Quelques jours plus tard, alors que l'euphorie de la Passation commençait tout juste à retomber, une des servantes du temple vint dans sa chambre lui annoncer l’arrivée d’une escorte envoyée par le roi. Thalie se redressa avec étonnement de son fauteuil, l’esprit engourdi, peu habituée à être dérangée lors de ses heures de détente. Un regard jeté sur le calendrier lui rappela que c'était le dernier jour du mois de Yunn[1], lors duquel un grand festival de tauromachie et de divination religieuse se tenait dans la ville. Sûrement son père l'y avait conviée pour la récompenser de son élévation.
S’apprêtant d’une toilette pourpre en accord avec l’événement et enfilant ses chaussons, la jeune fille rejoignit dans le salon son escorte, un homme noblement vêtu et paré de suqrenhdî dorés. N'ayant pas l'habitude d'avoir affaire à des étrangers en dehors du temple, elle sourit avec timidité à l'homme qui se prosterna devant elle. L'inconnu se présenta comme un oncle éloigné, ayant voyagé depuis son fief à l’ouest du pays jusqu’à la capitale afin d’honorer la nouvelle Grande Prêtresse de Dana. Il la félicita selon les usages et lui présenta en guise de bonne foi le hadhab royal, propre au souverain actuel. Ces sceaux en or n’existaient qu’en quantités limitées, un moule étant fabriqué à chaque intronisation et détruit peu après. Les hadhabs ne pouvaient être cédés que par le roi ou le prince héritier. Thalie était capable de reconnaître le sceau et accorda aussitôt sa confiance à son interlocuteur. Elle sentit l’excitation l’envahir ; en tant que nahika, il lui était déjà arrivé de participer aux préparatifs de ce festival, mais c’était la première fois que sa famille l’y conviait comme spectatrice.
L’oncle et la nièce se dirigèrent ensemble hors des quartiers résidentiels du temple, vers la tarqi[2] où l’attendaient un cocher richement vêtu et des gardes royaux. Son accompagnateur lui proposa son aide pour se hisser à l’intérieur. La coutume interdisait de toucher une femme mariée, mais ce n’était pas encore le cas de Thalie ; par ailleurs, leur lien familial leur permettait une plus grande liberté. Néanmoins, ce fut sans surprise qu’elle refusa : toucher un individu de sexe opposé, hors des cérémonies qui l’imposaient, était strictement défendu pour une nahika, et à plus fort titre une Grande Prêtresse. L'homme hocha la tête en appréciation et la laissa dignement s’installer à une distance respectable de lui.
Pour aller aux arènes, il leur fallait traverser l’artère principale de la ville en passant par le Quartier Resplendissant, composé de magnifiques bâtiments en calcaire coquiller de Monas. Reconnaissant le pompeux cortège, les passants s’écartaient devant eux le front au sol.
Thalie dévorait la vue que lui offraient les jalousies de sa portière avec avidité, malgré les barreaux d’ébène qui la séparaient des badauds. La ville qui l'entourait était éclatante sous le ciel printanier ; des rubans rouges dansaient à toutes les fenêtres aux volets peints, les passants bariolés se jetaient des pétales de roses et d’autres fleurs rubescentes. Dans ces frémissements écarlates, la foule multicolore n’était que joie et béatitude. Les gardes veillaient à maintenir un périmètre de sécurité autour du véhicule et de nombreux archers étaient postés sur les toits des bâtiments. Mais rien de cela ne vint troubler l’euphorie de la princesse, intoxiquée par le brouhaha, la musique, les couleurs et les parfums de la ville exaltée. Le soleil brillait de mille feux dans l’azur et rendait éblouissant le travertin blanc de l'arène de Dana.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans les gradins, ses parents ainsi que ses frères et sœurs l'y attendaient déjà dans de magnifiques tenues d'apparat rubis. Le chaperon de Thalie, ayant accompli sa mission, salua le couple royal avant de s’effacer. La jeune fille, après les politesses dues à ses parents et ses aînés, courut jusqu'à son petit frère Lucas, qu'elle adorait plus que tout. Celui-ci attrapa ses mains dans un petit cri de joie. Deux étés[3] les séparaient, Thalie en comptant seize et lui, quatorze. Lucas avait déjà rattrapé sa sœur en taille, même si son visage rond et sa voix aiguë trahissaient encore l’enfant en lui. Il avait un sourire niais et semblait, à l'instar de sa sœur, ne voir le monde qu’à travers le prisme optimiste de la jeunesse. Tous deux respiraient la fraîcheur et l'ignorance des choses cruelles de la vie. La vision d'un tel duo remettait du baume au cœur à ceux qui avaient le luxe de pouvoir les contempler. Oui, pensaient-ils, malgré la guerre, malgré les invasions, l'espoir subsiste toujours dans les cœurs purs.
Thalie avait deux autres frères. Le premier, Naré, était l’aîné de la fratrie. Prince héritier, il était sanguinaire à la chasse comme à la guerre et tristement célèbre pour son addiction aux femmes et au ruba[4]. L'autre, Lenis, n'était encore qu'un nourrisson incapable de se déplacer sans le soutien des bras épais de sa mère. Le reste de la famille proche se composait dans l’ordre des naissances de Calia, Alyssa et Judane, toutes soeurs aînées de la prêtresse. Ces trois-là, ainsi que Lucas, étaient le portrait craché de leur mère, qui avait des ancêtres pikmis[5] : une peau claire tachetée, de grands yeux verts et des reflets roux agrémentant des visages pleins en harmonie avec leurs corps bien en chair. Thalie, elle, avait un physique proche de son père et de Naré : une carnation naturellement mate, des cheveux plus sombres que le reste de sa famille et un corps allongé, sec et solide.
La cérémonie commença. Des danseuses de l’ordre de Yunn tournoyaient comme des pétales au milieu de l’arène, entourées de cavaliers d’honneur coiffés de casques à cornes représentant Zren. Ils mettaient en scène le jour où le dieu de la guerre tua un taureau d’or pour demander la main de la déesse de l’amour. Les percussionnistes firent entendre un signal. Les danseuses s’écartèrent, virevoltant jusqu’au bord de l’arène, tandis que les cavaliers prenaient leur place au centre de celle-ci. Des prêtres ouvrirent un passage, et un taureau recouvert d’une peinture dorée entra. Massif et rendu agressif par la peur et la captivité, le taureau chargea droit devant, ses cornes aiguisées prêtes à éventrer ses adversaires. Les cavaliers pointèrent leurs lances de guerre vers l’animal et le transpercèrent de part en part. Malgré son agonie, le taureau parvint à soulever un des étalons face à lui, l’étripant au passage et renversant au sol son maître, qui perdit conscience. Le public murmura. Était-ce un mauvais présage que leur envoyaient là leurs créateurs ? Le taureau mourut rapidement après, son sang se mélangeant avec l’or de son pelage. Le blessé fut évacué, le cheval mort écarté, et des prêtres vinrent remplacer les protagonistes sur le sable souillé. Ils demandèrent aux deux divinités de donner force et courage aux armées qui essuyaient la foudre et le feu des sorciers nordiques.
Thalie écoutait avec fascination les récits tragiques de la guerre qui faisait rage aux frontières de son pays et de celui du royaume de Bonse, mais n'y comprenait pas un traître mot. Qu'était-ce que la haine, la violence ? À quoi pouvait donc ressembler la fumée des villages saccagés, le goût des puits empoisonnés, les cris des foyers violés, l’odeur des charniers ? Même si elle connaissait le sens de chaque terme, la jeune fille n’avait aucune idée de leur réalité, même lointaine. Le royaume était prospère et ses frontières stabilisées depuis le règne de son arrière-grand-père ; aucune bataille n’avait été perdue par les armées danéennes depuis un siècle. Même les peines capitales étaient devenues rares et se faisaient en général à l'écart du peuple. Les choses cruelles et abominables qui lui étaient décrites lui paraissaient donc exagérées voire irréelles, tant elles étaient étrangères à sa candeur. En dépit de son incapacité à ressentir une peur et une peine à la hauteur des horreurs qui frappaient leurs frontières, la Grande Prêtresse faisait de son mieux pour aider les siens : elle priait chaque jour pour le repos des morts et la protection des vivants. Elle espérait de tout son cœur que les souillures de l’arène et les entrailles du taureau seraient interprétées comme un signe favorable des dieux.
Le résultat fut murmuré au roi, qui en fit ensuite confidence à la reine. Leurs regards se posèrent gravement sur Thalie, qui sentit le sang se retirer de son visage. Luqius Raya Delmahni, dit l’Inquisiteur[6], se leva de son siège et se dirigea vers le balcon de sa loge, qui donnait sur les gradins de l’arène. Tous les regards étaient dirigés sur lui et le silence s’abattit, chacun souhaitant savoir quel était le message des créateurs. Le discours du roi fut bref et mémorable, comme à son habitude :
« Les dieux ont parlé, clama-t-il. Les auspices ne sont pas favorables. Mais n’ayez crainte : pour remédier à cela, nous avons consenti à offrir ce que nous avons de plus cher. La main de notre quatrième fille, Thalie Allan’ar Delmahni, Grande Prêtresse de Dana, sera donnée au prince Mark III de Corestine. Cet hymen sacré nous garantira le soutien militaire inconditionnel de la Corestine, le plus puissant pays des Terres du Sud. »
Thalie resta pétrifiée tandis que son destin se scellait sous ses yeux. Le mariage ? Pour une Grande Prêtresse ? Absurde. Ou peut-être pas tant que cela : lorsqu’un membre de la prêtrise se mariait, on appelait cela un hymen sacré. Ces alliances étaient particulièrement recherchées, car supposées être bénies par les dieux. Néanmoins, on ne pouvait servir l’autel et le foyer familial en même temps ; ainsi, peu nombreux étaient ceux qui abandonnaient le prestige du temple pour la vie domestique. Thalie ne s’était jamais imaginée épouse, et encore moins si peu de temps après avoir accompli l’objectif de sa vie, celui pour lequel elle travaillait avec acharnement depuis l’enfance. La pauvre ignorait tout de l’amour – qui, de toute façon, n’avait pas de place dans un mariage politique – mais elle connaissait en théorie les devoirs conjugaux, notamment celui incombant d’assurer une lignée. La pensée lui donna la nausée.
Le reste du discours et du festival, elle ne put faire sens de ce qu’elle vit ou entendit. Sa famille lui parla ; elle répondit, sans être sûre de ce qu’ils se disaient. Les réponses qu’elle donnait devaient être satisfaisantes, car tous, sauf elle, présentaient une expression soulagée. Lorsqu’elle fut libérée de ses obligations, Thalie retourna au temple machinalement. Elle se laissa tomber à genoux devant son coussin de prière, plaça les mains derrière sa tête, et pria jusqu’à l’épuisement.
[1] Les Danéens disposaient d’un calendrier panthéonien de douze mois, chaque mois (de trente-et-un ou trente-deux jours) étant dédié à un de leurs dieux. Les calendriers panthéoniens étaient très répandus avant que le calendrier moderne de vingt mois ne soit instauré comme référence.
[2] Calèche danéenne
[3] D’après le Bokimvatha, le plus ancien ouvrage connu des civilisations mavanames, les Sudistes devraient compter leurs années de vie en étés vécus, les Estiens en printemps, les Ouestiens en automnes et les Nordiques en hivers.
[4] (dan.) Déformation de drueba (gan.) boisson alcoolisée issue de la distillation de pommes de terre violettes. Exportée jusque dans les Terres du Sud, sa popularité a donné le terme ''ruba'' pour désigner l’ensemble des produits de distillation.
[5] Ethnie de la province de Famara du royaume de Dana, annexée par le grand-père de Luqius l’Inquisiteur, Maars l’Élégant.
[6] En raison de la sévérité dont il faisait preuve vis-à-vis du non-respect de la doctrine de son temps.
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