Killian cogna contre le vantail. Ewyn et Yuna le rejoignirent. Des pas précipités retentirent à l’intérieur. Le battant s’entrouvrit.
Petit, épais, l’aubergiste devait avoir cinquante ans. Le sommet de son crâne était chauve. Des cheveux gris très courts poussaient sur les côtés. Un rouge vif colorait ses joues grasses. Ses sourcils tombaient sur un regard méfiant.
Ses yeux clairs se posèrent sur le visage du paysan. Ils descendirent sur ses vêtements, marquèrent un arrêt sur l’épée à sa ceinture… Ils poursuivirent sur la croix d’argent, achevèrent leur examen sur les traits du jeune moine.
— Seriez-vous des clients ?
— En effet, confirma Ewyn. Nous cherchons un toit pour la nuit.
La figure de l’hôte s’éclaira.
— Soyez les bienvenus ! Pardonnez cette introduction un peu froide. Les visiteurs sont rares en ce moment… Je vous en prie, entrez.
Il ouvrit la porte en grand. Soudain, à la vue de l’épagneul, son sourire s’effaça.
— Excusez-moi, nous n’acceptons pas les chiens dans la maison.
— Vraiment ? s’étonna Killian. Pourquoi ?
— Mon épouse en a la sainte horreur. Ne vous inquiétez pas : j’irai le nourrir et il pourra se reposer dans la remise.
Killian échangea avec Yuna un coup d’œil embarrassé.
« J’aurais dû me changer en souris, songea-t-elle. Maintenant, je suis forcée de garder cette apparence. »
L’homme entraîna les garçons à l’intérieur. La salle principale présentait une propreté impeccable. Un alignement de tonneaux trônait derrière un grand comptoir. Une quinzaine de tables entourées de bancs et de tabourets offraient un espace accueillant. Des gravures sur bois, des bouquets d’herbes sèches ornaient les murs. Un bon feu crépitait dans la cheminée. À droite, près de la porte d’entrée, un escalier menait à l’étage.
Une dame se montra au bas des marches. Comme son mari, elle était âgée d’une cinquantaine d’années. De taille moyenne, corpulente, elle portait une robe mauve, un tablier blanc. Ses cheveux bouclés, châtain clair, s’arrangeaient derrière sa tête en un gros chignon. Son visage rond reflétait de l’affabilité.
— Bienvenue, chers clients. Désirez-vous une chambre ?
— S’il vous plaît, opina Ewyn.
— Veuillez me suivre.
L’escalier menait à un long couloir. Des rais de lumière filtraient sous les portes closes, réparties de chaque côté de façon égale. Les chambres orientées vers l’est donnaient sur l’avant de la bâtisse. Celles à l’ouest disposaient d’une vue sur le jardin à l’arrière.
La patronne les conduisit au fond. Elle ouvrit le battant de droite. Sa main désigna la pièce proprette, son large lit et sa fenêtre.
— J’espère que cela vous conviendra, déclara-t-elle en souriant.
Killian acquiesça.
— C’est parfait.
— Les religieux dorment dans des couches séparées, objecta Ewyn. N’avez-vous pas une chambre avec des lits individuels ?
Déconcertée, la dame le considéra.
— J’ai des chambres familiales, mais vous n’êtes que deux. Des enfants, de surcroît…
— Attendez-vous d’autres personnes ?
Le ton abrupt la heurta.
— Pas à ma connaissance, répliqua-t-elle en se renfrognant.
— Dans ce cas, l’affaire est réglée. En échange de votre générosité, je prierai pour la prospérité de votre maison.
La femme hésita. Elle tourna les talons, poussa la porte en face. Cette fois, la chambre comptait deux lits : un très large au milieu, un second plus étroit appuyé contre le mur, près de l’entrée.
Ewyn se détendit.
— C’est très bien. Je vous remercie.
L’hôtesse fit un effort pour contenir son humeur.
— Dois-je venir vous chercher pour le souper ?
— Oui. Vous en serez très aimable.
Elle se retira. Killian s’écroula sur le lit le plus proche. Le matelas confortable s’enfonça sous son poids. Un délicieux parfum de propre se dégageait des draps. Enfin, son corps ne reposait plus sur ses pieds endoloris par la distance. Une douce sérénité le submergea.
— Tu as été odieux, commenta-t-il en fermant les yeux.
Ses membres se relaxèrent. Il entendit Ewyn jeter ses affaires sur l’autre couchage.
— Pourquoi ?
— Ton histoire de prière sonnait, comment dire ? comme de l’extorsion. De plus, je sais partager, figure-toi. Et je n’ai pas la peste.
— Cela n’a rien à voir. Les moines ont des principes. D’ailleurs, je te demanderai de rester bien habillé cette nuit.
Interloqué, Killian se redressa.
— Quoi ? Tu veux que je garde ces vêtements sales ?
— Exactement. Sauf si tu en as d’autres, mais j’en doute.
Ses prunelles marron s’agrandirent.
— Tu as un sérieux problème.
— Les religieux dorment habillés. C’est la Règle.
— Mais je ne suis pas un religieux !
— Peut-être, mais je n’ai aucune envie de te voir. De plus, nous ne savons toujours pas ce qu’il se passe ici. Nous devons nous tenir prêts à toutes les éventualités.
Dans un grognement, Killian se renversa. Après cette journée rude, il n’avait plus la force de polémiquer.
Ewyn s’assit au bord de son propre lit. Il ferma les paupières, se concentra. Aucune voix ne lui parvint. Il s’appliqua davantage. Le fond dérangeant vibrait toujours. Il paraissait plus diffus.
« Le problème est dehors », conclut-il en pensée.
Derrière la fenêtre, le jour déclinait. En dépit de sa fatigue, il devait profiter à tout prix des dernières lueurs. Il se remit sur pied.
— Je dois ressortir. Toi, tu attends ici.
— Hein ? Où vas-tu ?
— Nous n’avons pas étudié l’avant de ce bâtiment, de l’autre côté de la route. Une ombre plane et je compte bien l’éradiquer.
En soupirant, Killian se releva. L’épuisement et l’exaspération se lisaient sur sa figure. Ewyn lui renvoya une expression similaire.
— Tu comprends mon langage ? Je t’ai dit de rester là.
— Si tu t’embourbes dans un marécage, ton fantôme viendra me hanter. Je vais donc jouer la main secourable, que tu le veuilles ou non.
Pendant un moment, il envisagea de répliquer. La lassitude l’emporta.
— À ta guise.
Les propriétaires désapprouvèrent l’idée d’une promenade au crépuscule.
— Vous feriez mieux de vous reposer. La lande est dangereuse et il n’y a rien à voir. En plus, le repas sera servi dans peu de temps.
— Ne vous en faites pas, les rassura Killian. Nous restons à proximité.
Dès qu’ils furent hors de portée d’oreille, il conversa avec Yuna de sa mise à l’écart. Ewyn prit de l’avance pour ne plus les entendre.
Ses pas le menèrent dans les bruyères. Une voix murmurait à nouveau. Un sentiment de peur stagnait dans l’air. Tel un poison, il se répandait dans les plantes, dans le sol. Ewyn laissa son mal le pénétrer. Seul, abandonné, quelqu’un pleurait. Une impression de vulnérabilité l’étreignit.
Il s’avança. Les émotions étrangères s’insinuaient en lui. Il tenta de nourrir des pensées positives, de maintenir une distance. Les sentiments d’isolement, de faiblesse, l’infinie tristesse du spectre s’engouffrèrent dans ses propres failles.
Soudain, son cœur s’emballa. Un étau écrasa sa poitrine. Débordé, il s’arrêta. Ses paupières se fermèrent. Il inspira, expira. Il connaissait cet étouffement. Dans sa tête, il vit une main squelettique s’abattre sur sa gorge.
« Sans moi, tu n’es rien. »
Il devait accepter la souffrance, progresser jusqu’à son point le plus insoutenable. Il calma son souffle. Son cœur revint à un rythme passable. Il reprit sa marche.
« J’ai… j’ai… pas… »
Sous sa botte, la terre molle s’enfonça. Il fit un écart. Loin derrière, Killian cria quelque chose. Il continua sans l’écouter.
« J’ai peur… laisse pas… »
À nouveau, Ewyn dérapa. Sa jambe gauche sombra jusqu’à mi-cuisse. Agacé, il s’accrocha à des tiges pour s’arracher à la vase.
— Bon sang ! hurla Killian. Mais qu’est-ce que tu fais ?!
« J’ai peur… Maman, ne me laisse pas. »
Une fille invisible sanglotait. Les mots se répétèrent, vifs et déchirants.
« J’ai peur ! Ne me laisse pas ! »
Horrifié, Ewyn contempla le marais. Les pleurs cessèrent. Un silence inquiétant s’installa. Soudain, la voix retentit, fragile, interrogative.
« Maman ? C’est toi ? »
Un frisson le saisit. Alarmé, il se tourna vers ses compagnons.
— N’approchez pas !
« J’ai fait ce que tu m’as dit, j’ai fui, mais… Je suis piégée… J’ai beau fermer la bouche, la vase entre par mon nez ! Je ne peux rien faire ! Je… Aaah !!! »
— VEN !
Un cercle bleu se déploya. Le râle s’interrompit. Tout à coup, le ton du spectre changea.
« Qui es-tu ? Tu n’es pas ma mère ! »
Une main putride surgit de la tourbe, attrapa Ewyn au mollet. Sa jambe plongea.
« Est-ce toi ? l’assassin infâme qui m’a infligé ça ? Je ne te pardonnerai jamais !!! »
La force l’entraîna. Il étendit ses bras vers les plantes, s’agrippa en luttant. Yuna et Killian crièrent. Il les vit se hâter vers lui, contre son ordre. Son irritation menaça de rompre le sortilège.
— DIMLAN ! HYLEN !
Des herbes cédèrent. De justesse, il se raccrocha à un touradon*. Ses formules se bousculèrent entre ses lèvres. Le sigil refoula la poigne sombre.
— Mortis Via !
La revenante hurla. La vague d’énergie la déchira.
Les ondes torturées, le sceau se dissipèrent. Les deux autres accoururent pour l’aider ; Ewyn se hissa hors du trou par ses propres moyens. La vase alourdissait le bas de sa robe, ses chausses, ses bottes. Il parvint à se remettre d’aplomb.
— Voilà… Je crois que c’est réglé.
Épouvantés, Killian et Yuna le contemplèrent. Il se décrassa en repoussant sa propre émotion.
— Rentrons.
Dans un silence de mort, ils retournèrent vers l’auberge. La bâtisse se découpait en noir dans la nuit tombante. Ewyn réprima les tremblotements de ses membres. Son cœur battait encore à tout rompre.
Yuna fit volte-face. En suivant son regard, les garçons aperçurent un point fixe, bleuâtre. Une flamme funeste frissonnait au-dessus des tourbières.
— Un deuxième spectre ? frémit Killian.
Sourcils froncés, Ewyn étudia l’apparition. Il se détourna.
— Juste un ankelc’her**. Il est inoffensif.
------------------
* Touradon = structure végétale en forme de butte, caractéristique des zones humides.
** Ankelc'her = lutin feu-follet.

Comments (0)
See all