Yuna se redressa au son d’aboiements. Les moines dégagèrent Ewyn et le soulevèrent. Ils hésitèrent avant de se saisir d’elle.
« Ils me veulent pour m’interroger », pensa-t-elle en se laissant faire.
Les religieux nombreux lui inspiraient de la répulsion. Plus tard, ils la déposèrent sur le lit de Killian en lui défendant de bouger. Elle s’endormit.
Son corps récupérait plus vite que celui des garçons. En les voyant inconscients, elle se réjouit de ne pas être humaine.
« Grande sœur… je te dois tellement. »
Pendant l’enfance, les korrigans adoraient changer leur apparence. À l’âge adulte, ils se passionnaient davantage pour leur environnement. Ils travaillaient le bois, le métal, la pierre. Ils s’intéressaient à la terre et à ses cycles, aux gemmes et aux vertus des plantes.
Enora faisait partie des rares membres de sa génération à avoir persisté dans l’art de la métamorphose personnelle. Elle se nourrissait de parchemins dédiés, prenait des notes. Avant chaque exercice, elle étudiait dans ses moindres détails le sujet à imiter : le corps, le mode de vie, le déplacement, les cris… Ensuite, elle se servait de ces informations pour remodeler sa propre anatomie. Elle atteignait ainsi une perfection inégalée : même un œil expert ne distinguait plus le modèle original de la copie.
Yuna avait toujours admiré son aînée. Même si elle n’y entendait pas grand-chose, elle avait très tôt récupéré ses écrits afin de s’entraîner en cachette. Quelle fierté elle avait éprouvée lorsqu’elle lui avait montré, dès la première fois, une transformation parfaite ! Elle avait choisi l’apparence d’un renard, un être joli, aussi roux qu’elle. Enora l’avait contemplée, les yeux brillants, la mâchoire entrouverte. La stupéfaction lui avait ôté les mots.
Le quotidien, les années tendaient à rendre l’exceptionnel ordinaire. Maintenant, en la sachant en danger, Yuna réalisait sa chance de partager avec elle de tels liens. Elle désirait recouvrer la proximité d’antan, créer de nouveaux souvenirs. Son absence lui laissait un vide impossible à combler. Pourquoi Killian et Ewyn restaient-ils couchés ? Pourquoi ne se dépêchaient-ils pas de guérir, alors qu’ils avaient convenu d’entrer ensemble dans les sections interdites ? Seule face aux livres indéchiffrables, elle n’arriverait à rien.
Elle maudit leur égoïsme. Son inquiétude atteignait des sommets.
— Ne vagabonde pas, commanda Frère Ronan en la voyant errer dans le couloir.
— Puis-je au moins prendre l’air au jardin ? Ou dois-je mettre un fer à mon pied pour vous contenter ?
Le médecin-chef soupira.
— Soit, mais seulement dans le jardin. Reste discrète.
Killian flotta dans les brumes. Entre deux périodes de semi-conscience, il perçut de l’agitation. Des ombres s’affairaient devant un lit voisin. Les médecins parlaient de plaie profonde, de couture, de pansements. Un halo blond reposait sur l’oreiller entre leurs silhouettes. Il distingua aussi un éclair de cheveux roux. La voix de Yuna s’éleva, lointaine. Soulagé de les savoir à l’abbaye, il put sombrer à nouveau.
Il reprit réellement ses esprits par une journée ensoleillée. Combien de temps sa léthargie avait-elle duré ? Il avait vu différentes lumières, plusieurs personnes. Le souvenir du père supérieur demandant des nouvelles émergea de l’obscurité.
En le voyant réveillé, Yuna ne cacha pas sa joie.
— Enfin, te voilà de retour ! Ça tombe bien. Je m’ennuie à mourir !
Sa vitalité le fit sourire.
— Pourquoi ne vas-tu pas explorer le domaine ? Il doit falloir des semaines pour tout visiter.
— Certes, mais je ne suis pas la bienvenue. Les gens de mon peuple et les religieux ne font pas bon ménage… Me voilà réduite à faire le tour d’un carré d’herbes alors qu’Enora a besoin de moi !
Au prénom de sa sœur, Killian se rembrunit.
— Honnêtement, je ne veux pas jouer les prophètes, mais…
Yuna baissa la tête. Tous deux savaient où sa réflexion le menait. Comparés à six mois de recherches vaines, quelques jours d’inactivité ne signifiaient rien.
Soudain, une angoisse le saisit.
— As-tu toujours la clé ?
— Chut ! J’avais fait le nécessaire dans la clairière avant de m’endormir. Ne mentionne plus jamais cette chose ici !
Elle lui jeta un regard sévère. Il se détendit.
— Parfait. Je viendrai me promener avec toi dès que j’irai mieux. Peut-être que si je t’ai à l’œil, les moines nous laisseront plus libres ?
Le surlendemain, il se sentit d’attaque. Son esprit voulait du neuf. Ses os lui faisaient toujours mal. Frère Ronan vérifia ses bandages avant de l’autoriser à sortir.
— Tu as probablement des côtes cassées, ou tout du moins fêlées. Fais attention de ne rien déplacer. Pas de geste brusque ! Ne t’aventure pas trop loin. Reste dans les allées et appuie-toi sur cette béquille.
Dans son lit, Ewyn demeurait endormi. Son état plongeait Killian dans la désolation.
— Comment va-t-il ?
— Mieux. Il ne tardera plus à revenir. Il a reçu des coups violents et a versé beaucoup de sang. Par chance, le cataplasme de feuilles a empêché la vermine de pulluler.
— C’est grâce à moi ! s’exclama Yuna en se désignant avec fierté.
— Je sais. C’est pour te récompenser que je te permets de quitter cette pièce. Je n’avais jamais vu de pansement comme le tien.
— Les hommes pourraient apprendre beaucoup des korrigans et de la nature s’ils avaient l’esprit ouvert. J’ai cependant eu tout le loisir d’examiner votre jardin : il comporte la plupart des plantes médicinales essentielles, et d’autres curieuses que je ne connais pas. Donc, même si cela m’insupporte de l’admettre, vos compétences dans cette matière précise me semblent passables.
Déconcerté, le moine chauve la considéra. Il esquissa un demi-sourire.
— Je le prends comme un compliment. Certaines variétés proviennent d’Orient. Nos frères en expédition rapportent parfois des graines. Encore faut-il qu’elles survivent à notre climat et à nos sols, ce qui n’est pas toujours évident.
En sortant, Killian sentit le vent. Les couleurs du dehors le frappèrent par leur éclat. Très enjouée, Yuna lui montra le jardin. Elle connaissait les sillons, l’emplacement de chaque plant. Les noms qu’elle donnait aux espèces différaient des appellations ordinaires. Il l’écouta en appréciant sa chance d’être en vie, dans ce beau cadre, en bonne compagnie.
Côté sud, derrière l’infirmerie, l’horizon se perdait sur une pelouse, puis sur le mur d’enceinte. Au nord, un large chemin menait au logis principal, à l’abbatiale, puis filait tout droit vers la ferme et le cimetière. En direction de l’ouest, une petite église flanquait un autre ensemble de bâtiments.
— Où veux-tu aller ? demanda Yuna. Je me méfie de ton sens de l’orientation, tu sais !
— Prenons à droite, sourit-il. Je suis arrivé par là, si je me rappelle bien.
Ils remontèrent la grande allée. Killian cheminait lentement. Il se gardait de tout soubresaut pour profiter au mieux de sa nouvelle liberté.
Une bifurcation leur apparut. Sur leur gauche, une route regagnait la porterie. À l’opposé, le corps de logis présentait une architecture massive, deux étages. Des vitraux garnissaient les fenêtres. La façade s’agrémentait de niches ornées de statues. De toutes les constructions, celle-ci semblait la plus noble, la plus ancienne. Une tour dominait l’entrée. Killian reconnut sa silhouette carrée. Sa bannière tombait bien au milieu, à la verticale, pendue à une barre de fer.
Cerclée d’inscriptions, la croix blanche de l’Ordre figurait sur un fond noir. Ses extrémités gauche et droite formaient de petits losanges aux bords incurvés, aux pointes piquantes. En haut, la branche finissait sur un triangle aux arêtes droites. Une flèche similaire se trouvait en bas, mais elle s’allongeait comme une lame. Une aura guerrière, mystique, émanait de l’image. Son caractère, son contraste simple et rude évoquèrent à Yuna la mentalité des ecclésiastiques. Ces gens ne savaient ni jouer ni rire, comme s’ils vivaient plongés dans la nuit. Au bout de leurs ténèbres, la lumière de leur dieu se profilait seule. Son éclat souverain ne laissait place à aucune zone grise, aucune nuance. Voilà pourquoi ces hommes divisaient tout entre le païen et le chrétien, le noir et le blanc, le mal et le bien.
Killian observait le texte entourant le symbole.
« Je me demande ce qu’il y a d’écrit. »
Ils continuèrent jusqu’à l’entrée de l’abbatiale. Constituée de blocs clairs, elle paraissait avoir subi des travaux récents. Son style brut, mais ouvragé, dégageait une impression d’harmonie. La façade s’élevait haut, encadrée par deux jolies tours rondes. Un clocher carré apparaissait à l’arrière, coiffé d’une flèche.
Le tympan se couvrait de sculptures sur trois étages. Immense au milieu, un Christ levait la main pour rendre le jugement dernier. Les anges emportaient les bonnes gens vers les nuées célestes. La bouche d’un démon engloutissait les pécheurs vers les profondeurs de l’enfer. Sur le niveau intermédiaire, entre vie et mort, des personnages auréolés touchaient le front de créatures hideuses. Certaines semblaient reprendre une forme humaine et s’élevaient, comme si leur âme avait été lavée.
Killian sourit.
— Tu vois ces drôles de saints ? Ce sont sûrement des exorcistes.
Yuna opina. Elle reconnaissait le talent des artistes, leur minutie, l’esthétique de leur œuvre. Leur imagerie de récompenses et de punitions ne rejoignait guère sa vision de l’Au-delà.
— Est-ce que tu crois en ce dieu ?
Son ami resta pensif.
— Ai-je le choix ? Personne ne met son existence en doute. Celui qui ose le faire est un marginal. Il est forcé de suivre le catéchisme, de prier et de se taire, même quand quelque chose lui paraît injuste ou absurde. S’il ne fait pas semblant, il s’expose à l’exclusion, aux sanctions, à la prison à vie et au bûcher, dans les cas extrêmes. Je ne devrais même pas évoquer ce sujet, tant Dieu doit être une évidence pour moi.
Yuna sourcilla.
— Tu n’as pas l’air de cet avis…
— Je n’aime pas que l’on m’impose des manières de penser. Mon père exerce déjà son autorité sur moi, tandis que lui-même endure celle du vicomte. Ai-je vraiment besoin de rajouter une entité divine dans le ciel, par-dessus l’extrême sommet de la montagne ? une figure capable de sonder mon cerveau, de me dicter comment réfléchir et me comporter ? Je préfère être libre. Je veux décider de mes croyances, de mes actions et d’un futur vers lequel tendre. Et puis, laisser un prétendu dieu régir notre destin est une idiotie. Si j’avais attendu son aide, je geindrais encore en ce moment dans un bois, ou bien je serais mort. Ce n’est pas le Saint-Esprit qui nous sauvera ; juste toi, moi, les vivants de chair et de sang, nos efforts et notre volonté !
La colère, la rébellion transparurent sur son front. Les yeux ronds, Yuna le dévisagea. Elle s’attendait à ce qu’il défende l’opinion dominant chez les siens, mais il se montrait critique. Il mesurait aussi le risque de tenir un tel discours à contre-courant. Devait-il sans cesse surveiller ses mots lorsqu’il s’exprimait devant ses semblables ? Taire sa pensée profonde, se maintenir dans un moule pour s’éviter des châtiments devait lui peser au quotidien. En fin de compte, derrière son apparence banale, Killian était un garçon étonnant.
— Désolé, s’excusa-t-il. J’espère que mes propos ne t’ont pas choquée.
Elle lui décocha un rictus taquin.
— Ton raisonnement me plaît. Alors comme ça, tu es un marginal ?
— Hé ! C’est facile de me juger. Tu ne m’as pas parlé de tes convictions, toi !
— Je crois en Ana, la déesse-mère. Ce n’est pas une question de foi, à vrai dire : je sais qu’elle existe. Son souffle habite chaque oiseau, chaque insecte, chaque brin d’herbe autour de nous. C’est sa force que nous louons, nous, les korrigans, et que nous tentons de comprendre.
Killian soupira.
— Je ne vois pas plus de déesse que de dieu dans notre monde. Des êtres s’animent, d’autres meurent dans un cercle logique. Je ne pense pas qu’il y ait un sens caché, pas plus qu’un enfer ou un paradis. Cela dit, même si la terre abrite uniquement des vers, et le ciel des nuages, j’aimerais trouver une forme d’enchantement dans ces choses simples. J’essaie aussi de croire en l’humain.
— En l’humain ? Alors là, tu ferais mieux de t’inventer une idole invisible. Parce que croire en l’humain, c’est de loin le choix le plus fou !

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