Ce ne fut pas la vision d’un fleuve, mais plutôt d’un hameau d’une quinzaine de bâtiments, qui accompagna les premiers rayons de ce nouveau matin. Noirci lui aussi, l’endroit paraissait abandonné. En entrant en son sein, Ulric essaya de se remémorer si celui-ci pouvait être associé à l’une des descriptions fournies par le vieillard, mais n’y parvint guère. Aucun signe distinctif n’accrochait son attention, rien du moins qui aurait pu être antérieur à l’incendie. Une fine poussière grise tapissait le sol et collait sur les murs en ruine, et l’on eût dit qu’ils étaient plongés dans un éternel crépuscule. Or le village, s’il l’on pouvait le nommer ainsi, demeurait tout de même en meilleur état que ces décombres où le garçon et lui s’étaient rencontrés, et ils y découvrirent rapidement une petite hutte presque intacte pour se cacher du soleil de plus en plus plombant. Le mercenaire y pénétra en premier, lame au poing, et la trouva aussi déserte que le reste de la petite bourgade. Mendelej suivit de près, jouant nerveusement avec ses doigts. N’ayant pas assez de place pour lui dans la hutte, ils attachèrent le cheval épuisé dans le bâtiment juste en face.
La quatrième journée débuta ainsi comme les précédentes, soit dans un calme relatif et une cohabitation taciturne. Ils mangèrent un peu, puis ramassèrent quelques herbes et brins de paille qui avaient survécu aux flammes pour se fabriquer chacun un matelas. Mais Mendelej n’arrivait pas à s’assoupir et regardait le toit, les yeux troublés. Adossé au mur opposé, Ulric, qui ne prêtait pas la moindre attention à l’enfant, avait saisi son épée, et sans l’avoir complètement retirée de son fourreau, en inspectait la lame. C’était une belle arme ; quoique simple et sans enjolivure, elle semblait bien façonnée. Mais le tranchant en avait été abîmé et offrait une coupe irrégulière. Le regard d’Ulric paraissait bien lointain.
« Tu crois que le feu s’est aussi rendu au sud ?
Mendelej observait le mercenaire. Celui-ci rengaina son arme et la déposa délicatement au sol, juste à côté de sa cuisse. Il hésita :
- Peut-être. C’est de là que tu viens, c’est ça ?
Le garçon acquiesça, puis lentement se releva en position assise sur sa paillasse de fortune.
- Je ne crois pas avoir vu de cours d’eau sur les cartes, reprit pensivement Ulric. Une route assez large, ou une tranchée, si les habitants ont eu le temps d’en creuser une, ça aurait pu contenir les flammes, mais…
- Mais ? Mais quoi ?
- Ça dépend surtout de leurs maraudeurs. Est-ce que c’est loin au sud ?
- Quelques… quelques jours, i’me semble.
Ulric baissa les yeux ; il tergiversait en son esprit, cherchait une bonne façon de le dire. Mais il n’y en avait aucune, du moins aucune qui lui vint en tête :
- Tu as été chanceux de t’en sortir, petit. Même si tu ne le vois peut-être pas comme une chance…
- Non, non, j’ai été chanceux, laissa tomber Mendelej après plusieurs secondes de silence, et regardant lui aussi le sol, la voix tremblante. Quand j’suis arrivé, les dernières flammes s’éteignaient, il y avait juste de la fumée, partout de la fichue fumée, mais plus de feu. Pendant ce temps… ma… la maison, elle, a pas pu s’enfuir… peut-être que ma m… peut-être. Sûrement pas. Et j’sais même pas si je dois être triste.
- Je ne sais pas non plus, mais pour moi, si tu te le demandes, c’est que tu ne devrais pas. Mais je ne suis certainement pas le mieux placé pour te porter conseil.
- Pourquoi pas ? Est-ce que… est-ce qu’on devient une mauvaise personne quand on a tué ?
- À force de le faire, peut-être bien. Je crois que le regard change, qu’on voit les choses différemment… pour certains plus que d’autres, j’imagine.
Il fit une pause. Le mercenaire se perdit un instant dans ses pensées, puis reprit lentement. D’une certaine manière, il semblait presque se parler à lui-même :
- Tu sais ce que c’est un serpent ? Oui, il y en a des gros dans le coin ; alors tu dois savoir ce qu’on en dit : vicieux, froid, sournois, sans scrupule – je n’ai jamais vraiment compris pourquoi d’ailleurs ; il ne fait que manger, comme tous les autres. Eh bien dis-toi que chez moi, en Porganie, c’est ainsi qu’on me surnomme. “Le Serpent Ulric”. Même quand un messager d’une contrée tellement lointaine que je n’en ai jamais entendu le nom vient pour me chercher, il me fait demander par “Le Serpent Ulric”. Tu vois, moi non plus, je ne sais pas si je devrais en être triste ou non… »
Ulric, à nouveau, prit une pause. Qu’est-ce qui lui avait passé par la tête de raconter tout cela ? Ça devait faire trop longtemps qu’il n’avait pas vraiment discuté avec quelqu’un : il se relâchait. Il regarda le petit, qui lui aussi l’observait, les yeux grands ouverts. Non, ce n’était pas que la solitude… Je devrais me taire, je devrais…
« Le serpent à tête de chèvre, pouffa Mendelej, sans relever la mine mélancolique de son aîné. Tu es certain qu’on te cherchait toi ?
- Vas-y, moque-toi gamin, je préfère toujours ça que quelqu’un qui chiale, répondit-il, un sourire se dessinant sur ses lèvres.
- Mais ça veut dire que tu es quelqu’un d’important, si on te connaît même à l’autre bout du monde ? Je croyais que tu n’étais qu’un chien… mercenaire ?
- C’est le cas. Mais comme je t’ai dit, j’ai une certaine réputation, en bien comme en mal – pour ceux qui m’emploient, surtout en bien.
- Alors, tu es un peu une sorte de héros des champs de bataille, s’exclama le garçon, le regard admiratif.
- Ne t’emballe pas, il n’y a pas de légendes à mon nom, ou je ne sais trop quoi.
- Pourquoi sinon on t’aurait fait venir jusqu’ici ? Toi-même tu dis qu’ils sont venus de très loin pour te chercher !
- La demande est partie d’un ancien camarade, avec qui j’ai combattu il y a plusieurs années, qui m’aurait recommandé à un gradé d’ici, l’équivalent d’un capitaine si j’ai bien compris. Même si c’est plutôt flatteur, ce n’est rien de si extraordinaire. »
Le silence reprit graduellement ses droits sur la hutte, et les deux semblaient s’être enfermés dans leurs pensées. Mendelej devait resonger à son village, parce qu’à nouveau son visage fut voilé par l’amertume. Peut-être était-il affligé par le sort des siens ; ou encore était-il au désespoir de ne pas l’être assez. Ses lèvres tremblèrent sous l’émotion ; or ses yeux, eux, restèrent complètement secs.
Soudainement, il releva la tête :
« Si t’es aussi froid et si t’as aucune compassion, pourquoi t’es revenu pour moi ?
- Je ne sais pas. Quelque chose que j’ai vu en toi, répondit Ulric, sobrement. Et puis, je n’ai jamais dit que j’étais dénué de compassion… Ça, c’est les autres qui le disent. »
L’homme se leva, ramassa son épée et l’accrocha à sa ceinture, puis s’approcha de la petite porte de la hutte. Jetant un regard au garçon, il s’apprêta à dire quelque chose, mais se ravisant, il la franchit d’un pas rapide.
Ulric ne savait pas vraiment pourquoi il était sorti d’une manière aussi théâtrale ; en fait si, il le savait bien. Il avait simplement voulu mettre fin à la discussion avec l’enfant. Quelque chose dans ses élans admiratifs, dans son interrogation, l’avait profondément agacé. Ou plutôt épuisé, comme s’il avait dû âprement lutter pour ne pas se faire empoigner par des milliers de mains spectrales. Le sauver ; avait-ce été de la compassion ? Non. Il avait reconnu ces yeux, ses yeux, chez ce jeune garçon – il ne lui avait pas fait de cadeau. Il lui avait offert une vie de combats, de morts et de remords, une vie qui ne voulait jamais s’arrêter, une vie où l’on recueillait des enfants et les envoyait en enfer pour surtout ne jamais disparaître ; cercle sans fin et pernicieux, en somme une cruelle parodie du cycle de la vie.
Non, c’était ridicule. Le voilà qui dramatisait, assailli par des doutes sur un destin dont il ignorait tout ; ne souffrait-il pas déjà suffisamment du passé ? Ce n’était qu’un gamin qu’il avait rencontré quelques jours plus tôt ; et la ressemblance qu’il lui avait découverte, ou qu’il avait imaginée, n’était pas un gage que son existence ferait écho à la sienne. Probablement qu’à la première occasion donnée, le gamin disparaîtrait dans une ville pour s’y chercher une vie paisible.
Pour éviter de retourner immédiatement dans la hutte et d’à nouveau se confronter à ses propres contradictions, Ulric commença à fouiller les décombres du village. Il ne savait pas vraiment ce qu’il cherchait, sinon à passer le temps, et il s’affairait avec assez peu de conviction, ne levant les planches des structures effondrées qu’à certaines occasions, quand la couche de cendre grise qui les couvrait n’était pas trop épaisse. À demi étendu, le ventre contre un mur, il trouva le corps brûlé d’une fillette, ou d’une femme de petite taille. C’était difficile à dire, et il n’avait nulle envie de l’inspecter plus qu’il ne le fallait. Mais il resta là un moment, à la regarder en silence, cette frêle silhouette dessiquée qui avait sans doute cherché refuge dans un aveuglement volontaire, avant de mourir noyée dans un torrent de fumée. Et c’était là le meilleur scénario. « Tu as été chanceux… » Vivre était un impératif, mais était-ce vraiment toujours une chance ? Vivre pour payer à la vie cette dette qui ne cessait jamais d’augmenter… Encore une fois, le mercenaire se sentit alourdi, et d’un pas las, il se rendit vers une remise qu’il avait repérée un peu plus loin.
Ulric, en se traînant sur les chemins de terre vides, s’étonna. En sus de celui de la petite femme, il n’avait vu que deux cadavres, et presque aucun signe de combat dans le hameau et ses alentours. S’il n’y avait jeté qu’un rapide coup d’œil, il aurait aisément pu croire que la vie s’était simplement volatilisée de ces lieux. Mais plus vraisemblablement, elle les avait fuis. Peut-être la nouvelle était-elle arrivée avant l’ennemi, et les habitants s’étaient-ils réfugiés derrière les lignes des Brojeliens… ou bien… Est-ce que l’esclavage était monnaie courante en terre de Daün ? Ulric n’en savait rien. Il y avait tant qu’il ignorait sur la région. Sur tout.
Dans la remise, sous quelques poteries éclatées, il dénicha une outre intacte, le bouchon toujours en place. Il l’ouvrit et humecta le liquide incolore. Rien, sûrement de l’eau de pluie. Il y trempa son doigt, le lécha. C’était bien de l’eau, et elle semblait encore potable – avec de la chance, sans œuf de ver. C’était une bonne trouvaille ; leur propre réserve approchait dangereusement de la fin. Après avoir déplacé quelques contenants du bout de ses orteils, Ulric embarqua le sac de peau sur son épaule et retrouva son chemin jusqu’à leur hutte provisoire.
Arrivant à la petite habitation que le toit intact rendait imperméable aux lumineux effets du soleil, le mercenaire la trouva plongée dans une obscurité si dense qu’il ne pouvait y discerner quoi que ce fût. Au seuil du seuil de la hutte, Ulric s’arrêta. Quelque chose semblait troubler le vide. S’en dégageait un délicat remue-ménage, qui s’amplifiait comme les ténèbres envahissaient les pupilles du mercenaire. Les sens en alerte, se saisissant par réflexe du pommeau de son épée, ce dernier s’engouffra par la porte ; mais lorsque ses yeux finirent par s’habituer à la pénombre, Ulric n’entrevit que le jeune Mendelej qui fouillait dans l’un de ses deux sacs. Aussitôt, il se détendit. Le garçon n’avait rien remarqué.
Sur le plancher, plusieurs menus objets avaient été éparpillés, et dans ses mains, l’enfant tenait un épais volume. Sa couverture était de cuir, d’un brun rougeâtre assez sobre ; et ses pages, fripées par l’humidité d’une lointaine contrée, affichaient plutôt une teinte jaunâtre.
« Tu sais, si tu veux me dépouiller, c’est mieux de le faire près d’un endroit où tu pourras faire du recel, ou au moins te cacher, lâcha Ulric sans véritable ressentiment, et toujours dans l’embrasure de la porte.
- Tu en as deux comme ça, indiqua Mendelej, ignorant parfaitement le commentaire de son aîné. Qu’est-ce que c’est ? Je veux dire, qu’est-ce qu’il y a dedans ?
- Tu sais lire ?
- Un peu, dans la langue des rois. Ma… on m’a appris quand j’étais petit.
- Alors tu peux lire ce qu’il y a sur la première page, répondit l’homme en s’asseyant à ses côtés.
- J’ai essayé, mais je ne comprends pas. Ça veut dire quoi, “arcanes” ?
- C’est un mot qui sonne bien, et qui signifie quelque chose comme magie, ou sorcellerie. Je pense qu’ici on dit… Klotas ? Kuotas ?
- Kjotas ! Tu sais en faire ? Tu peux créer des flammes, et guérir les malades, et… et… faire tomber des rochers du ciel ? s’enthousiasma le garçon, et ses bras s’agitèrent comme deux fouets dans les airs.
- Vaguement, mais c’est plus compliqué que ça…
- Tu sais, l’interrompit Mendelej, la voix basse, moi aussi je pense que je peux faire du Kjotas…
- Vraiment ? demanda Ulric, visiblement perplexe.
- Je crois… je n’en ai jamais vraiment parlé, mais… des fois quand je rêve, je vois des choses, et ces choses… » Il sembla soudainement s’attrister. « Ces choses arrivent.
- Ah ! Les vieilles magies de l’esprit et du hasard, ironisa le mercenaire. Allez, laisse ces vieux grimoires, et essaie de te reposer un peu. Tu as encore des forces à reprendre.
- Je n’arriverai pas à dormir, dit-il, visiblement déçu.
- Désolé pour toi. Moi, j’ai les yeux qui se ferment tous seuls, bâilla Ulric en retournant sur sa paillasse.
Puis il ajouta, après s’être allongé et avoir hésité plusieurs secondes :
- Tu sais, une fois qu’on sera rendus à Montejbe, toi, tu devras te trouver une façon de rejoindre rapidement une ville loin du front.
- Je sais, répondit Mendelej, dont la voix trahissait une certaine tristesse. Pourquoi tu me dis ça maintenant ?
- Pour rien… Si tu veux, je pourrais te montrer les bases du Koatas… tu vois, en attendant d’arriver au camp. »
Et alors que les doutes et la culpabilité envahissaient son esprit, et que l’obscurité envahissait ses pupilles recouvertes, Ulric entendit le jeune garçon frétiller de joie.
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