Alex
Alex se réveille au son d’une alarme tonitruante. Pas assez reposé, il a du mal à ouvrir les yeux. Il s’est endormi tard, entre les réprimandes de sa mère et son étrange rencontre avec l’autostoppeuse, qu’il a ruminés toute la nuit.
« Toc toc toc ». Sa mère frappe à sa porte.
-Réveille-toi ! Tu vas être en retard ! le houspille sa mère en entrant dans sa chambre.
Le jeune homme se tourne et allume son téléphone pour vérifier l’heure. 6h43. Pas de quoi s’inquiéter encore.
-Et regarde l’état de ta chambre, tu devrais ranger, non ? On ne peut pas vivre dans le bordel, et encore moins travailler, n’est-ce pas, mon chéri ? poursuit-elle.
-Grmbl…
-C’est ça, râle tant que tu veux. Mais range-moi ce bazar.
-Ne rentre pas dans ma chambre, et y’aura plus de problèmes, bougonne Alex, encore à moitié endormi, ne pensant pas à se retenir.
-Pardon, Alexandre ?! Ne me parle pas sur ce ton !
-Mmh… Désolé… J’arrive…
Carrie s’avance vers le lit d’Alex, slalomant entre les vêtements et les affaires de cours dispersées sur le sol. Elle soulève la couverture.
-Aller ! le tance-t-elle. Secoue-toi un peu !
-Mmh, j’arrive, j’ai dit !
-C’est ça ! Dans deux minutes, tu t’es rendormi ! Lève-toi, au moins !
Mobilisant toutes les forces qu’il peut dans son état, Alex glisse ses jambes le long de son lit et s’assied sur le bord avant de se lever, à l’aide de ses bras.
-Contente ?
-Alexandre, arrête de faire le malin. Habille-toi et ne te rendors pas !
-Oui, oui…
-Dans cinq minutes, si tu n’es pas prêt, je reviens !
-Okéééé…
Carrie sort de la chambre et ferme la porte. Alex se laisse tomber sur son lit. Sa journée n’a pas encore commencé mais il a déjà envie d’être ce soir, pour dormir et abandonner ses problèmes pendant quelques heures. Sa journée n’a pas encore commencé mais sa mère l’a déjà énervé. Il se secoue et regarde autour de lui. Il prend un T-shirt dans son armoire et cherche du regard un pull et un pantalon sur le sol, les enfile. Puis il passe par la salle de bain pour donner quelques coups de peigne dans sa tignasse blonde, même si ça ne sert strictement à rien. Ses cheveux ont toujours été incoiffables, qu’elle que soit leur longueur. Au bout de dix minutes, ils revenaient à leur état naturel, c’est-à-dire à n’importe quoi. Sa mère pensait que ça faisait « débraillé ». Lui, ça ne le dérangeait pas plus que ça.
Il entre dans la cuisine et sort des placards le pain et la confiture, et du frigo, le lait. Il prépare son petit déjeuné rapidement et l’avale tout aussi vite, sous le regard attentif de sa mère.
-Tu devrais manger plus, mon chéri.
-Ca va, maman, j’ai pas faim, c’est tout.
-Mais regarde comme tu es mince ! Mange quelque chose de plus ! Est-ce que tes études te stressent et te coupent l’appétit ?
-Maman, ça va, j’ai juste pas très faim aujourd’hui, c’est tout.
-C’est comme ça tous les jours. Je m’inquiète pour toi, c’est tout, c’est normal. Prends des biscuits en plus, d’accord ? Et mange-les ! Ce n’est pas normal d’être si maigre ! Fais un effort, s’il te plaît.
-D’accord, lâche Alex. Il ouvre un placard, attrape un sachet de biscuit et le pose sur la table, le temps de rapidement laver ses affaires dans l’évier. Il les reprend et va les glisser dans son sac, gisant dans sa chambre. Il se brosse les dents, vérifie une dernière fois qu’il a tout ce dont il va avoir besoin pour sa journée et s’en va. Enfin, il se dirige vers la porte, se fait rattraper par sa mère qui lui plaque une bise sur la joue.
-Bonne journée, mon chéri !
-Bonne journée, maman…
-Oh, attends, prends une écharpe ! Et ferme ta veste, tu vas attraper froid !
-Oui, maman…
Carrie passe l’écharpe qu’elle a récupéré sur le porte-manteau autour du cou de son fils et la noue fermement, puis elle ferme sa veste jusqu’en haut.
Alex se laisse faire, soupirant longuement.
-Je prends juste soin de toi, mon chéri. Tu rentres à quelle heure ?
-Comme tous les jeudis, maman, vers 19h.
-Bien. Allez, vas-y, tu vas manquer ton bus !
Alex ne se le fais pas deux fois et s’échappe de l’appartement aussi vite que possible.
En descendant l’escalier, il pose son casque sur ses oreilles et lance une playlist. Il sort du bâtiment et accueille le vent glacial du matin, synonyme de liberté pour lui. Et il se demande combien d’autres jeunes de son âge que lui doivent subir cette surveillance constante.
Pendant qu’il patiente à l’arrêt de bus, le casque toujours vissé sur sa tête, le souvenir de l’autostoppeuse de la veille fait irruption dans ses pensées. Elle avait l’air… Il ne sait pas. Pas vraiment effrayée, pas vraiment à l’aise, pas vraiment sûre d’elle mais pas vraiment timide non plus, malgré le fait qu’elle n’ait pas prononcé un mot de tout le trajet. Elle lui avait sauvé la vie. Même si au final, il ne savait pas si ça en valait la peine, il la remerciait. Peut-être qu’un jour il connaîtrait des jours meilleurs…
Alex rentre chez lui, toujours dans la Ford noire de sa mère. Il avait travaillé tout l’après-midi à la bibliothèque et doit maintenant retourner à l’appartement aussi rapidement que possible, afin d’éviter toute nouvelle dispute avec sa mère. Tout en essayant de se le cacher, il espère secrètement de revoir la mystérieuse autostoppeuse. Mais ça n’avait aucun sens, se dit-il, car elle était sûrement ailleurs, et puis, d’où venait cette envie ? Elle n’avait pas prononcé un mot de toute la durée du trajet. Mais malgré tout ça, elle avait été la première à faire quelque chose pour lui, sans rien demander en retour. Même si, après réflexion, Alex est persuadé que ç’aurait pu être n’importe qui d’autre dans la voiture, tout se serait passé de la même façon.
Il termine son trajet sans interruption et gare la voiture avant de monter chez lui.
-Pile à l’heure, mon chéri !
Encore une fois, Alex se demande combien d’autres mères guettent tous les jours l’arrivée leur fils de vingt-trois ans et les réprimandent pour chaque minute de retard.
Lin
La femme mystérieuse marche droit devant elle. Elle marche dans un couloir sans fin et sans cloison, fait d’opacité. Un peu comme des nuages, mais en plus épais. De la barbe à papa en moins rose et sucré. Elle ne sait pas vraiment où elle va. Elle sait juste qu’elle doit marcher, ne jamais s’arrêter. Elle ne ressent plus la faim, la soif, la fatigue. Elle ne ressent plus rien. Elle ne pense plus à rien. Elle n’est plus qu’une coquille vide. Un corps sans âme.
De temps à autre, quelqu’un traverse cette matière étrange et son chemin. Toujours dans le même sens. Elle ne leur parle pas. Et ils l’ignorent. Comme s’ils ne la voyaient pas.
Mais parfois, le couloir se transforme. C’est arrivé déjà une fois. Lin n’a plus aucune notion du temps. Elle n’a aucun repère. Pas de jour, pas de nuit. Juste un clair-obscur constant. Chaque seconde se fondait dans l’autre et une fois passée, ne laissait rien derrière elle.
Elle avait fini par déboucher prêt d’une route. Cet endroit lui évoquait quelque chose. Elle s’était sentie secouée violement, dans tous les sens. Elle avait eu mal, très mal partout. Brusquement, toutes les sensations s’étaient stoppées net. Un silence écrasant l’avait alors entourée. Puis elle avait levé le pouce pour faire du stop, suivant un ordre dont elle ignorait l’origine. Plusieurs voitures étaient passées, sans s’arrêter. Puis une petite voiture noire avait fait son apparition. Elle avait ralenti puis s’était arrêtée. Le conducteur avait baissé la vitre et lui avait parlé. Du moins c’est ce qu’elle croyait. Elle n’avait entendu que des sons difformes, comme s’ils étaient sous l’eau. Il avait ouvert la portière et elle était montée à bord. L’homme à bord dégageait quelque chose. Il s’était soucié d’elle tout en étant lui-même… au fond du gouffre. Elle avait senti quelque chose de brisé en mille morceaux. Mais cette sensation était comme voilée. Niée par le jeune homme. Mais pourtant bien présente. Et elle avait eu envie de l’aider.
La voiture avait redémarré et le conducteur avait fini par mettre une espèce de fond sonore, flou pour elle. Ce qui n’était pas flou, en revanche, c’était sa vision. Elle avait aperçu, malgré la nuit tombée, un jeune cerf bondissant qui se dirigeait droit vers la route. Mais le jeune homme n’avait pas l’air de l’avoir remarqué. Elle avait alors hurlé pour le prévenir. Elle ne savait pas quoi faire d’autre. Tout avait alors été très vite. Le jeune homme avait freiné de toute ses forces, le cerf était passé devant leurs yeux et elle avait senti un courant d’air qui voulait l’emporter.
Mais elle avait choisi de rester.
Le conducteur avait l’air complètement perdu. Il avait encore prononcé quelques mots. Puis il avait redémarré la voiture comme si de rien n’était.
Lorsqu’il s’était arrêté dans une agglomération, elle avait été… triste de le quitter. Mais avant de la laisser sortir, il lui avait serré la main. La sienne était tellement chaude qu’elle l’avait presque brûlée. Il lui avait ensuite donné son pull en laine, tout chaud. Puis elle était sortie dans la nuit. Une fois que la voiture avait disparu au coin de la rue, elle avait repris sa marche et était rapidement retournée dans le couloir opaque.
Le phénomène étrange recommence. A nouveau, les ténèbres devant elle se transforment en bord de route. La même. La douleur, plus nette que la première fois, revient et disparait lorsqu’elle atteint son apogée, la laissant un peu sonnée. Elle voit un peu moins bien que la dernière fois. Mais elle entend. Elle entend les voitures qui passent, le bruissement des feuilles prisent dans le vent. Elle tend le pouce pour faire de l’autostop. A nouveau, elle est ignorée. Et à nouveau, la Ford noire s’arrête. Le conducteur est surpris mais pas mécontent de la voir.
-Bonjour… dit-il, incertain.
-Bonjour, arrive-t-elle à répondre.
Le conducteur écarquille les yeux. Il lui ouvre la porte et Lin monte dans la voiture avec plus d’assurance que la première fois.
-Tu vas bien ? demande le jeune homme.
-Oui. Et v… Toi ?
-Oui, oui. Je vois que tu as toujours mon pull.
-Oui.
-Je peux connaître ton nom, cette fois-ci ?
-…
-Ok, non, toujours pas apparemment. Pas de problème.
La femme ne peut pas expliquer qu’elle ne sait plus. Qu’elle n’est plus qu’un corps vide de tout souvenir et de toute âme. Et elle s’en veut un peu de le vexer ainsi.
-Et tu vas où ?
-…
Le jeune homme a l’air découragé et ne sait pas trop quoi dire d’autre. Il finit par monter le son de la radio. Les sons qui en sortent surprennent la femme. Elle n’a aucun souvenir d’avoir jamais écouté de la musique, même si ça lui est familier. Mais c’est une expérience agréable. Elle sourit légèrement. Le jeune homme le remarque et sourit timidement à son tour.
Lorsqu’ils passent à l’endroit où elle avait crié, il ralentit légèrement son allure, afin d’éviter un freinage aussi brutal, au cas où. Mais rien ne se passe. Ni cri, ni animaux. Un trajet on ne peut plus normal.
Au même endroit dans la ville, il s’arrête pour déposer sa passagère.
-Au revoir et bonne soirée, Alex, articule la femme.
-Merci, à toi aussi, répond automatiquement Alex, surpris par le fait qu’elle ait parlé.
Elle sort de la voiture et la suit du regard, jusqu’au moment où elle disparait au coin de la rue. Puis seulement, elle se remet en marche et retourne dans le couloir.
Alex
Alex est dans son lit. Il ne peut s’empêcher de penser à la jeune femme qu’il a reprise en stop. Elle portait son pull. Son cœur avait bondi dans sa poitrine. Mais il n’y avait aucune raison logique à cela, n’est-ce pas ? Il ne connaissait même son prénom. Comment pouvait-il expliquer le bonheur qu’il avait ressenti en la voyant ? Puis il repensa à ce qu’elle portait. En-dessous du pull qui lui avait donné, il avait reconnu la même robe blanche, un peu élimée, qu’elle portait déjà lors de leur rencontre. D’où venait-elle ? Pourquoi ne voulait-elle pas donner son nom ? Pourquoi faisait-elle de l’autostop à cet endroit précis ? Pourquoi, par deux fois déjà, était-ce lui qui s’était arrêté ? Pourquoi portait-elle cette même robe ? Alex allume son téléphone et vérifie l’heure. 0h21. Il est épuisé mais il n’arrive pas à s’endormir.
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