À leur retour, la patronne poussa de grands cris. Elle exigea que l’exorciste se déchausse et se change sur le perron. Il protesta en invoquant sa Règle.
— Tu prendras les affaires de mon mari, trancha-t-elle. Je ne veux pas de ta boue chez moi !
Déconfit, il demeura sur le seuil. Elle reparut avec une chainse, une ceinture et des braies trois fois trop larges pour sa corpulence.
— Mets ceci. Laisse tes habits par terre. Je reviendrai les chercher pour les laver.
Elle entraîna Killian et referma au nez du chien. Yuna trottina d’un air goguenard.
— Pauvre enfant, te voilà à la porte ! Quand je pense à ce que tu as fait pour ces gens… Je te l’avais dit : les humains sont des monstres d’ingratitude.
Ewyn serra les dents.
— Va jouer ailleurs.
— Ha ha ha !
Elle s’éloigna d’un pas léger. Il vida ses poches, déposa ses ceintures dans un pot de fleurs. Il garda sa croix, se débarrassa de ses autres effets en formant un tas. Les manches de la chemise propre tombaient bien au-delà de ses doigts. Ennuyé, il les retroussa jusqu’aux poignets. Le problème s’aggrava pour les braies. Il serra la ceinture au maximum, retourna plusieurs fois le tissu sur lui-même autour de sa taille. Il dut enfin arranger le bas des jambes pour éviter de s’entraver.
— Magnifique ! observa Yuna. Un vrai petit bouffon !
Malgré lui, il eut envie de sourire. Il savait son allure ridicule.
— Bonne nuit, dit-il en passant la porte.
La korrigane retroussa ses babines sur un rictus mordant.
Durant le repas, la dame n’évoqua plus l’incident. Elle servit un poulet accompagné d’une potée de légumes. Les pensées de Killian flottèrent un moment. De quoi se composait le souper familial dans sa chaumière ? Lanig et Gael ramassaient-ils toujours des châtaignes ? Comment sa mère se portait-elle ?
L’écuelle garnie éveilla un sentiment de culpabilité. Il se promit de rapporter un trésor, n’importe lequel. S’il prenait des forces aujourd’hui, c’était pour leur en faire profiter demain.
Il mangea avec appétit.
— Hélas, vous êtes nos seuls clients ce soir, regretta le patron. Les gens n’aiment pas trop s’attarder dans ce pays.
— Des événements tragiques s’y sont-ils déroulés ? interrogea Ewyn.
— Comme vous l’avez constaté, la lande est remplie de marais. Mieux vaut faire attention où l’on marche.
Il songea au spectre de la tourbière. Selon toute vraisemblance, les montures des chevaliers avaient été la proie d’esprits similaires. L’ensemble de la contrée méritait l’envoi d’un groupe d’exorcistes afin de débusquer les âmes croupissantes d’autres éventuels accidentés.
Une dernière question le taraudait.
— Un talisman protège-t-il votre demeure ?
Ses hôtes se figèrent.
— Comment l’avez-vous su ?
— Je ressens certaines choses. L’atmosphère change entre l’intérieur et l’extérieur de la maison.
L’homme désigna le mur du fond. Deux clous à demi enfoncés soutenaient un crucifix d’argent.
— Un prêtre nous l’a offert. Grâce à lui, nous vivons sans craindre les présences maléfiques.
Ewyn se leva pour l’examiner. Des inscriptions couraient le long des branches, gravées sur les deux faces. La protection semblait assez forte pour refouler les revenants sur un périmètre honorable.
Rasséréné, il se rassit.
— La fille de la lande ne vous ennuiera plus. Je l’ai fait passer dans l’Autre Monde tout à l’heure.
— Vraiment ?
Les aubergistes échangèrent un coup d’œil. Un large sourire les éclaira.
— Merci beaucoup. C’est un vrai soulagement !
Le devoir accompli, Ewyn gagna son lit. La fatigue de la journée s’abattait d’un seul coup. Après une courte prière, il se glissa sous ses couvertures, la mine détendue.
— Bonne nuit, marmonna-t-il.
Le sommeil le happa. Assis au bord de sa propre couche, Killian le considéra. Pour une personne ayant fait un malaise la veille, il s’était beaucoup donné. Il pouvait être fier d’avoir réchappé à la revenante du marécage, même s’il avait précisément cheminé droit dans sa direction.
« Je me demande à quoi il joue », pensa-t-il avec gravité.
La grande bâtisse se peuplait de silence. Les logeurs dormaient au rez-de-chaussée. À l’étage, au fond de leur couloir, les pensionnaires paraissaient seuls au monde. Killian revit le souper copieux. De quoi les aubergistes vivaient-ils si les voyageurs fuyaient les lieux ? Où trouvaient-ils les ressources nécessaires à l’entretien de leur basse-cour ? N’étaient-ils pas soumis aux impôts, à la hausse générale des prix que lui-même connaissait ? Si la famine ne menaçait pas ici, les récoltes devaient se révéler meilleures.
« Le ciel change au fil des régions… Mais peut-il varier d’une lieue à l’autre de façon si nette ? Entre hier et aujourd’hui, nous n’avons pas tant marché. »
Outre les caprices du temps, la question de la surface cultivable le laissait perplexe. La lande mauvaise dominait l’espace. Plus intrigant encore, le beau jardin surgissait telle une illusion. Comment le couple parvenait-il à faire pousser ses choux, ses navets ? Leur terre recelait-elle quelque attribut mystérieux ? En dépit de leur situation, ces gens n’étaient pas pauvres. Tous les facteurs tendaient pourtant vers le contraire.
Il détacha Loren-Durdd et la posa sur son lit, près du mur. Il se coucha en gardant ses habits et ses souliers.
Une souris se faufila sous la porte.
— Salut ! fit Yuna en reprenant sa forme normale. Ça va ?
— Je suppose. Tu as mangé ?
— Non. Le gros bonhomme n’est pas venu.
Killian s’assombrit. Le patron avait assuré s’être occupé du chien. Même s’il n’aimait pas ces animaux, il aurait pu se montrer honnête.
Il tira un morceau de pain de sa poche.
— J’avais pris ça au cas où, pendant le souper. J’espère que ça te conviendra.
— Merci.
Elle s’installa près de lui. Ses grignotements résonnèrent. Elle adoptait une attitude distraite, mais leurs hôtes lui inspiraient la méfiance. La maison vaste l’impressionnait. Ses compagnons n’étaient que des enfants, des humains plus faibles que la moyenne. Le caractère lugubre des marais distillait un parfum de piège.
— Donne-moi la clé d’Ys, commanda-t-elle soudain. Veiller dessus m’aidera à tranquilliser ma cervelle. Si cela ne tenait qu’à moi, nous serions ailleurs depuis longtemps.
Killian tira l’objet de sa poche. Au dernier moment, un doute le saisit.
— Tu ne vas pas t’enfuir avec ?
— Bien sûr que si ! Puis je me ferai massacrer par on ne sait quel monstre sur la lande. Ça t’arrive de réfléchir, tête de bogue ?
Sa réplique lui arracha un sourire. Il lui confia la clé d’or de bonne grâce.
— Ewyn a fait tout son possible pour que l’on passe une bonne nuit. Reposons-nous pour partir demain en pleine forme !
Elle avisa l’épée toute proche. La seule présence de cette arme sur sa couverture, à portée de main, prouvait qu’il n’était pas serein. Sans commentaire, elle attrapa l’un de ses coussins, l’arrangea en forme de dôme à ses pieds et se coula dessous.
— Tu peux éteindre !
Il souffla la bougie à son chevet. Ses yeux demeurèrent ouverts un moment. Plus tard, sa respiration s’approfondit. L’épuisement avait fini par le vaincre.
Yuna essaya de l’imiter. Des bruits provenant du lit voisin la perturbèrent. Les paupières closes, Ewyn s’agitait, se rejetait de gauche à droite et inversement. Quelque chose dans son sommeil le torturait.
« Que peut bien nous cacher ce gosse ? »
Il se calma de lui-même. Nerveuse, Yuna se releva. Elle se changea en souris, se glissa derrière la toile tendue devant la fenêtre. Un interstice entre les volets lui permit de sortir. Sous la forme d’une chouette, elle se retira sur le toit d’ardoises, à la recherche de quiétude.
Des nuages emplissaient le ciel. Un léger vent imprimait un mouvement fluide aux formes duveteuses. Lentement, le disque lunaire se fraya un chemin à travers leur manteau. Sa lumière froide baigna l’étendue déserte, l’écurie sans chevaux, le jardin de l’auberge.
Subitement, Yuna remarqua une ombre dans le potager. Une silhouette humaine, épaisse, se levait et s’abaissait en un balancement régulier. La korrigane reconnut leur hôte. Une pioche entre les mains, il creusait un trou sombre, rectangulaire. Il s’affairait dans ses plantations au beau milieu de la nuit.
Déconcertée, elle l’observa ouvrir la fosse sur deux coudées de large, le double de long. L’individu rentra ensuite dans la maison.
« Nous n’acceptons pas les chiens. Mon épouse en a la sainte horreur. »
Yuna retourna dans la chambre, écarta les volets et arracha la toile isolante. Sur une inspiration, elle se transforma. Les futures remontrances des dormeurs vis-à-vis du froid lui importaient peu. Son trouble grandissait. Tapie sous le lit de Killian, elle attendit.
La lune pénétrait à travers la fenêtre. Sous leur couverture, les garçons demeuraient au pays des rêves. Yuna les envia un instant. Le sol attirait ses paupières. Elle se secoua. En pensée, elle additionna des joncs pour se maintenir éveillée.
Soudain, elle sursauta. Le plancher craquait dans le couloir. Quelqu’un s’approchait, un pas après l’autre. Le vantail tourna sur ses gonds. Les contours d’une femme ronde se découpèrent sur le seuil. Dans un silence absolu, elle marcha vers Killian. Le reflet d’un couteau scintilla dans la pénombre.
« Par Ana ! »
Yuna aboya, jaillit hors de sa cachette. L’hôtesse tressaillit.
— Sale cabot !
Sa lame fendit l’air. Yuna sauta en arrière, juste à temps. La patronne claqua la porte pour l’empêcher de sortir.
Réveillé en sursaut, Killian tendit la main vers Loren-Durdd. Une poigne de fer s’abattit sur son bras, le tira hors du lit. Il chuta. Sa tempe heurta le plancher. Un soulier fusa droit dans ses côtes.
— Aaah !
Il se plia. Étourdi, il entrevit le chien attaquer encore. Le coude de l’hôtesse le frappa au museau. Son pied l’atteignit au creux du ventre. Yuna s’écrasa contre un mur en gémissant. Sa conscience s’éteignit.
Sur son lit, Ewyn scandait des formules. Autour de l’auberge, ses croix s’activèrent pour former un cercle immense.
— Christi Arma, Spina !
Des branches lumineuses hérissées d’épines s’élancèrent hors des lignes. Un pal émergea du plancher, transperça la femme en plein cœur. Un deuxième se ficha droit dans son estomac. Des rameaux clouèrent ses jambes, ses bras. Un dernier pieu entra dans son pied, ressortit par l’épaule.
« Parfait ! Cet Arma Christi devrait paralyser l’esprit qui la possède ! »
Ivre de fureur, elle se retourna.
— À quoi tu joues, sale môme ?
En deux enjambées, elle surgit devant lui, l’agrippa au cou et le souleva. Ewyn étouffa un cri. Elle le plaqua contre un mur, un grand rictus sur les lèvres.
— Qu’as-tu à dire, maintenant ? Comment va la fille de la lande ? Est-ce qu’un lit simple te conviendra ?
Ses doigts se resserrèrent. Ewyn attrapa ses poignets, tenta de la repousser. Une douleur affreuse lui perfora le flanc. Un liquide chaud s’échappa sur sa peau, dans ses vêtements. Un bras jaillit à l’horizontale contre sa gorge, sous son menton, en le forçant à le relever. Son crâne cogna contre la pierre brute.
— Veux-tu que je lave tes habits ? En paiement, permets-moi de prendre ceci !
D’un coup de couteau, elle trancha le cordon de sa croix. L’objet d’argent heurta le sol. La pression s’accentua. Étranglé, il ouvrit la bouche. Ses yeux larmoyèrent. L’autre sourit de toutes ses dents. Elle approcha la lame de sa joue, planta la pointe. Un filet rouge tomba dans son col.
— J’ai une idée : en échange de ta vie, je prierai pour ma prospérité.
Haletant, il aperçut le plafond. Son ennemie se délectait. Nulle mer, nul ciel en vue ; juste une pièce sombre, glauque, une fin misérable dans un lieu miteux.
Une voix retentit.
— Touchez-le encore, et je vous tue.
La femme sentit contre son dos le contact froid de Loren-Durdd. Elle desserra son étreinte. Ewyn s’effondra, toussant, suffoquant.
— Lâchez votre couteau et retournez-vous.
Elle obéit. Son visage apparut à Killian. Elle ne montrait aucune trace de peur, de scrupules. Interrompue dans son plaisir, elle considérait l’épée d’un air désabusé.
Brusquement, son expression changea. Elle peignit du mépris, de la joie. Les prunelles d’Ewyn s’écarquillèrent.
— Killian, derrière toi !
Une violente douleur traversa sa tête.

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