La fraîcheur de l’aube piquait la peau. Un halo rose montait du sol. Des volailles caquetaient. Un chien l’accompagna quelque temps en remuant la queue. Killian laissait derrière lui des choses aimées. Quels horizons se révéleraient au-delà des terres familières ? Depuis sa naissance, en dehors des marchés dans les bourgades voisines, il n’avait guère eu l’occasion de quitter son village.
Son pas s’accéléra. À chaque foulée, sa poitrine s’allégeait d’un poids. D’où venait cette impression de joie ? cette excitation montant des pieds à sa tête ?
Une silhouette noire se profila. Des cheveux blonds entouraient sa figure claire. D’instinct, Killian courut à sa rencontre.
— Bonjour !
— Bonjour.
Ewyn l’observa. De toute évidence, il avait déjà pris sa décision. Comprenait-il dans quoi il s’embarquait ? Son visage radieux lui ôta la volonté de l’avertir encore.
Yuna patientait à distance. Un petit bonhomme se tenait à sa gauche. Comme elle, il avait le teint foncé, des iris de feu. Ses épais cheveux noirs s’orientaient vers toutes les directions. Semblables à des feuilles de chou, de grandes oreilles jaillissaient de chaque côté. Leur extrémité pointue se repliait sur elle-même à la manière d’un vieux parchemin. Costumé selon la mode humaine, il portait une cotte marron clair, des braies bouffantes vert sombre et des guêtres couleur de rouille. Avec sa cape safran jetée sur l’épaule, il affichait la superbe d’un dignitaire, à un détail près : ses pieds étaient nus. Une épaisse fourrure brune masquait ses orteils.
— Ça alors ! s’exclama Killian. Qui es-tu ?
— Voici Ogar, ton remplaçant ! rétorqua Yuna en bombant le torse. Ce personnage unique en son genre est un maître de la transformation humaine. Vois-tu où je veux en venir, maintenant ? Je suis géniale !
Elle éclata de rire. D’apparence, les deux créatures appartenaient à la même génération. Elles semblaient jeunes, mais plus proches de la maturité que de l’enfance. Quel âge pouvaient-elles avoir réellement ?
Intrigué, Killian s’arrêta sur les sandales de Yuna.
— Dis-moi… Est-ce que toi aussi, tu as les orteils velus ?
— Voyons ! Cela ne se demande pas à une dame !
Elle croisa les bras d’un air outré. Son petit compagnon s’avança.
— Laisse-moi t’étudier, fit-il d’un ton calme.
Killian se figea. Des yeux écarlates plongèrent dans les siens.
Le temps s’écoula. Ogar restait à la même place. Un chien aboya au loin. Personne ne bougeait.
— Heu… Ça va durer longtemps ?
Le bonhomme ne répondit pas. Son regard flamboyant s’attardait sur chaque partie du corps, chaque repli des vêtements. Son sujet se sentit traité comme un animal. N’allait-on pas bientôt le mesurer ? Contempler sa ligne de dos, son profil, pour se faire une idée de son engraissement et de sa masse musculaire ?
D’un saut vif, Ogar se décala. Il l’observa depuis le côté, puis il passa derrière. Mal à l’aise, Killian chercha un soutien du côté d’Ewyn. Celui-ci paraissait méfiant, perplexe.
— Détends-toi, ordonna le korrigan. À moins que tu sois toujours aussi raide qu’un chêne ?
« Facile à dire. S’il daignait m’expliquer un minimum, je… »
— AH !!!
Des mains, des pieds l’escaladèrent à la vitesse de l’éclair. Une douleur lui traversa la tête. Un visage surgit, à moins d’un pouce du sien. Killian faillit tomber à la renverse.
— Quel petit rigolo ! s’amusa Ogar en lui pinçant la joue.
— Qu’est-ce que tu fais ?! Tu te fiches de moi ?
— Du tout !
Le bonhomme sauta à terre. Entre ses doigts, il tenait une poignée de cheveux, deux morceaux de tissu. Il les renifla, analysa leur aspect et les jeta.
— Voilà ! J’ai tous les renseignements.
— J’espère bien, bougonna le brun en se touchant le crâne.
— Attention… Métamorphose !
Un garçon de treize ans apparut. Il présentait une taille moyenne, des mèches châtain foncé, quelques épis. Des reflets dorés brillaient dans ses yeux selon l’inclinaison de son menton. Les braies, la cotte portaient des points de couture. Des boursouflures parcouraient ses mains, aux endroits précis où les orties l’avaient piqué la veille.
Malgré lui, Ewyn haussa les sourcils. Yuna lâcha un petit cri.
— Incroyable !
La mâchoire de Killian s’entrouvrit. Il s’était déjà aperçu dans le métal de certains outils, en se penchant sur le puits ou sur l’eau de la rivière. Jamais, ô grand jamais, il ne s’était vu en entier, avec autant de détails !
Le korrigan fit quelques pas. Il inclina la tête sur le côté. Un frisson saisit son modèle. Bougeait-il vraiment de cette façon ? Peignait-il ce type d’expression ? Killian cilla ; son double cilla à son tour. Un rictus moqueur étira le coin de ses lèvres.
— Alors, comment te trouves-tu ? questionna Ogar d’un ton étrange.
— Je… je n’en reviens pas.
En s’entendant, Killian se glaça. Ses mots résonnaient à ses oreilles, proches de ceux d’Ogar et différents à la fois. Poussait-il l’imitation jusque-là ? Les sons légèrement tordus, désagréables sortant de sa bouche étaient-ils… ceux de sa propre voix ?
— À partir d’aujourd’hui, continua Ogar avec son timbre déplaisant, je serai toi. Je ferai tout ce que tu fais d’ordinaire. Je prendrai soin de ta famille et de tes affaires afin que tu retrouves ta maisonnée intacte, identique à l’instant où tu l’as quittée. Je m’engage aussi à te rendre ta place quand tu reviendras, même si j’aurai peut-être envie de rester encore m’amuser.
— T’amuser ? Que veux-tu dire par là ?
— Côtoyer les gens de ton espèce est un jeu pour moi.
— Mais ma vie n’a rien de tel… Es-tu conscient que tu devras travailler ? D’ailleurs, sais-tu comment on laboure un champ ?
— Selon la technique humaine ? Je suis un parfait novice. J’apprendrai au fur et à mesure !
Killian ouvrit de grands yeux. L’image du bonhomme aux prises avec l’araire le traversa. Comprendrait-il son fonctionnement ? Comment l’atteler au bœuf et s’en servir ? Il imagina soudain la terre du vicomte balafrée dans tous les sens. Son père, ses frères contempleraient la scène invraisemblable, frappés par la stupeur et l’effroi. Sa mère inquiète lui ferait ingurgiter des infusions de chasse-diable . L’infâme Tresmor déverserait son fiel en railleries. Le voisinage, la contrée entière le croiraient devenu fou !
Yuna lui sauta à la figure.
— Dis donc ! Tu restes avec nous ?
Il posa sur elle un regard horrifié.
— Tu as entendu ? Il ne sait rien faire. Il va tout ruiner !
— Mais non ! Il te fait marcher ! Ne perdons pas de temps. La route nous attend !
Ewyn jeta au korrigan un œil circonspect.
— Pourquoi acceptes-tu de prendre sa place ?
— Yuna m’a rendu beaucoup de services. C’est l’occasion de lui retourner la pareille !
Ogar lui assena une claque puissante dans le dos. La mine interdite, l’exorciste se plia.
— Vous pouvez y aller. Je maîtrise la situation !
— Encore merci, acquiesça Yuna. Sois sage en nous attendant !
— Compte sur moi. Bonne chance surtout, et bon voyage !
Il agita le bras, s’éloigna au pas de course. Killian le vit disparaître derrière un tournant.
« Pourquoi ne l’ai-je pas retenu ? »
— Un long chemin nous attend, affirma Ewyn. Nous devrions partir.
Yuna poussa Killian à la jambe. Il soupira, puis il se laissa faire. En dépit des circonstances, il n’envisageait pas de retourner en arrière. La route se déroulait devant lui, interminable, offerte. Ses reliefs dessinaient l’infini des possibilités.

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