Après un instant de silence, Thalie se décida à parler :
« Quels sont tes noms ? »
Elle n'était pas obligée de le savoir mais cet homme l'intriguait pour une raison qui lui échappait. Il n'avait l'apparence ni d'un traître ni d'un assassin, et une lourde quïra d’onyx pendait à son cou. Le prisonnier leva les yeux très calmement vers elle. Était-ce ainsi que tous les hommes bravaient la mort, ou était-il différent des autres ? Thalie trouvait cette attitude face à l’inéluctable à la fois courageuse et noble. Un homme d’une telle grandeur ne pouvait qu’avoir été un vaillant soldat avant sa déchéance ; elle l'imaginait malgré elle, rêveuse, recouvert d'une belle armure sur un fier destrier, son sabre brandi vers le ciel luisant de mille feux aux rayons de l'astre du jour.
« Je m'appelle Lucas Amia Verdon, répondit-il » Son baryton se répandit dans la cabine comme une vague chaude. « Je sers dans le troisième fursilan du K’lim[5]. »
Le fursilan était la dénomination d’une unité de cavalerie. Le royaume de Dana possédait plus d’une centaine de milliers de ces cavaliers, lesquels étaient divisés en fursil[6] numérotés de un à cent. Les cinquante premiers fursil composaient la cavalerie légère, formée pour le tir à l’arc, l’arbalète, la sarbacane ou même la fronde à cheval, le sabre étant réservé en cas de contact. Les cinquante derniers composaient la cavalerie cuirassée et les chars. Le troisième fursilan s’était démarqué pour ses faits d’armes aux alentours de la mer de Basalte contre les premières attaques de sorciers, avant que la situation ne devienne incontrôlable.
Thalie songea au nom d’identité du prisonnier : Lucas. La prononciation était différente de celle de son petit frère. Corroborant avec sa physionomie, ce genre de sonorités venait en général des terres plus au nord, où commençaient la savane et le désert. C'était donc un enfant des sables, comme on les appelait. D'un geste encourageant, Thalie incita le cavalier à commencer sa confession. Lucas se racla doucement la gorge. Il avait la voix basse et ferme d'un homme vaincu, certes, mais qui était resté fidèle à ses convictions. Parfois, le ton montait et gagnait en chaleur, comme s'il était submergé d'une vague d'émotion, et soudain il chuchotait presque, le regard perdu dans l’horizon des souvenirs :
« Lors des affrontements à la baie de Milan, j'étais le second de notre fursilan et avais à ma charge une unité spéciale de dix hommes. C'est peu, pensez-vous, mais le nombre ne fait pas toujours la force face aux sorciers. Nos missions imposaient d’être discrets, rapides et efficaces. Comme vous le savez, de nombreuses batailles ont été gagnées par notre fursilan, mais notre déroute a commencé en interne, avant même que les armées du Nord ne nous submergent par leur nombre. Hadam, un frère d'arme et ami de longue date, s'est un jour effondré sans vie près de moi lors d’une patrouille. Son corps ne présentait aucune blessure. Il m’est bien sûr venu à l'idée qu'il avait été abattu à distance par un sorcier, mais l'existence d'un tel sort pouvant agir sans laisser de trace nous était inconnue. J’ai également songé à une maladie barbare, mais aucune rumeur ne courait à ce sujet. En fouillant ses affaires, j'ai trouvé sa véritable meurtrière : une poudre bleue connue sous le nom de « poudre onirique ». Il s'agit d'une drogue développée illégalement à base de graines de pavot-rêveur ici même, à Dana, dont le succès n’a d’égal que la dépendance de ses utilisateurs. Elle apaise les douleurs du corps et de l’esprit, inhibe le sentiment de peur et décuplerait les sens de ses usagers, les « rêveurs ». Malheureusement, lorsqu’elle cesse de faire effet, le retour à la normale impose une terrible mélancolie voire de la démence chez les plus fragiles. Son utilisation sur le long terme affaiblit le cœur et les veines, ce qui entraîne de brutales hémorragies internes, qui peuvent avoir lieu au sein même du crâne. Malgré tout, certains rêveurs seraient prêts à toutes les extrémités pour en obtenir ne serait-ce qu’une petite dose. »
Il marqua une pause. Thalie lui tendit une nouvelle coupe d’eau qu'il accepta en la remerciant, mais ne porta pas à ses lèvres.
« D’autres membres du fursilan sont tombés ou devenus fous à cause du manque. Lorsque nous sommes revenus à Dana, remplacés par des troupes fraîches, nous avons fait de notre mieux pour oublier la perte de nos camarades et reprendre le cours de nos existences. Tout a basculé pour moi alors que j’allais à la rencontre de la famille d’Hadam dans les quartiers les plus pauvres de la ville. J’y ai croisé une terrible scène : une femme à demi-nue, en train de se faire rosser par cinq hommes. Son visage était ensanglanté et méconnaissable, elle était recroquevillée en boule de chair vive et ne répondait plus que faiblement aux coups de pied qui lui étaient assenés. Mon sang n’a fait qu’un tour : j'ai dégainé mon sabre et égorgé quatre de ses bourreaux. Le cinquième est parvenu à esquiver et m'a alors crié : « Que fais-tu, imbécile ? Tu sais pour qui on travaille ? ». Ce furent ses dernières paroles. Il est vrai que je n'ai pas éprouvé de pitié ou de culpabilité en tuant des hommes désarmés, étant donné qu’ils s'en prenaient collectivement à une femme sans défense. À cet instant, je n'en ressens toujours aucune. Les dieux jugeront peut-être mon acte indigne d'un fidèle, mais je crois que je resterai convaincu, même dans les tourments de la mort, du bien-fondé de mon acte.
- Et la femme ? demanda alors Thalie, à qui le récit donnait des sueurs froides.
- Elle est morte de ses blessures et personne n'a réclamé son corps. J’ai donné sa dépouille au crématorium commun le plus proche, où les cendres et les os sont récupérés à différents usages. »
La prêtresse hocha la tête, approuvant la démarche, tout en frissonnant toujours du sort de cette pauvre inconnue. Ce récit lui paraissait plus vivant et plus terrible que tous les rapports de guerre qu'elle avait entendus. Malgré cela, la jeune fille tâcha de conserver un air grave. D'un geste, elle invita l'homme à continuer sa confession.
« Je n'ai pas eu de problème avec les autorités pour ces meurtres-là. Pourtant, ma tranquillité a peu duré. Un soir, un assassin s'est introduit dans ma chambre et a tenté de me tuer dans mon sommeil ; malheureusement pour lui, le service au front m’a donné l’habitude de dormir avec une dague. Après l’avoir occis, j’ai découvert sur son corps des motifs noirs caractéristiques des hommes de Burdahan, un trafiquant connu dans les bas quartiers. C'est son organisation qui tient le commerce de « poudre onirique ». Tout le monde le sait et le murmure avec crainte, mais personne ne se risque à l'accuser ouvertement : Burdahan est un grand et puissant commerçant, on dit qu'il fournit des trésors au K’lim lui-même.
« Se mettre Burdahan à dos, c'est se condamner à mort, comme vous pouvez le constater, ajouta-t-il avec cynisme. Cet homme a envoyé plusieurs assassins à ma poursuite, tous des « rêveurs » ; j'ai pu me débarrasser de quelques-uns, mais j’ai dû rester caché le reste du temps. Le marchand a alors commis une grave erreur : il s’en est pris à mon père adoptif pour me débusquer – le pauvre homme a péri dans de terribles tourments. En faisant cela, il avait déjà signé son arrêt de mort, mais il l’ignorait. Comme j’étais toujours introuvable, renonçant à m'éliminer de ses propres mains, le scélérat a invoqué la justice pour le meurtre de ses subordonnés.
- Et vous vous êtes retrouvé ici, murmura Thalie.
- Non, les choses ne se sont pas déroulées ainsi, répondit le cavalier. Je ne me suis pas présenté à la convocation. Je lui ai tendu une embuscade tandis qu’il se dirigeait au procès. Avez-vous déjà vu Burdahan ? C'était une créature plus qu’un homme, obèse et hideux, toujours paré en seigneur avec des anneaux d'or à chacun de ses doigts. Son rire tonitruant, reconnaissable entre mille, glaçait les sangs. Il ne sortait jamais sans une très jeune fille sous chaque bras, probablement des « rêveuses » elles aussi. Il vivait entouré de gardes aussi fanatiques que subjugués par sa poudre. Un homme encore plus détestable que l’acharnement qu’il avait contre moi ne le laissait entendre.
« J'étais alors perché sur un toit. J'avais avec moi mon arc. J’ai visé son crâne. Le carreau a fait mouche dans sa tempe et il est tombé raide mort. Avant que les gardes ne réagissent, j'ai aussi éliminé son fils aîné, présent dans sa suite et fier héritier de son commerce malsain. Par cet acte j’ai vengé mon père, mon ami Hadam, cette femme sans nom et de nombreuses autres victimes que nous ne connaîtrons jamais.
« La foule a hurlé d'horreur. Après tout, Burdahan avait la faveur du roi. La peur de terribles représailles de l’Inquisiteur était légitime si rien n’était fait. On m'a rapidement repéré, identifié et tiré jusqu'aux portes de la prison où mes anciens amis, mes frères d'armes, m'ont enchaîné de leurs propres mains et m'ont promis une exécution proche. Ces mêmes gens qui eux aussi avaient vu le cœur d’Hadam éclater dans sa poitrine. Oui, j'ai agi à l'encontre des principes des dieux et des lois de mon roi, j'ai tué des hommes de mon peuple sans l’aval de la justice, mais j'ai débarrassé ce pays d'ordures sanguinaires et méprisables que l’on laissait vivre sereinement. Je crois que même si je traversais les douze enfers[7], je ne regretterais pas mes actes. Qu’en pensent nos créateurs, Grande Prêtresse ? »
Il releva la tête vers Thalie, les yeux soudain brillants d'espoir, comme si son âme auparavant terne s'était réanimée. La Grande Prêtresse sentit le malaise la gagner. Il voulait l'absolution divine, et elle avait le pouvoir de la lui donner. Il devait avoir une foi infinie en son impartialité, pour se confesser ainsi sachant qu’elle n’était pas simplement l’intermédiaire des dieux, mais aussi la fille de l’Inquisiteur qui avait approuvé sa mort. Thalie hésita. Il lui suffisait de dire : « Les dieux vous soutiennent ». Son salut en dépendait.
La jeune fille ferma les yeux et demanda aux créateurs de lui dicter la réponse ; mais elle n'entendit rien d'autre que les battements sourds de son cœur et sa respiration mal assurée. Pourquoi ne lui donnaient-ils pas un signe au milieu du tumulte ? Elle tenta de penser rapidement, par elle-même. Cet homme avait tué, certes, mais point sans raison. Il était traqué et s’était défendu. Son acte vengeur avait fait tomber deux trafiquants et sauvé des victimes d’une oppression certaine. Même s'il méritait punition pour ses crimes, devait-il monter jusqu’à l'échafaud ? Sa confession semblait sincère. Thalie pouvait décider de réviser le châtiment de son père pour le rendre moins sévère et définitif. Mais dans le crâne de la jeune fille résonnaient les préceptes religieux, dont celui du dieu Ball : « TU NE TUERAS POINT NOS ADORATEURS SANS LA MAIN DE LA JUSTICE ».
En assassinant des citoyens dans sa quête sanguinaire, le prisonnier avait rompu cet accord sacré. Alors, répondant à sa fonction de Grande Prêtresse et mettant son cœur de côté, elle prit la main du condamné. C'était interdit, mais aucun d’eux n’y fit attention.
« Je prierai pour vous, demain, à l'exécution. »
Comprenant que son dernier espoir venait de s'envoler, le regard de Lucas Amia Verdon perdit son éclat. Il ferma les yeux et soupira lentement. C’était comme si la vie l’avait déjà quitté. Après quelques instants, il la remercia et lui demanda une bénédiction, qu'elle lui accorda. L'air résigné, il se laissa emporter sans rechigner par les deux autres soldats.
[5] (dan.) Roi.
[6] (dan.) Pluriel de fursilan
[7] Les dieux Danéens ont conçu chacun un enfer à l’intention des leurs offenseurs, dans lequel les âmes damnées doivent expier douloureusement les affronts commis à l’encontre de leur créateur (ou de plusieurs d’entre eux, en traversant différents enfers) s’ils veulent espérer un jour rejoindre l’Absolu astral, ou le Shkosmo Niprakesh (wash.)
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