Les maisons s’effacèrent. Dans les champs, les oiseaux picoraient à la recherche de grains oubliés. Les cailloux crissaient sous les griffes de Yuna. Sa longue queue d’épagneul se balançait. Un halètement exhalait de sa poitrine.
Ewyn portait une écharpe bleu ciel. La fraîcheur du matin rosissait son nez, ses joues. Comme Yuna, il cachait bien son jeu derrière sa silhouette mince.
Killian réfléchit à ses propres talents. Que pouvait-il leur apporter ? Il ne possédait aucune capacité spéciale. Pire, au cimetière en ruine, les revenants l’avaient pétrifié. S’il ne prenait pas sur lui, il deviendrait vite un poids mort. Non seulement il ne servirait à rien, mais en plus, les autres devraient le secourir !
— Ne lambine pas, lança Yuna en le voyant absent. L’aventure n’attend pas !
La chienne souriait étrangement. Il se détendit.
« Je deviendrai plus fort », résolut-il en pensée.
Quand le soleil atteignit son zénith, ils s’arrêtèrent pour manger. Ewyn avait acheté toutes sortes de provisions avant de partir. Il partagea sans faire de commentaire.
Killian imaginait les moines pauvres. Ne faisaient-ils pas des vœux en entrant dans les ordres ? Sous ses yeux s’étalaient des fruits, du fromage, du pain et même de la charcuterie. Des textures, des saveurs se rappelaient à son palais. Il fit craquer la croûte bien cuite avec ravissement.
— Merci beaucoup. Tu es sûr que cela ne posera pas de problème ?
— Quoi donc ?
— De nourrir deux bouches en plus jusqu’à ton abbaye ? Je veux dire… Je peux me débrouiller avec des pommes ou d’autres choses trouvées sur le chemin.
Ewyn secoua la tête.
— Le père Fearghal donne toujours une somme d’or aux frères en mission. Nous tiendrons sans mal jusqu’à la Croix d’Argent.
— Voilà un homme trop aimable, ricana Yuna. Il serait content d’apprendre que tu nourris les korrigans à ses frais.
Elle croqua dans son pain. Il considéra ses mains, sa bouche minuscule. Elle faisait un festin d’un quignon gros comme une noix.
— Grâce au Ciel, tu ne me coûtes pas cher, répliqua-t-il d’un ton blasé.
Killian pouffa de rire. Les autres lui jetèrent un regard sombre. Il s’excusa avec un sourire.
— Désolé !
Il acheva son dîner et s’éloigna vers un bouquet d’arbres. Un moment plus tard, il revint avec un bâton. Les deux belligérants ne s’étaient pas encore étripés. Ce modeste détail le rassura.
Yuna fit la moue en avisant sa nouvelle canne. Ses flancs se souvenaient des coups reçus deux jours plus tôt. La mine boudeuse, elle désigna Ewyn.
— Si tu comptes brutaliser quelqu’un, occupe-toi de lui !
Killian s’assit d’un air calme.
— Ne t’inquiète pas, je l’utiliserai juste pour la marche. C’est un vieux truc enseigné par mon grand-père.
Le bois formait un nœud à l’une des extrémités. Il s’employa à tailler le surplus pour façonner une boule.
Avec ses cadets, Killian avait souvent eu l’occasion de se battre. Il estimait lâche de régler les problèmes par la violence. En revanche, il adorait les joutes amicales. Au fil des années, il avait ainsi sculpté plusieurs armes. En tant qu’adversaires, Gael et Lanig se révélaient vifs, endurants. Les trois frères maniaient l’épée avec habileté pour des enfants de vilains.
Les modèles ordinaires de penn bazh* possédaient une tête forte tournée vers le sol. Le côté fin servait à la prise en main. Killian avait choisi une branche plus haute que la normale pour pouvoir effiler la pointe. En vérité, il ne fabriquait pas un simple appui. Il concevait une arme capable d’assommer d’une part, d’embrocher de l’autre.
Il fit voler les copeaux jusqu’à l’obtention d’un résultat satisfaisant. Ewyn et Yuna le dépassaient, certes. Ce bâton amélioré constituait néanmoins son premier moyen de défense.
Après une courte sieste, ils reprirent la route. Une chaleur douce flottait sur la campagne. Les garçons retirèrent cape et écharpe. Yuna s’amusa à courir dans les talus, à revenir en aboyant. Sa gestuelle et sa voix imitaient celles du chien à la perfection.
— Je suis douée, hein ? lança-t-elle en bondissant.
— Meilleure qu’un original !
— Si elle pouvait aussi se taire…, marmonna Ewyn.
Killian s’esclaffa.
— Tu n’es pas très bavard, toi, pas vrai ?
— C’est contraire à la Règle. Celui qui parle beaucoup ne manque pas de pécher, mais celui qui retient ses lèvres est un homme prudent**.
— Et donc… ?
— Donc les moines ne rient pas, ne déblatèrent pas à tort et à travers. D’ailleurs, cela assèche ma gorge.
Sceptique, Killian sourcilla.
— Tu cites tes textes, mais tu ne sembles pas si rigoureux. Déjà, tu voyages avec de l’argent. Ensuite, on voit tes grandes bottes et un bout de tes chausses noires… Je n’avais jamais croisé de religieux avec une robe si courte. Tu n’as pas non plus le crâne rasé. Tes cheveux sont plus longs que les miens !
— La tonsure ne signifie rien. L’abbé Fearghal préfère que nous portions notre foi dans nos cœurs, plutôt que sur nos têtes. Quant à mes vêtements, ils ont été conçus pour…
Une vibration remonta à travers ses semelles. Aux aguets, Yuna se tendit.
— Des cavaliers !
Un nuage de poussière grossit au loin. Des éclairs métalliques scintillèrent. Trois chevaliers approchaient, couverts de leur haubert, coiffés d’un heaume. Le premier portait des armes de gueules*** et d’or ; le deuxième, argent et sable. Des clés adossées blanches sur champ d’azur figuraient sur l’écu du troisième. Les prunelles de Killian s’agrandirent. Ces guerriers semblaient surgir d’une chanson de geste !
Les destriers battaient la terre. Ewyn éprouva un malaise. L’homme de tête se cramponnait à sa monture, couché sur le cou. Ses rênes divaguaient hors de portée. Les autres cavaliers tiraient sur leurs brides. Les lèvres des animaux saignaient ; ils ne s’arrêtaient pas.
Une voix terrifiée s’éleva.
— Écartez-vous !
Les marcheurs se rabattirent. Un coup de vent les fit vaciller. Les chevaux passèrent tout près, sans ralentir. Leur toison écumait. Un liquide rouge noyait l’intérieur de leurs yeux. Une lueur démente brûlait au fond de leurs pupilles.
— Ce n’est pas normal ! s’alarma Killian. Il faut les aider !
Il s’élança. Une main l’attrapa au col, le repoussa en arrière. Rapide comme l’éclair, Ewyn le dépassa.
— Reste où tu es !
Énonçant des formules, il fouilla dans ses ceintures, tira une poignée de croix d’argent taillées en pointes. Il les lança : ses projectiles fusèrent loin, par-dessus les cavaliers, en arc de cercle. Les piques se fichèrent dans le sol.
— Spirituum Finis !
Une clarté aveuglante jaillit. Un voile blanc se forma depuis les objets, vertical, tel un mur. Les destriers stoppèrent leur course net. Les hommes s’accrochèrent pour ne pas basculer.
Ewyn scanda des mots. Un sigil violet se déploya sous ses pieds. Le vent magique monta des symboles, des lignes, tournoya avec puissance. Il tendit les bras. Une boule d’énergie naquit entre ses mains, de plus en plus grosse. Le souffle du cercle s’y concentra jusqu’à la menacer de la rompre.
Soudain, d’un coup de paume, il la projeta en l’air. Les chevaux firent volte-face.
— Sagittis Separatio !
La sphère éclata. Des milliers de rayons s’abattirent en une pluie de flèches. Yuna, Killian, les chevaliers baissèrent les yeux. Les animaux hurlèrent. Le noble aux armes d’azur pâlit d’horreur.
— Qu’est-ce que… ?
Les rais passaient à travers ses chairs, criblaient sa monture. Un nuage noir s’élevait du corps de la bête. Une silhouette filiforme s’assembla, puis une face cireuse, tordue. Un son effroyable s’échappa de sa bouche.
— IIIIIIIIIIIIIHHH !!!
Une convulsion souleva le destrier. Le cavalier chercha à s’agripper, trop tard. Il chuta au sol. L’un de ses compagnons hurla.
— Attention !
L’homme roula sur le côté. Il s’appuya sur son coude droit pour se relever. Dans un gémissement, il s’affaissa. Une vague affreuse se répandit, depuis sa clavicule à tout son corps. À nouveau, il se souleva. Un sabot tomba près de sa tempe. Killian se précipita avec son arme improvisée.
— Attends ! s’époumona Yuna. Tu vas te faire tuer !
La pique levée, il se plaça face à la bête furieuse.
— Arrière ! Recule !
Le geste brusque, il brandit sa lance. Les yeux inondés de sang roulèrent dans leurs orbites. L’animal piaffa, hennit. Il recula. Killian enjamba le chevalier.
« Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur ! »
Le destrier se cabra. Ses antérieurs visèrent l’adversaire. Sans céder, celui-ci les évita.
— Quel imbécile ! s’écria Yuna.
D’un bond, elle se rua vers l’homme à terre, l’agrippa par les vêtements. Il geignit ; elle le traîna. Une nouvelle salve de rayons s’abattit. Face à Killian, la bête chancela. Un râle d’agonie monta de sa gorge. Le nuage noir se désagrégea.
Les chevaux se calmèrent. Leurs maîtres en selle frissonnaient d’épouvante. La barrière blanche se dissipa.
Killian baissa son bâton. Ses mains glissaient. Le visage rouge, il contempla le noble couché sur le talus. Ses compagnons accoururent.
— Messire ! Êtes-vous blessé ?
— Mon épaule…
La douleur déformait ses traits. Ils l’aidèrent à se relever. Le chevalier aux armes de gueules se tourna vers Killian.
— Merci. Si tu n’avais pas agi, il serait mort piétiné.
L’intéressé vacilla. Une vague de soulagement le submergea.
— Je vous en prie. Mon ami là-bas s’est montré plus brave que moi. Pas vrai, Ewyn ?
Avec un grand sourire, il se retourna. L’exorciste gisait au milieu du chemin, évanoui.
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* Penn Bazh = Bâton traditionnel des paysans bretons. Il se compose des mots penn (« tête ») et bazh (« bâton »).
** Proverbes, 10, 19.
*** De gueules = de couleur rouge.

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