Eadwig était calme. “Bien trop calme même” pensa Serenity en regardant son mari boire sa tasse. Baissant les yeux vers la sienne, elle observa le liquide rougeâtre. Finalement, elle prit une gorgée de la boisson, avant de reposer sa tasse dans la soucoupe, avec plus de force que nécessaire.

“Tu savais déjà pour le kroseil, n’est-ce pas ?” Accusa-t-elle, sa colère se glissant dans sa voix.

Elle avait tout de suite compris que l’explication d’Anastasiy n’allait pas lui plaire lorsque Jason avait emmené les jumeaux avec lui. Depuis cet incident, tous deux avaient tendance à perdre le contrôle de leur magie lorsque leurs émotions étaient trop fortes, Serafim plus qu’Ewald. Et par Thrymgia, elle détestait avoir raison.

Oh, elle comprenait très bien pourquoi les cercles magiques avaient fait ce choix. Dissimuler les informations sur le kroseil chez les magiciens étaient en soi une bonne idée, surtout grâce aux serments qu’ils pouvaient formuler. Mais cela ne faisait que la conforter dans son opinion que laisser tout le Savoir entre les mains des Tours Magiques était une très mauvaise idée. Après tout, la Connaissance était une forme de pouvoir et celui qui en détenait le plus pouvait facilement tromper les autres. C’était ainsi que plus d’un tyran s’était élevé.

“J’ignorais l’existence du kroseil,” répondit-il calmement, sans la regarder.

“Eadwig,” avertit-elle.

Eadwig et Serenity ne s’étaient jamais aimés. Leur mariage avait été arrangé, comme tous ceux des précédents ducs de Draehion. C’était là l’un des rares droits de l’Empereur sur le duché, afin d’empêcher ce dernier de se séparer de l’Empire. Et Serenity avait maudit cette règle.

Lorsqu’elle eut quatorze ans, elle fut choisi pour être la femme d’Eadwig, alors âgé de trente deux ans. Mais elle n’avait pas été choisie pour son statut, sa fortune ou son physique. Par un malheureux hasard, elle avait croisé Sarah van Herewald, la fiancée d’Eadwig, dans les bras d’un autre homme. Plutôt que demander pardon à l’Empereur pour le crime de sa fille, son père, le comte Zlatan van Herewald, avait obligé Serenity à se présenter à la cérémonie à la place de Sarah. C’est ainsi qu'à à peine quatorze ans, Serenity s’était mariée, simplement parce qu’elle se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment.

C’était ce jour-là qu’elle avait découvert le vrai visage du comte. Son éternel sourire, qu’il avait toujours présenté à sa famille, que ce soit lors de la présentation de leur commerce ou lors de leur anoblissement, avait disparu. Et simple fille de baronnet, elle n’avait eu d’autre choix que de se taire, effrayée de voir sa famille retombée dans la pauvreté, de voir tous les efforts de ses parents réduits à néant et sa petite-sœur de nouveau souffrante. Serenity avait gardé le silence pendant cette semaine cauchemardesque, s’éloignant peu à peu de sa famille, qui ignorait tout de ce qui se passait. Sous les mots cruels et les menaces de Zlatan, elle était devenue sa marionnette, apprenant toute l’étiquette de la Noblesse, le comportement de Sarah et ses mimiques, ainsi que le nom des proches collaborateurs et amis des van Herewald.

Lorsque le jour du mariage arriva, elle dû boire une potion qui changea son apparence. Ses cheveux bruns devinrent longs, alors que ses yeux passèrent du bleu à un marron foncé. Elle gagna les centimètres qui lui manquaient, tant en taille qu’en forme. Cependant, la transformation la laissa sonner, la douleur irradiant son corps.

Elle ne garda que peu de souvenir de la cérémonie, se rappelant vaguement avoir signé le contrat de leur union et prononcé le serment qui les uniraient comme mari et femme. Mais dès que le Haut-Prêtre eut fini son sermon, les effets de la potion se dissipèrent et elle retrouva son apparence d’origine. Elle ne prêta aucune attention au comte lorsqu'il cria au scandale. Le regard vide, elle pria pour que l’épée d’Eadwig la transperce, alors qu’il la fixait avec un visage vide de toute émotion. Ce n’est que bien plus tard, bien après la mort de Raz, qu’elle apprit que ce visage était le signe d’une rage destructrice. Il lui sembla entendre l’Empereur ordonné au comte une explication, mais ce qui la tira hors de sa torpeur fut l’ordre d’Eadwig. Un simple “silence”, qui rendit Zlatan muet. Et c’est à ce moment-là qu’elle avait sombré dans l’inconscience.

Cet événement était à la fois une malédiction, pour avoir été contrainte de se marier sans la bénédiction de ses parents et de garder ce statut jusqu’à la naissance d’un héritier, mais aussi une bénédiction pour Serenity. Rencontrer Raz était la plus belle chose qui lui soit arrivée dans tout cela.

Raz avait été un pont entre elle et Eadwig. Elle lui avait enseigné tout ce qu’elle devait savoir sur le Duché, mais aussi sur la région, qui demeurait un mystère pour ceux de Lirdiff. Elle l’avait charmé avec sa joie de vivre et sa volonté d’acier, qui n’avait jamais failli, même lorsque la maladie l’emporta. Son sourire continuait toujours d’habiter les lieux, même après toutes ces années et Serenity était déterminée à protéger tout ce que Raz avait laissé derrière, même cette fragile amitié avec Eadwig.

“Je ne connaissais pas vraiment le kroseil, mais je savais qu’une telle plante existait,” commença Eadwig, en la regardant dans les yeux.

“Raconte-moi s’il te plaît,” demanda Serenity, qui s’installa plus confortablement sur le canapé lorsqu’Eadwig posa sa tasse sur la table basse.