Le soleil venait de se lever, et l’air ondoyait sur la plaine cendrée ; car déjà à l’aube, la chaleur était plombante dans cette contrée. Quelques sections des bâtiments encore debout offriraient bien une protection opaque, mais la silhouette entassée sur elle-même ne semblait pas chercher à s’abriter. Elle demeurait immobile malgré la température qui ne cessait de grimper, comme si elle souhaitait se livrer aux rayons dévorants. Toutefois, peut-être à son grand dam, l’ombre finit tout de même par la retrouver.
« Lève les yeux, petit. J’ai un peu de nourriture pour toi, au moins assez pour survivre quelques minutes de plus. »
Les lèvres collées l’une à l’autre par la sécheresse, l’enfant releva la tête, et découvrit un grand homme ceint d’une cape de lin gris pâle penché au-dessus de lui. Non loin, un cheval broutait les quelques nouvelles pousses qui parsemaient d’anciens parquets calcinés. Il chercha les yeux de l’homme du regard, et immédiatement le reconnut – une seule nuit s’étant écoulée depuis leur première rencontre. Difficilement, il humecta sa bouche.
« Où i’sont… les deux autres ? Ce sera… aussi facile.
Chaque mot semblait douloureux.
- À l’heure qu’il est, sûrement dans leurs lits. Peu importe. Vas-y, prends un peu de pain, c’est plus urgent.
Et comme de fait, il lui tendit un petit morceau qu’il avait délicatement déchiré. Le garçon regarda longuement le croûton, puis baissa les yeux :
- Fils de la lune, tu ne m’auras pas… tu ne voleras pas… mon âme.
- Qu’est-ce que tu racontes ? Mange bon sang, avant de mourir comme un chien errant.
- Je sais ce que t’es…
- Tu délires, gamin. Probablement la déshydratation. Attends, j’ai…
- “Blancs comme un os… ils descendront des cieux quand l’espoir sera brisé, pour marchander ton éternité.”
À la manière dont il avait scandé cette phrase, Ulric devina qu’il la répétait d’il ne savait où. Une croyance populaire de la région, sans doute.
- Premièrement, regarde-moi bien. Je n’ai peut-être pas ton teint de drap sale, mais je ne suis certainement pas blanc comme un squelette. Et qu’est-ce c’est que ces conneries : je ne viens pas du ciel, je viens de loin par là-bas, au nord-ouest. On y est presque tous aussi pâles !
- Tu… m’auras pas… »
L’enfant n’avait pas relevé les yeux. Ulric, furieux d’avoir entrepris un détour aussi long pour cet enfant superstitieux et ingrat, se redressa et fit quelques pas vers son cheval. Bien sûr, il pourrait le forcer – à ce stade d’inanition, le mater n’offrirait aucune difficulté. Mais à quoi bon déployer autant d’efforts pour un petit emmerdeur qui n’acceptait pas même un acte aussi charitable ? Pour rentabiliser toute l’énergie qu’il avait déjà investie ; pour donner un sens à toute cette route qu’il avait parcourue à rebours juste pour cet enfant, alors que sa destination se trouvait à l’exact opposé ? Ou pour ses yeux ; ces yeux qu’il connaissait trop bien… L’homme se figea. Il sentait justement le regard de l’enfant sur son dos. Ces yeux brûlants, ces yeux qui embraseraient le monde entier plutôt qu’avoir à s’éteindre.
Faisant volte-face, et apercevant la petite tignasse noire bouger vers le bas, il s’approcha à nouveau de l’enfant recroquevillé et jeta le morceau de croûte à ses pieds :
« Entre le soleil, la faim, les bêtes sauvages, et pire encore, les gens désespérés qui traînent dans le coin, je ne donne pas cher de ta peau, petit.
Le garçon garda les yeux rivés au sol, mais à voir ses tremblements, l’homme de l’ouest savait que ses propos lui avaient causé un certain émoi. Quelque chose en lui résistait toujours à l'abandon. Ulric, d’une voix forte, continua :
- Alors peut-être que je suis un de tes fils de la lune, peut-être pas. Mais toi, si tu veux survivre, tu vas prendre le risque de vendre ton âme pour une bouchée de pain.
L’enfant hésitait encore.
- Non ? J’avais cru t’avoir bien déchiffré, fit l’homme, nonchalamment. Eh bien tant pis, bonne chance dans ton au-delà ! »
Et il approcha sa main du morceau qu’il avait lancé. Mais le petit, brusqué, et les yeux humides – autant qu’ils le pouvaient – se jeta en avant en poussant un cri aigu et engloutit le pain d’une traite. Au travers de sa mastication, on l’entendait sangloter.
« Prends ton temps, lentement, autrement tu vas t’étouffer. Et il ne faudrait pas que tu meures trop vite, susurra-t-il d’une voix soudainement effrayante, presque d’outre-tombe ; maintenant que ton âme m’appartient. »
Le petit, les yeux et la bouche grands ouverts, était pétrifié. Son air exsangue, vidé d’un coup de tout espoir, devait être semblable à celui d’un animal réalisant que les aboiements des chiens l’avaient mené droit dans un piège. En face de lui, tout aussi blême, le visage poilu de l’homme s’était fendu d’un grand sourire :
« Du calme, du calme, je me fous de toi, je n’ai pas pu résister. Allez, prends un peu d’eau, voilà, ça va te faire du bien. »
L’enfant se détendit un peu, mais ses yeux recelaient toujours de parts égales de crainte et de rancune. Le pincement dans son cœur, graduellement, s’envola ; et il en fut également ainsi – alors que croûtons et lampées d’eau disparaissaient entre ses dents – des fourmillements dans ses muscles et du froid qui avait envahi son corps. Ulric, assis sur la terre battue, à l’ombre d’un pan de mur effondré, de temps en temps déchirait du pain puis le lançait près du gamin comme s’il avait nourri son cheval. Ou encore il se levait en silence pour lui donner quelques gorgées de sa gourde, puis repartait s’asseoir – chaque approche d’Ulric soulignée par la crispation évidente du garçon. À quelques reprises, il lui avait tout de même demandé s’il se sentait mieux, ce à quoi l’enfant s’était contenté d’acquiescer d’un air méfiant. La température, pendant ce temps, continuait de grimper.
Ulric leva les yeux au ciel, puis se leva tout entier :
« Il va falloir y aller, gamin, si on ne veut pas se taper le plein soleil dans les parages. Tu crois que tu vas y arriver ?
- Pourquoi j’irais avec toi ?
- Parce que tu ne veux manifestement pas mourir.
L’enfant réfléchit un instant, puis darda ses iris noirs sur Ulric :
- Aller où ?
- À l’est. Mais est-ce que c’est vraiment important pour toi ?
- Non…
Ulric commença à ranger la nourriture dans l’une de ses sacoches. Le garçon, pendant ce temps, hésitait :
- Alors, mon… mon âme ?
- … est autant à toi qu’elle l’était avant. Crois-moi, si je pouvais m’en faire une collection, je le ferais sûrement, histoire de me tenir compagnie ; mais je n’y peux rien. Ce n’est pas dans mes talents. »
Tournant le dos au gamin, Ulric vérifia les sangles de la selle. L’une d’elles semblait un peu abîmée, mais elle devrait pouvoir résister à la charge supplémentaire. Quant au cheval, ce serait à voir.
« Bon, tu viens ? Tu vas monter devant. »
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