il se plaça devant lui, face aux ombres. Killian haleta.
« Va-t’en ! Tu es fou ! »
L’inconnu ouvrit la bouche. Ses mots cinglèrent l’air, scandés en rythme. Heurtés par une force invisible, les revenants proches se rejetèrent en arrière. Des cris stridents résonnèrent. Indifférent, le nouveau venu ferma les paupières. Sa voix continua, monocorde. Une lumière monta du sol. Sous ses pieds, un cercle bleuté apparut. Des lignes intérieures se recoupèrent, formèrent des symboles. Le périmètre s’étendit jusqu’à Killian pour l’englober.
Un souffle ascendant s’éleva dans le sceau. À l’extérieur, les spectres s’agitèrent en vagues menaçantes.
Soudain, une ombre se jeta en avant. L’éclair fila droit vers le garçon blond, à hauteur de son visage. Ce dernier ne fléchit pas ; face à lui, à trois coudées seulement, la masse noire heurta un mur imperceptible. Le revenant hurla. La figure cireuse exprima une douleur, une haine indicibles. Le sang de Killian se glaça.
D’un même mouvement, les autres anaons s’élancèrent. Les corps sombres, les faciès s’écrasèrent contre les lignes du cercle. À l’intérieur, l’énergie tourbillonnait. Les spectres multiplièrent leurs assauts en fréquence, en violence.
L’inconnu rouvrit les yeux.
— Mortis Via !
Le sceau explosa. Une onde inouïe se propagea à travers le cimetière, l’église, la forêt. Prises dans le souffle, les entités se désagrégèrent.
Le temps se suspendit. Peu à peu, la clarté bleue s’évanouit.
Enfin, le garçon se retourna. Un ciel d’orage se reflétait dans ses iris magnifiques.
— Rien de cassé ?
Killian resta bouche bée. Son sauveur avait son âge, un peu moins peut-être. Des mèches épaisses, souples, encadraient son visage fin et pâle. Ses prunelles bleu gris brillaient d’un éclat vif. Il l’observait. Autour, le paysage reprenait sa sérénité. Les stèles courbées n’inspiraient plus d’angoisse. Les ruines dégageaient de la beauté.
— Ça va ? répéta-t-il.
— Ou… oui.
Le cœur de Killian battait vite. Des tremblements le parcouraient.
— Tu peux te lever ?
D’un geste machinal, il s’exécuta. L’autre l’aida : il chancelait.
— Tu… tu les as tuées ?
— Quoi donc ?
— Ces choses… tu les as tuées ?
— Ne dis pas de bêtise. On ne peut pas tuer des êtres déjà morts. Je les ai juste envoyés dans l’Autre Monde.
La réponse l’acheva.
Il remarqua une grosse croix d’argent à son cou. Soudain, il comprit. Il ne le croyait pas si jeune ni doté d’un si beau visage. Néanmoins, vêtu de noir, il conduisait bel et bien les âmes vers le repos éternel.
— L’Ankou…
— Quoi encore ?
— Je sais qui tu es. Tu es l’Ankou.

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