« Et voilà, mon bon seigneur, pour vos services. »
La voix, qui avait quelque peu perdu ses repères durant les trois dernières heures, claironna bien plus fort qu’escompté, et l’homme en afficha une mine gênée. Les voyageurs n’avaient en effet pas desserré les dents de tout le trajet qui les avait séparés de la petite bourgade en cendres et des dernières lueurs du crépuscule. Constamment sur le qui-vive, refusant la torche ou la lanterne de peur d’attirer le mauvais œil, ils avaient avancé dans les ténèbres presque totales, arrivant à peine à discerner la route devant leurs trots. Et le garde-escorte n’avait relâché la poignée de son arme que depuis que les vigiles du campement les avaient fait pénétrer leurs imposantes palissades. Du haut du chemin de ronde et des tourelles de bois, on les braquait du regard – mais même entourés de soldats méfiants, voire hostiles, ils s’étaient immédiatement sentis plus libres de se détendre. Vide de tout, la plaine ravagée leur avait paru déborder de dangers.
« Je vous l’ai dit, vous pouvez m’appeler Ulric, lâcha l’escorte en soupesant la petite bourse de tissu qu’on venait de lui déposer dans la paume.
- Les noms de l’ouest – je n’arriverais jamais à les prononcer même si je le voulais !
- Bon. Vous savez que je ne pourrai pas vous raccompagner pour votre retour, non ? Je dois me rendre dans un autre baraquement, plus au nord-est.
- Non, ça va, on ne prévoyait pas rebrousser chemin de toute façon. Ce campement-ci devrait se relocaliser sur les berges du Sasavouj d’ici quelques jours ; ça nous laissera le temps de conclure nos affaires…
- Puis nous pourrons prendre le fleuve pour traverser, chuchota le troisième, jusque là silencieux, un sourire sournois aux lèvres.
- On se fait les deux côtés, hein ? Pas très patriote… »
Et il empocha la bourse. D’un pas lent, ils continuaient à s’avancer sur l’herbe piétinée qui les mènerait éventuellement au cœur du campement. Pour l’instant, ils se tenaient toujours en périphérie, dans ces dizaines de mètres qui séparaient les palissades du premier cercle de tentes de toile dépareillées. Il n’y avait plus rien autour, rien ni personne, les gardes du portail étant retournés à leur poste après avoir rapidement vérifié l’authenticité de leurs lettres respectives ; et seulement bien plus loin vers le centre, des voix gaillardes fusaient dans la nuit. Mais Ulric trouva pour autant les deux marchands bien imprudents. Rien ne leur garantissait qu’il n’était pas lui-même un zélé ou un délateur.
« Vous savez ce qu’on dit : “À la guerre, les nobles jouent, les pauvres gens perdent et les négociants gagnent.”
- Ouais, si vous ne vous faites pas prendre et étriper par un commandant un peu trop susceptible.
- “Qui risque rien n’a rien !” Vous voyez, il y a toujours des proverbes pour nous sortir du pétrin, s’exclama le marchand en riant.
- Moi, il n’y a qu’un proverbe que je connaisse vraiment : “Prévoyez pour le pire, et vous ne serez jamais déçu.” »
Sur le coup, les marchands ne surent que répondre, mais une moue amusée se dessina sur le faciès du plus bavard.
Ulric s’arrêta à un piquet de bois, fiché là on eût dit par hasard, à encore plusieurs mètres des tentes les plus près, et y attacha son cheval qui, paisiblement, broutait ce qui se trouvait à ses pattes. Ulric observa distraitement le tapis d’herbes croustillantes, l’air pensif, puis releva les yeux sur son compagnon. C’était négligent, surtout après de telles semaines de sécheresse, de ne pas avoir tout arraché dans le camp. Ces soldats professionnels étaient de vrais amateurs. Une seule flamme, un seul saboteur, et leur campagne entière partirait en fumée – ils n’avaient qu’à regarder hors de leurs murs pour s’en convaincre. En revanche, c’était bien pour le canasson.
« Vous êtes un pragmatique, vous, reprit le marchand. Un brin fataliste même, je dirais. J’imagine que c’est de bonne guerre pour quelqu’un de votre métier ! Vous venez boire un verre ? J’ose croire qu’il doit y avoir un tripot dans cette caserne à ciel ouvert.
- En début de campagne, oui probablement. Mais je vais devoir décliner ; je reprends la route de sitôt.
- Et où allez-vous, précisément je veux dire ? Vous ne nous l’avez pas mentionné, je pense.
- Apparemment, un village du nom de Montejbe. Vous connaissez ? demanda Ulric, soudainement plus intéressé.
- Ouf ! Vous ne lésinez pas ; directement au front… Vous ne préféreriez pas un nid de frelons, plutôt ? On dit que toutes les terres d’ici à là sont infestées de brigands ou de Nantasauriens, et vous avez bien vu ce qu’ils ont fait à la région… À votre place, j’éviterais.
- Si j’avais le choix, c’est ce que je ferais. Mais on dirait bien que ce ne sera pas le cas.
- Alors que les dieux guident vos pas, Houbric !
- Ulric. Et bonne chance à vous aussi. »
Les deux marchands partirent vers le centre du campement en lui envoyant la main, passant entre les rangées de tentes et les soldats qui discutaient bruyamment. Avec tous ces feux allumés, l’air empestait la fumée. C’était effectivement le début de la guerre, et l’ambiance presque festive qui régnait en ces lieux de mort en témoignait avec justesse. Ulric également devait se rendre au cœur du camp, plus précisément vers la cantine, mais il ne s’en était rendu compte qu’après avoir pris congé des négociants et il trouva maintenant l’idée de les suivre en silence un brin embarrassante. Aussi préféra-t-il attendre un moment, écoutant au passage quelques conversations d’ivrognes – aucune véritablement digne d’intérêt –, avant de leur emboîter le pas. Pour quelques pièces, il réussit à convaincre l’aide-cuisinier de lui céder deux grosses miches de pain et de l’eau fraîche, et après avoir bien abreuvé son cheval, et d’âpres discussions avec les gardes, il franchit à nouveau les portes de bois et s’en retourna aux ténèbres.
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