Killian s’éveilla dans la souffrance. Son corps reposait sur des lattes dures. Des cordes entamaient ses poignets. L’odeur du plancher envahissait ses narines.
— Lève-toi !
Un pied d’homme le frappa à l’estomac. Il vit des taches noires. Peu à peu, elles s’estompèrent ; un décor de chambre se dessina. Deux bougies répandaient des lueurs. Ewyn et Yuna n’apparaissaient pas.
Dévoré par l’angoisse, il se redressa. L’exorciste se tenait derrière lui, encore debout. Des marques de coups déformaient son visage. Du sang rayait sa joue, maculait le haut de sa chainse. Surtout, avec ses deux mains liées, il se tenait le côté gauche du ventre où s’étalait une tâche grande, écarlate.
— Tu es blessé ?!
Killian se releva. La douleur dans ses côtes le fit vaciller. Les traits crispés, Ewyn fit « non » de la tête.
— Tu es sûr ? C’est profond ? Et… Et Yuna ?
— Si tu parles de ton clébard, il s’est volatilisé, répliqua l’aubergiste en l’empoignant. Cette satanée charogne a mordu ma femme ! Si jamais je la recroise, je la jette vivante dans un marais. Maintenant, avance !
D’un geste rude, il le poussa en avant. Il assena aussi une claque à Ewyn pour le mettre en mouvement.
— Toi, dépêche-toi. Tu vas salir mon plancher.
L’homme les fit marcher jusqu’au jardin. Il s’empara ensuite d’une pelle, les plaça devant la fosse nouvelle. Killian se glaça.
— Vous plaisantez ?
— Non. Votre voyage s’arrête ici.
Les mots le frappèrent de plein fouet. Choqué, il contempla le trou. Une peur terrible le happa. Voyait-il là sa dernière image ? Son existence allait-elle s’achever ainsi ? Il se tourna vers le potager, scruta chaque recoin à la recherche d’un bâton, d’une pierre, de n’importe quel outil.
« Quelque chose, vite ! Je ne veux pas finir ici ! »
Des mots désespérés surgirent dans l’esprit d’Ewyn.
« J’ai fait ce que tu m’as dit, j’ai fui, mais… Je suis piégée… »
— C’était donc ça…, maugréa-t-il. Je comprends tout à présent.
— Ah oui ?
— Oui. Vous sélectionnez vos clients, puis vous les tuez et les dépouillez. Vous profitez de la nuit, car dans le noir, toute cette région se change en un vaste traquenard. La fille que j’ai exorcisée a sombré dans une tourbière en tentant de s’enfuir. Elle m’a pris pour vous, son meurtrier, en pensant que je revenais la narguer !
L’aubergiste pouffa de rire.
— Je ne me souviens même pas de cette imbécile. Les curés comme toi aiment jouer les sauveurs en se frottant aux forces obscures. Ils ne se demandent pas qui fabrique les spectres qu’ils combattent !
— Les curés comme moi vous ont fourni un crucifix puissant pour protéger votre maison !
— Et grâce à votre concours, ma femme et moi dormons sur nos deux oreilles. Nous exerçons notre activité sous la bénédiction de Dieu.
Ewyn serra les poings.
— Fils de bâtard…
— C’est donc ainsi que vous vivez ? intervint Killian. Nos vies valent moins qu’une croix d’argent et une épée ?!
— Exactement. Deux moutards avec des objets si précieux, l’occasion était trop belle. D’autant que nous n’avions pas pu attaquer ces trois chevaliers la nuit dernière… Margod et moi, nous étions un peu frustrés.
Ewyn peignit une expression de dégoût.
— Rassurez-vous : vos victimes précédentes ont possédé leur monture. Ils sont passés près de la mort.
— Excellent ! Ne me regardez pas avec tant de haine. Nous sommes de bons commerçants ; tout est question d’adaptation. Si vous n’aviez pas fait les difficiles avec vos deux lits, ma femme vous aurait assommés successivement, proprement, sans faire tout ce raffut. Nous détestons verser le sang dans la maison. Savez-vous combien d’huile de coude il faut pour ravoir des draps blancs ? pour nettoyer le plancher ? Cette saleté s’infiltre dans chaque rainure. C’est un véritable supplice !
Killian déglutit. Il pensait essayer de gagner du temps, mettre leur jeune âge en avant. Face à un tel cynisme, les discours s’annonçaient inutiles. Près d’eux, aucune arme potentielle ne pouvait les secourir. S’ils se précipitaient sur lui d’un même élan, réussiraient-ils à le renverser ?
« Trop risqué, estima-t-il. D’un seul mouvement, il nous fauchera tous les deux. »
Un ultime argument lui vint en tête.
— Si vous assassinez un religieux, Dieu vous condamnera à un sort atroce. Votre âme subira le châtiment, la damnation éternelle ! Des hordes de démons vous tortureront. Vos chairs, vos os, votre esprit brûleront jusqu’à la fin des temps ! Par pitié, épargnez-vous ce martyre. Relâchez-nous. Nous ne trahirons pas votre secret. Nous en faisons la promesse devant le Tout-Puissant ! Vous ne voulez pas être maudit, n’est-ce pas ? Vous aimez votre femme ? Prenez cette décision pour elle, si vous ne le faites pas pour vous. Je vous en prie. Sauvez-vous de ce destin horrible !
Son interlocuteur le toisa sans s’émouvoir.
— L’Enfer ne m’effraie pas. Margod et moi y descendrons demain, si cela nous permet de vivre dans le confort aujourd’hui. Autant être sûrs de ne pas en baver deux fois, pas vrai ? Je me dois de rentabiliser le présent. Avec moi, tout est bon, même les cadavres. Ils font un excellent engrais pour le jardin, et une nourriture parfaite pour les cochons. Maintenant, tournez-vous, si vous ne voulez pas voir ma pelle fendre vos…
— AAAAAAAAH !!!
Au cri de sa femme, l’aubergiste se pétrifia. La porte s’ouvrit. Oreilles plaquées en arrière, iris flamboyants, un loup énorme fonça hors de la maison, droit sur lui. Son outil lui tomba des mains. Il prit la fuite.
L’animal tenait un paquet entre ses crocs. Passant à leur hauteur, il le jeta vers les garçons. Killian reconnut son sac, Loren-Durdd et la croix d’argent attachées à la bandoulière. Un nouveau hurlement retentit.
Leur hôte tentait de s’échapper. D’un bond, le loup s’abattit sur ses omoplates. Le fuyard heurta la terre. Il grimaça, se redressa sur un genou. Son adversaire en profita pour reculer.
Soudain, la bête chargea. L’homme encaissa l’assaut ; le choc violent le projeta, loin. Il roula. Tout à coup, le sol se déroba sous lui : il sombra dans son propre trou avec un grand cri.
Ewyn et Killian frissonnèrent.
— Yuna ? C’est bien toi ?
— Qui d’autre ?
D’un claquement de mâchoire, elle trancha leurs liens. La créature se changea en jument.
— Dépêchez-vous, montez !
Killian agrippa sa crinière, se mit en selle tant bien que mal. Il tendit une main à Ewyn. Celui-ci la saisit, se hissa derrière. L’effort élargit sa blessure. La patronne surgit sur le perron, ensanglantée, une arbalète pointée sur eux.
— Prends ça, démon !
Le carreau fendit l’air. Yuna fit un écart ; le projectile frôla sa croupe. Enragée, la femme hurla, se hâta de recharger. La korrigane s’enfuit à vive allure. Elle galopa à perdre haleine, jetant des regards à gauche, à droite. L’appréhension serrait ses entrailles.
« Si je tombe dans un marécage, je suis finie. »
La maison disparut. Elle conserva son rythme. Leurs assaillants allaient les poursuivre. Ils ne voudraient laisser aucun témoin menacer leur entreprise.
— Je t’en prie, Yuna, articula Killian. Mets le plus de distance possible entre eux et nous !
Elle courut. Ses bons yeux l’aidèrent à distinguer la route. Sous ses sabots, l’état du sol lui indiquait quand elle sortait de la piste. Se maintenir sous la forme d’un tel animal lui demandait beaucoup d’efforts. Elle se focalisa sur un but unique : avaler des lieues.
La vue de Killian se brouillait par intermittence. À chaque secousse, une douleur intense irradiait de ses côtes. Incliné vers l’avant, il se concentra au maximum pour rester à flot. Ewyn demeurait muet, les bras enroulés autour de sa taille.
Soudain, il le sentit glisser. Le blond dodelinait sur son assiette, au bord de l’inconscience.
— Ewyn, réveille-toi ! Ho ! Ewyn !
Les paupières mi-closes, la bouche entrouverte, l’exorciste pencha à gauche.
— Nom d’un chien !
D’un geste rapide, Killian lâcha le cheval, attrapa ses poignets et le tira contre lui. Ewyn heurta son dos sans réagir. D’une main, il tint ses bras joints contre son ventre, l’autre enserrant les crins de sa monture. Une colère sourde grandit en lui.
« Quelle merde ! »
Yuna continua sa course jusqu’à l’épuisement. Une forêt se profila. Elle atteignit les arbres, s’enfonça loin sous leur couvert. Enfin, elle se coucha et reprit sa forme d’origine.
Les cavaliers atterrirent sur le sol. Ewyn refit surface. Il eut un mouvement de recul ; une brûlure cuisante le rappela à l’ordre. Sa chainse collait à sa peau. Killian s’angoissa.
— C’est grave ? Elle t’a poignardé ?
— Non. Elle a juste coupé le côté.
Dans un geignement, il porta une main à sa plaie. Un liquide visqueux macula ses doigts.
— C’est du sang épais. Si je ne bouge plus, ça s’arrêtera.
Il s’effondra. En se mordant les lèvres, il appuya sur l’entaille. Peu à peu, l’écoulement cessa. Il relâcha la pression. La souffrance embrumait son esprit. Sans ses vêtements habituels, le froid le pénétrait.
Il s’endormit avant de voir Yuna plaquer sur sa blessure un petit tas de feuilles froissées.

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