Le cheval trottait depuis maintenant une heure, peut-être deux. De jour, la route n’offrait guère plus à voir qu’elle ne le faisait de nuit, seulement des herbes sèches et noircies à perte de vue ; une perte qui variait à bien des endroits, l’horizon obscurci par de plus ou moins lointains voiles de fumée. Le petit groupe suivait le chemin de terre sans dire un mot, en un silence qui aurait pu être d’autant plus gênant qu’ils étaient forcés à une constante proximité. Le mercenaire pouvait même sentir les exhalaisons de sel et de terre dégagées par les vêtements tachés du garçon, et il n’osa pas s’imaginer sa propre odeur, que ce dernier devait supporter – du moins, lorsqu’ils ne se trouvaient pas au sein de l’un de ces nuages étouffants, qui avaient eux aussi un fumet assez prononcé.
Peu intéressé par la monotonie du paysage, Ulric profita de la situation pour plus attentivement observer son jeune compagnon de route. À bien regarder, celui-ci apparaissait plutôt à l’aise sur un cheval, un fait étonnant pour un garçon de son âge, qui de plus ne semblait pas venir d’une famille noble – ni d’un peuple de cavaliers nomades, qu’on disait plus fréquents dans les terres à l’est. Ce nouveau constat contredisait ses précédents, plus hâtifs et faits en début de voyage, alors que l’enfant lui avait paru terriblement tendu sur la selle. Mais maintenant que ce dernier s’était un brin apaisé et qu’Ulric avait pris le temps de mieux l’examiner, il lui devenait évident que la peur du garçon n’avait en vérité rien à voir avec les mouvements parfois irréguliers de l’animal, comme il l’avait d’abord cru, mais tout à voir avec lui, Ulric, et à sa présence dans son dos. En soi, cela n’avait rien de tellement surprenant vu la situation, songea-t-il, seulement, cela ne lui était pas venu à l’esprit auparavant. Or, même pour un probable orphelin de guerre, et après près de deux heures de voyage sans embûche, le petit semblait toujours anormalement agité. Le garçon jetait fréquemment des œillades méfiantes à Ulric, et au moindre bruit, se tordait le cou vivement comme l’aurait fait un rongeur craintif – au regard de prédateur.
Justement, comme pour prouver le point de son aîné, le gamin pivota brusquement sur lui-même et lorgna Ulric. Or, fait jusque là inédit, il maintint son inconfortable position et se mit à l’inspecter longuement. Des yeux flamboyants, pensa Ulric, qui fit cependant mine de ne pas les remarquer. Si l’enfant souhaitait lui dire quelque chose, il devrait le faire de lui-même. Le mercenaire l’avait certes recueilli pour le moment, mais l’accommoder n’avait jamais réellement été dans ses intentions.
Ils restèrent ainsi un certain moment, chacun tordu à sa manière. Finalement, après avoir assurément tourné la question dans sa bouche une centaine de fois, l’enfant se décida à rompre le silence :
« Si t’es pas un fils de la lune, alors pourquoi t’es pâle comme ça ? demanda-t-il d’un ton incertain et un brin hostile. Toi aussi tu vas mourir bientôt, c’est ça ? »
Ulric ricana. Apparemment, il avait l’aspect d’un moribond. Sa barbe hirsute et sa chevelure mal entretenue, toutes deux d’un châtain foncé, accentuaient la blancheur de sa peau et n’aidaient sans doute pas à atténuer la comparaison. Toutefois, qui pouvait vraiment le blâmer de s’être laissé un peu aller, alors qu’il voyageait depuis plusieurs mois ? Si ses traits étaient naturellement secs, ils se trouvaient maintenant tirés par la fatigue, ce qui leur donnait un air presque acéré. Somme toute, il avait bien piètre allure. En comparaison, le petit, qui avait quelque peu repris des couleurs, semblait en pleine forme.
« Mourir ? Peut-être, mais je ne le prévois pas. Je t’ai déjà dit pourquoi je suis plus blanc que toi, ou que tous les gens d’ici. Cette fois, essaie de m’écouter : je viens de loin à l’ouest, d’une région qu’on appelle la Porganie. Tu connais ? Non, sûrement pas. Eh bien là-bas, c’est à ça qu’on ressemble. Je crois que ça a rapport aux nuages ; ils sont plus fréquents.
- Je ne te crois pas.
- Ne me crois pas, qu’est-ce que ça pourrait bien me faire ? Mais dis-moi, est-ce que tes fils de la lune font souvent des balades à cheval avec leurs victimes dans vos histoires ? Parce que, à moi, ça me semble une pratique assez peu conventionnelle pour un voleur d’âme.
L’enfant, les joues rouges, se retourna. Mais après une courte réflexion, il revint à la charge :
- Si chez toi c’est si loin, pourquoi t’es ici ? Tu t’es enfui ?
- Pour un contrat. Tu sais sûrement que c’est la guerre dans le coin ; eh bien pour qu’il y ait une guerre, il faut des gens pour tuer et pour mourir – des gens comme moi.
- Un chien de mercenaire… c’est comme ça que mon père vous appelait…
- Oui, c’est ça, mais la première partie du titre est optionnelle, fit Ulric en attrapant la bride de son cheval. Et toi, qu’est-ce que tu faisais dans un coin pareil ? Tu n’es pas du village où je t’ai trouvé, non ?
- Tu as fait tout ce chemin pour venir tuer des gens ? demanda le garçon en faisant une moue dégoûtée, et ignorant la question d’Ulric.
- Je suis venu libérer ton peuple, et défendre l’honneur et les droits de votre suzerain légitime, Bro… Brohel, non, Brojel Second ; tu n’es pas reconnaissant ? Non ? Bon, tant pis. En vérité, c’est un bon contrat. Et j’avais besoin de changer d’air. Maintenant, vas-tu me répondre ?
Le garçon, qui ne semblait pas amusé par la boutade de son aîné, hésita :
- J’connaissais pas ce village… quand je suis arrivé, tout était en fumée… et puis la fumée est partie… »
Une autre heure passa. Ils approchaient enfin du cantonnement où Ulric, la veille, avait escorté les deux négociants, et celui-ci crut même pouvoir distinguer la forme des étendards au pied de la large palissade. Toutefois, pour s’y rendre, la route bifurquait graduellement vers le sud, et le mercenaire, qui n’avait plus aucune raison de remettre les pieds au campement principal, et pour qui le facteur temps revêtait une certaine importance – surtout depuis son précédent détour –, était peu enthousiaste à l’idée de s’y aventurer à nouveau. Si seulement il avait pris le temps de mieux étudier la région, plutôt que d’aller chercher cet enfant, il lui aurait été possible de tracer un itinéraire qui lui éviterait ce malheureux crochet. Mais ce n’était pas le cas. Il connaissait pour le moment aussi peu les terres au nord que celles à l’est du fleuve Sasavouj, c’est-à-dire aucunement, et il commençait à regretter son choix. Cependant, par un curieux effet du hasard, ce fut justement le garçon qui inopinément résolut son problème. Tandis qu’Ulric se résignait déjà à perdre la moitié de sa journée, maugréant et calculant les heures de sommeil qu’il devrait ensuite négliger, l’enfant aperçut quelques figures lointaines qui s’affairaient dans les herbes et les lui pointa du doigt.
« On dirait des gens, là-bas. »
Remerciant sa bonne fortune, mais réfugiant sa main droite à proximité de la garde de son poignard, Ulric héla la silhouette la plus près et s’avança vers lui au petit trot. Si sa chance voulait bien persister, l’inconnu aurait au moins une vague idée de la direction à emprunter pour rejoindre Montejbe. Or, il s’avéra que la chance du mercenaire semblait non seulement vouloir persister, mais elle lui montrait de surcroît ses plus belles dents. La figure drapée dans la fumée se révéla être un homme d’un certain âge, l’un des rares habitants qui avaient survécu à la dernière razzia incendiaire, et il s’adressa à Ulric dans un mélange inégal du langage de l’ouest et de la langue locale, que ce dernier arrivait grossièrement à suivre. C’était un être court, trapu, avec les traits distinctifs d’un montagnard. Pourtant, il avait vécu toute sa vie dans les grandes prairies au nord, et lorsque Ulric l’interrogea à ce sujet, il affirma de plus bien connaître Montejbe. Il s’y était effectivement rendu à de nombreuses reprises pour vendre les produits de sa terre, les années de grandes moissons. Mais tout cela, c’était avant la guerre. Depuis… Au vu du collier de petits morceaux de chair disparates au parfum peu alléchant qu’il portait à son cou, Ulric pouvait bien s’imaginer ce que ce « depuis » signifiait. Sans autre moyen de survivre, le vieillard et les siens passaient leurs journées à fouiller la plaine meurtrie à la recherche de restants que même les charognards auraient dédaignés. Dépouillés de leur terre, ils récoltaient ce que d’autres avaient semé.
Malgré tout, l’homme était fier et refusait de s’épancher sur ses problèmes. Il ne les effleurait qu’à demi-mots, esquissait dignement le portrait de son malheur, ce qui à vrai dire était plutôt apprécié par Ulric. Lui qui avait en horreur les longues suppliques et les surenchères d’émotions respectait la retenue du patriarche et éprouva même d’abord une certaine sympathie à son égard. Néanmoins, il avait trop souvent fréquenté la misère pour ne pas reconnaître la tangente que prenait leur entretien. Trop conscient de la fin, ne voyant plus que les moyens, le mercenaire n’écoutait que distraitement les paroles de l’habitant. Finalement, pour couper court à ce manège qui ne les amusait ni l’un ni l’autre – ni apparemment le jeune garçon, qui avait passé les dernières minutes à contempler l’horizon du sud en silence –, Ulric attrapa une piécette venue d’une autre contrée et la tendit au vieil homme. Il le fit délicatement, sans rancœur. Après tout, il aurait été bien hypocrite pour le mercenaire de s’insurger moralement contre une telle transaction.
Le vieillard fit d’abord mine de ne pas comprendre, mais ramena rapidement le sujet de discussion à Montejbe. Ne lésinant pas sur les détails, il leur expliqua comment rejoindre le coude du fleuve Sasavouj, et par le fait même la piste qui les guiderait jusqu’au village, sans pour autant s'infliger le grand détour que signifiait le camp des Brojeliens et le chemin fluvial. Cependant, plus l’habitant cherchait à être précis, moins il se retrouvait dans la « langue des rois », et nombreux furent les détails qui s’écrasèrent contre la barrière du langage. De son côté, le jeune garçon, contraint à contribuer, ne parvint à traduire que quelques bribes des longues phrases de son compatriote, ce qui ne manqua pas d’étonner Ulric. Finalement, lassés de faire répéter le vieil homme, ils prétendirent avoir saisi l’essentiel de ses indications et le remercièrent poliment. Après avoir déposé la piécette dans la main du bonhomme, Ulric guida sa monture dans la direction que celui-ci pointait vigoureusement de son poing fermement serré.
Tandis qu’ils continuaient à s’enfoncer à travers champ, évitant de peu et sans un mot les quelques autres récolteurs tapis dans la fumée, Ulric repensa à la discussion qu’il venait tout juste d’avoir avec l’habitant. Ou plus précisément, à celle qui n’avait pas eu lieu entre l’habitant et le jeune garçon. Habitué depuis son arrivée en cette contrée à traiter avec des marchands et des militaires, tous en quelque sorte forcés de communiquer dans la « langue des rois », Ulric n’avait pas fait gare au fait que le petit parlait particulièrement bien le langage de l’ouest. Bien mieux que le vieil homme, et manifestement, bien mieux aussi que la langue de sa propre région. C’était curieux. Pouvait-il être lettré ? Peut-être venait-il d’une famille de petits notables : cela expliquerait du moins son aisance à cheval. Il réfléchit. Le père du garçon ne semblait pas vraiment apprécier les mercenaires, et c’était là un euphémisme… Sûrement un soldat professionnel alors, voire un officier. Ceux-là croyaient fermement en une différence fondamentale et morale entre les mercenaires et l’armée permanente. Une belle illusion, qui ne les dupait qu’eux-mêmes.
Notable ou non, cela n’empêchait qu’il n’y avait que trois générations qui séparaient le garçon du patriarche qui leur avait servi de guide ; seulement quatre ou cinq de l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Brachvostiens – dont était issue le fameux Brojel Second, tout comme son rival, le roi Nantasaure. Quelques générations à peine, et une promesse d’un peu de pouvoir et d’argent, et voilà que chez le jeune garçon, comme chez des milliers d’autres, il ne restait plus que quelques traces de la langue de ses ancêtres. Ulric ne sut exactement dire pourquoi, mais tout cela le déprima un peu. La guerre n’était certainement pas l’apanage des guerriers.
Les heures qui suivirent s’avérèrent assez confuses pour le trio de voyageurs. Ulric tenta tant bien que mal de respecter les consignes dictées par l’habitant, mais cela se révéla une tâche bien plus complexe que prévu en cette mer sans vague ni arbre. Déjà que les indications du vieil homme ne lui étaient parvenues que de manière parcellaire, il s’avéra que celles que le mercenaire avait bien interprétées s’appuyaient sur des balises qui s’étaient envolées en fumée. C’était un problème idiot, prévisible, mais auquel Ulric n’avait pas songé, trop préoccupé qu’il était par celui du langage et de la simple compréhension. Et il s’en voulait cruellement.
Il y avait bien quelques squelettes noircis ici et là qui dressaient toujours leurs branches vers les cieux, mais le bois avait été pour la plupart d’entre eux si entamé qu’il n’arrivait pas vraiment à différencier « le grand cyprès à deux têtes » de ses confrères plus normalement constitués. Timide et encore un peu distant, le garçon tenta toutefois d’offrir son aide à quelques reprises. Or Ulric comprit rapidement qu’il était lui aussi tout à fait égaré, et ne répondit plus à ses conseils que par des acquiescements vides de signification. Ne pouvant se fier à aucun repère visuel, le mercenaire errant se rabattit sur la seule information digne de ce nom qu’il lui restait : la direction dans laquelle se trouvait le fameux coude du fleuve Sasavouj, soit, selon ce qu’il avait estimé, le nord-est.
Finalement, ils avaient bel et bien saisi l’essentiel.
Épuisés par ces longues et infructueuses recherches, ils s’arrêtèrent au pied d’une colonne cendrée et attendirent la tombée de la nuit. Sans balise, il serait trop aisé de perdre le nord dans une étendue aussi vaste et plane ; ainsi, comme les marins, ils se fieraient aux cieux. Faute de meilleur choix, ils optèrent donc – malgré la bougonnerie évidente du garçon – pour la bien plus lente, mais plus certaine, marche nocturne, et ainsi s’orienteraient au gré des constellations. Et bien qu’ils auraient également pu se servir de la position du soleil pour en déduire grossièrement les points cardinaux, Ulric, qui finalement avait seule voix au chapitre, jugea plus judicieux de s’éviter non seulement les rayons du cuisant astre, mais aussi l’attention des éclaireurs nantasauriens qui patrouillaient la région. Des éclaireurs dont la présence serait toujours plus importante au fur et à mesure qu’ils approcheraient du fleuve frontière et de Montejbe.
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