La pièce empestait le tabac froid, et on y respirait difficilement. Un épais nuage de fumée embrumait l’air. Adriel avait l’impression d’y voir à travers des lunettes sales. Anna alluma sa cigarette, tira une première bouffée, et souffla sur le côté pour éviter le visage de son ami.
- Ah, s’exclama-t-elle, j’ai un sms de Jo ! Elle est en route. J’ai tellement hâte que tu la rencontres, tu vas voir, elle est si…. douce !
- Vous vous êtes rencontrées comment, demanda le jeune homme brun ?
- Oh rien de bien magique, une application de rencontre tout ce qu’il y a de plus banal, il y a un peu plus de 6 mois.
- J’pense qu’il n’y a pas de mauvaise manière de rencontrer quelqu’un.
- T’as raison. Puis justement, c’est peut être une rencontre banale, mais elle est une personne extraordinaire, alors ça me va !
Adriel reprit une gorgée de sa bière. Au même moment, la porte du fumoir s’ouvrit. La musique qui passait dans la salle du haut résonna un instant, jusqu’à-ce que l’entrée soit fermée. Un homme avança jusqu’au fond de la pièce. Au moment ou Adriel aperçu sa silhouette, le temps sembla s’arrêter. Ses cheveux flottaient en un épais volume derrière ses épaules, quelques mèches barrant son regard. Une cicatrice en forme de croix décorait son menton. Ses longs doigts vinrent dégager son visage, révélant une mâchoire crispée, et un regard déformé par la tristesse, les yeux bouffis. Il s’assit sur le banc qui faisait le tour de la salle, et alluma une cigarette. Il prit sa tête entre ses mains. Il avait l’air misérable.
- Hé Adri tu m’écoutes ?
Il en avait presque oublié son amie et leur discussion. Il secoua la tête en s'excusant d’avoir eu une absence. Anna tourna la tête à son tour vers l’homme qui venait d’entrer. Elle détourna vite le regard, pour ne pas le dévisager, et lança à son ami un coup d’oeil interrogatif, que ce dernier ignora. Ils reprirent leur conversation comme si de rien était, à la seule différence qu’Adriel lançait de temps à autre un regard furtif vers le fond de la pièce. La jeune femme posa sa cigarette à moitié fumée dans le cendrier et se leva.
- Bouge pas je reviens, je vais aux toilettes.
Le jeune homme brun acquiesça. Il apporte son verre à ses lèvres pendant que son amie s’en allait. Il avala trois gorgées. Il était si heureux d’être en vacances. Cette année avait été particulièrement éprouvante pour lui. Principalement parce qu’il redoublait son année. L’année précédente, ses examens avaient été une catastrophes. Suites à des complications médicales, il n’avait eu ni le temps ni l’énergie nécessaire pour travailler. Au début, il était en colère de devoir passer un an de plus dans cette fac, et il se persuadait comme il pouvait que les deux années suivantes passeraient rapidement.
Le pire dans tout ça, c’était sans doute Mr Faber, un de ses professeurs, qui non content d’avoir fait peser sur lui une énorme pression tout au long de la première année, s’était permis de nombreuses remarques discriminatoires concernant ses absences. Chaque remarque qu’il pouvait entendre, ou qu’on lui répétait, était comme un coup de couteau dans les entrailles. Bien qu’il se soit endurcit avec le temps, la haine restait la haine, et la douleur qu’elle procurait, le tourbillon incessant provoqué dans la tête du jeune homme, semblaient être restés inchangés.
Il était sorti du placard depuis bientôt six ans, et avait commencé à prendre des hormones il y a un peu plus de deux ans. En six ans, il avait eu le temps d’entendre et de vivre des choses qu’il n’aurait jamais imaginé pouvoir vivre. Ce qui lui pesait le plus dernièrement, c’était la solitude. Certes, sa mère et sa petite soeur étaient présentes, mais la plupart des amis qu’il avait étaient loin, voire dans d’autres pays. Les réseaux sociaux et les forums lui avaient permis de créer des relations avec plusieurs autres personnes, de se retrouver en eux, et qu’ils se retrouvent en lui. Ils se partageaient des anecdotes, photos, questionnements et doutes. Adriel connaissait certains depuis plusieurs années, d’autres depuis peu. Mais ils ne se voyaient jamais autrement qu’à travers un écran. Et le jeune homme brun aurait été rassuré d’avoir un peu de chaleur humaine et de présence.
Il repensa soudain à combien ses premiers pas en tant qu’homme avaient été compliqués. Sa première coupe de cheveux courte, ses premiers habits masculins. Sa première injection de testostérone, le léger boitillement qui en découla. Il avait fait son parcours sans pouvoir le partager à un seul ami qui aurait pu le prendre dans ses bras et lui dire que tout irait bien. Sans personne pour le prendre par la main et le guider. Il avait cherché la plupart des informations seul. Sa mère était tout aussi perdue que lui. Das leur petite ville, il n’y avait pas d’association LGBTI, ni de médecin qui acceptait de prendre en charge le parcours d’Adriel. Le jeune homme était allé seul à la plupart de ses rendez vous médicaux, traversant la région en train, l’angoisse lui rongeant le ventre. Dalia avait pu poser quelques jours de congé pour accompagner son fils à la capitale, se faire opérer d’une mammectomie. A part la douleur et quelques rêves flous, il n’avait que très peu de souvenirs de cette période de sa vie.
Sa bière était presque vide. Il était complètement perdu dans ses pensées. Anna mettait du temps à revenir. Il avait du mal à lever les yeux de l’autre homme dans la pièce. Soudain, ce dernier leva la tête, et Adriel s’empressa de replonger dans sa bière. Le court instant où leurs regards se croisèrent suffirent à l’homme pour se lever, et venir écraser sa cigarette à peine entamée sur le cendrier posé à la table du jeune homme, qui désormais ne pouvait s’empêcher de le contempler. Il avait envie de tout savoir sur cet inconnu. Cette émotion se transforma en peur quand il comprit que l’homme ne le regardait pas, il le toisait. Il se raidit, incapable de bouger.
- Ecoute, je passe une très mauvaise soirée, alors t’es mignon, mais tu m’oublies.
Et sans attendre la réponse de son interlocuteur, il sortit de la pièce, laissant Adriel complètement médusé, rouge de la tête aux pieds. Non mais pour qui se prenait-il ? Lui parler sur ce ton ? Il regarda machinalement autour de lui, comme pour s’assurer que personne n’avait vu cette humiliation. Heureusement, ils etaient seuls dans la pièce. La porte battante fit un bruit sec en se fermant, puis un autre plus faible, puis un dernier, inaudible, laissant Adriel dans un embarras profond.
***
Quelques secondes plus tard, Anna déboula dans le fumoir, le regard noir. Elle attrapa sa bière, la vida d’une traite, mis sa cigarette, laissée plus tôt dans le cendrier, entre ses lèvres, pris ses affaires et s’écria :
- Viens Adri, on s’casse, ça craint ici !
Interloqué, Adriel voulu protester, mais elle était déjà partie en direction de la porte. Il se dépêcha de rassembler ses affaires.
Tout se déroula très vite. Quelques secondes à peine. Anna marchait vers la porte battante. Un bruit de pas provenant des escaliers se fit entendre, la personne courait, et sautait les marches. La porte entra en collision avec nez de la jeune femme et il sembla à Adriel que le craquement sourd de l’os se fit entendre après, avec quelques secondes de latence, comme si tout tournait au ralenti. Quand le temps recommença à filer, que les sons ne furent plus étouffés, Anna était au sol, le visage entre ses mains, du sang plein sa chemise blanche. Elle criait :
- Espèce d’enfoiré !
L’homme qui entra dans le fumoir face aux deux jeunes personnes en panique, était grand, voûté, et avait les épaules incroyablement larges. Il avança, pas à pas. La lumière violette des néons éclaira son visage, révélant une barbe de trois jour blanchie par le temps, et une expression déformée par l’hilarité et la colère.
- Je t’avais dit quoi salope, refout pas les pieds ici !
Adriel n’avait aucune idée de ce que l’homme entendait par “vous”, mais il savait une chose, ils étaient en danger. Son sang se glaça. Anna avait probablement le nez cassé. D’un coup d’oeil, il vit qu’elle se tenait toujours à terre. Elle se contorsionna, se mit à tousser et s’exclama de plus belle :
- Ah bon fang v’y crois pas, UNE DENT, il m’a pété une dent ! J’vais te buter Steevie!
L’homme se mit à rire. Le jeune homme brun cherchait des yeux un échappatoire, mais l’intrus se tenait entre eux et la porte. Pas moyen de sortir, ni d’appeler à l’aide, les basses à cette heure là commençaient à être beaucoup trop fortes, et camoufflaient tout son provenant du fumoir.
- Tu crois que tu me fais peur, commença l’inconnu ? J’ai pas peur des pédales moi. Et je t'avais prévenue, je veux pas te voir ici.
- F’est pas toi l’patron Fteevie, et ve n’ai d’ordre à refevoir de perfonne ! Non mais f’est pas vrai ! T’entends comme ve zozotte ? Tu vas me le payer fa mon grand !
- Amène toi, j’vais t’montrer !
Adriel devait empêcher ces deux là de se battre, mais comment. Il se sentait tellement inutile et vulnérable. Il était terrassé par la peur. Comment son amie faisait-elle pour faire face à cette armoire à glace sans tembler alors que la douleur dans son nez devait être si intense ? Au moment où il réalisait son impuissance dans une telle situation, la porte battante frappa violemment le crâne de l’intrus, qui se retourna aussitôt, en hurlant des injures. Il n’eut pas le temps de réagir au coup de poing entre les côtes, qui le fit se plier en avant, et sa tête ne put éviter ni le premier, ni le deuxième coup de genou. Le troisième coup eu raison de lui, et il s’écroula à terre, inconscient, le visage tourné vers Anna, qui était sous le choc. Adriel tremblait comme une feuille, les yeux rivés sur le sol. Il lui fallut quelques secondes pour reprendre ses esprits.
- Je pouvais pas y couper j’imagine, murmura une voix qui était familière au jeune homme.
Il leva la tête, ses membres encore parcourus de secousses. C’était l’inconnu au cheveux longs qui se tenait devant lui et son amie. Avait il croisé Anna et l’homme en remontant ? Sans aucun doute. Dans tous les cas il tombait à pic !
- Aaah, soupira l’homme, et voila, on est dans de beaux draps maintenant… C’est vraiment pas ma soirée.
La jeune femme ramasa ses affaires étalées sur le sol, et s’adressa à son ami :
- On s’arrache. Vite.
- Drôle de façon de dire merci, marmona le nouvel inconnu
- Je t’ai rien demandé, se mit à crier Anna, je m’en serais très bien sortie sans toi !
- Mon oeil ! T’as vu sa carrure !
- Tu te prends pour Rambo peut être ?
- Je me prends pour le mec qui vient de vous sauver le cul !
- J’te dois rien! ni à toi ni à personne. Tu viens Adri ? J’dis à Jo de nous rejoindre chez moi !
Elle s’empara de son téléphone, rangé dans la poche gauche de sa veste. Adriel croisa le regard de l’inconnu. Il n’était plus le même. Il semblait plus perdu qu’en colère.
- Anna, attends.. commença le jeune homme.
Cette dernière leva la main pour le faire taire, et se dirigea vers la porte, en bousculant au passage l’homme aux cheveux longs.
- On se tire avant qu’il se réveille ou que quelqu’un ait la bonne idée d’appeler les flics. J’veux rentrer chez moi ce soir. En un seul morceau si possible. Toi aussi, peu importe qui t’es, tu ferais mieux de partir. J’tai jamais vu, tu m’as jamais vu, compris ?
Sa voix était détendue. Avait elle l’habitude de se retrouver dans ce genre de situations ? Adriel eut un frisson. Il emboita le pas de son amie, suivi de leur sauveur.
Il quittèrent le bar comme si de rien était, et marchèrent à toute allure. Arrivés au croisement au bout de la rue, ils continuèrent à droite, et marchèrent quelques minutes avant d’être sûrs que personne ne les suivait.
- J’habite à quelques rues d’ici. Tu vas où toi ? demanda Anna en s’adressant à celui qui leur avait visiblement emboité le pas à leur sortie du bar.
- Oh je… je vais trainer un peu. Les rues sont encore bien peuplées, ça devrait aller.
- Tu ferais mieux de rentrer et de te faire oublier pour ce soir.
- T’en fais pas pour moi, comme tu l’as vu je sais me défendre
- Ouais tu sais arriver dans le dos des gens pour les tabasser, on a bien vu.
- Oh excuse moi la prochaine fois que je te sauve, j’me mettrais bien devant mon adversaire pour lui laisser le temps de nous déglinguer tous les trois !
Le silence qui suivit était assez pesant. Il fut brisé par le soupir d’Adriel.
- Merci d’nous avoir défendu. Maintenant il vaudrait mieux qu’on se sépare et que tu te mettes à l’abri.
Au loin, une sirène se mit à retentir.
- Merde, déjà ?
Anna était hors d’elle. Tout ça à cause de ce connard de Steve !
- Bon merde il faut qu’on rentre, et vite ! Bougez vous !
- Attendez, cria l’homme aux cheveux longs, je euh… j’habite vraiment loin, jvais avoir des ennuis…
- Pas mon problème, tu t’es mis tout seul dans cette situation.
L’homme allait riposter, mais Adriel s’interposa.
- Anna, on peut dire qu’il vient avec nous le temps que ça se calme non ?
- Mais ça va pas ?
- Si il se fait chopper qui te dit qu’il n’irait pas nous balancer ? C’est aussi pour nous protéger. J’veux pas d’emmerdes c’est tout..
Anna s’arrêta de grogner pour reflechir. La sirène se rapprochait, et du monde commençait à affluer devant le bar deux rues plus bas. Ils pouvaient entendre distinctement les portières d’une voiture de police se claquer, et un homme crier des injures, probablement Steve.
- Anna merde !
- Et puis merde t’as raison… Bougez vous, c’est par là, céda la jeune femme.
Ils se mirent à courir en direction de l’appartement.
Les mains d’Anna tremblaient quand elle mit la clef dans la serrure. Elle était en colère, et encore sous le coup de l’adrénaline. Elle avait également mal. Une douleur fulgurante lui martelait le crâne, et elle sentait le sang battre entre ses yeux. Une fois à l’abris, Adriel mit de l’eau à chauffer pour faire du thé. L’inconnu observait la décoration, en s’arrêtant devant chaque chose fixée au mur. Les sirènes retentirent encore quelques minutes, puis s’évanouirent. La soirée promettait d’être longue.
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