I. Où la Grande Prêtresse devient fugitive
La fuite expéditive et imprévue fut un succès, même si l’on put rapidement distinguer des signes de panique dans le palais et le temple : les cloches se mirent à sonner l’alarme un peu plus d’une heure après le départ des fugitifs. Le signal fut rapidement relayé de ville en ville, à l’aide de cloches ou, à défaut, de tambours, de cors ou de cris. Thalie savait parfaitement interpréter les signaux des clochers. La taille des instruments choisis, leur nombre et leur modalité répondaient à une convention destinée à porter des informations relativement complexes sur de longues distances. Le message était clair : la Grande Prêtresse avait disparu du temple de Dana et était recherchée. Au moment où le signal se propageait, l’intéressée était cependant déjà loin. Lucas était un excellent cavalier et connaissait parfaitement la région, en plus de son expérience militaire ; sachant quand ménager ou pousser leurs chevaux, il les éloigna rapidement de la capitale par les grandes routes avant d’en sortir dès les premiers signes d’alerte, privilégiant autant que possible les terrains qui ne garderaient pas de traces de leur passage. À la première occasion, il lui fit changer les vêtements qu’elle portait contre d’autres plus humbles, relativement unisexe, qu’il avait réussi à obtenir en hâte avant leur départ ; il brûla et enterra les anciens au premier feu de camp. Le surlendemain, ils retrouvèrent un groupe de cinq hommes à l’air peu commode, qui semblait les attendre au croisement d’un chemin. Thalie crut qu’il s’agissait de bandits ou de chasseurs de primes, mais Lucas la rassura en lui expliquant qu’il s’agissait de camarades avec qui il avait prévu de travailler en tant que mercenaire.
« Ils ne soupçonneront pas que vous êtes la Grande Prêtresse disparue, même s’ils ont eu vent de l’alerte, l’avait-il informée avant qu’ils ne rejoignent les mercenaires. Les soupçons portent sur une attaque criminelle au service des Nordiques et en aucun cas d’une fugue. On ignore le profil de votre ravisseur et peu connaissent votre apparence hors du temple. À partir de maintenant vous êtes Kaisa Medir Altaron, une jeune veuve de commerçant devenue mutique à la suite d’un assaut de sorciers à la frontière ouest. J’ai été commandité pour vous ramener à votre famille bawadi[1], qui circule probablement autour de Douaer, une ville proche du désert. Je vous parlerai familièrement ; ne me répondez pas verbalement et ne communiquez pas non plus avec ces hommes, peu importe leurs insistances. Votre accent et votre façon de parler risqueraient de vous trahir. »
Thalie hocha la tête, le cœur battant. Les introductions lui apprirent l’identité des mercenaires : ils s’agissaient de cavaliers d’ordres divers, réprouvés pour des raisons de violence ou de contrebande. La plupart avaient passé un certain temps en cellule avant d’être bannis de la ville où leur jugement avait été rendu. Leurs noms d’ego étaient Sultaza, Sambajhi, Aled, Selim et Babur. Même si leurs visages étaient à peine visibles sous leurs turbans, Thalie les trouvait inquiétants ; un sentiment bien éloigné de la confiance que lui inspirait le chevaleresque et noble Lucas Amia Verdon depuis leur première rencontre. Ce pressentiment se changea vite en réalité. Après le bref soulagement et l’exaltation fébrile qu’elle avait ressenti en constatant le succès de leur fuite, le compagnonnage devint extrêmement pénible.
Tout d’abord, les jours s’écoulaient sans que Thalie ne s’habituât au voyage à cheval. Son corps se plaignait de douleurs au postérieur et de brûlures aux cuisses. Peu habituée aux exercices intensifs, elle haletait facilement, était sujette aux crampes, souffrait de courbatures à longueur de journée et dormait beaucoup pour compenser ses maigres efforts. Sa peau fragile était la cible incessante d’écorchures, de brûlures et de piqûres d’insectes alors que les hommes autour d'elle traversaient avec indifférence les étendues sauvages. Ceux-ci, Lucas mis à part, s’exaspéraient de ce poids mort qu’ils devaient traîner. Leur chef ignorait leurs plaintes la plupart du temps. Lassés de la présence de la jeune fille mais incapables de convaincre leur supérieur de s’en défaire, ils en vinrent à venger sur elle leur frustration.
Leur attitude peu amène se ponctua graduellement de piques acerbes, moqueries venimeuses et remarques dégradantes, qui se transformèrent rapidement en insultes. Ininterrompue, la violence verbale devint le terrain fertile d’attaques physiques. Tout commença par des agressions camouflées en accidents : des bousculades en passant trop près, des croche-pieds fourbes, un cheval trop agité par un coup de cravache parti de travers. Les outrages se déliaient lorsque Lucas s’éloignait du groupe, ou la nuit lorsqu’il dormait. Malgré la rude éducation qu’elle avait reçue, Thalie n’avait jamais subi un tel traitement dans sa vie. Impuissante, elle courbait l’échine sous les coups sans protester. À force d’habitude, les coups devinrent assumés et la jeune fille se retrouva maltraitée à chaque maladresse commise, voire sans aucune raison apparente.
Un jour, alors qu’elle était de corvée de lessive dans l’Anil, un fleuve à l’onde jaunâtre, les scélérats la poussèrent violemment dans le courant. Bien qu’elle sût nager, la surprise et l’effroi manquèrent de la noyer. Lorsqu’elle voulut tousser et respirer en surface, des mains la maintinrent sous l’eau. Ses oreilles bourdonnaient, elle projetait autour d’elle des éclaboussures affolées en se débattant vainement, incapable de voir ou de se défaire de ses agresseurs. Elle put distinguer une voix, celle de Sultaza ou de Babur lui crier : « Ha ! Tu vois, p’tite garce, c’ta punition pour ta pingrerie, à nous payer au lance-pierre pour la peine qu’tu nous donnes. Et tu d’vrais r’mercier les dieux qu’c’soit pas pire ! »
Lorsqu’ils trouvèrent qu’elle avait assez bu la tasse, ils laissèrent leur victime cracher son eau sur le rebord du fleuve et s’en allèrent en ricanant.
En la voyant revenir tardivement de sa mission trempée et boueuse, Lucas ne posa aucune question, mais l’intensité de son regard laissa entendre qu’il avait compris la raison de son état. Il aurait fallu être bien sourd et aveugle pour ne pas être au fait de la situation. Pourtant il ne dit rien, se contentant de lui proposer de se sécher près du feu.
Trop fière ou trop honteuse pour lui témoigner sa détresse, Thalie essuyait ces avanies en silence, la mâchoire serrée. Bien que son cœur jusqu'alors ignorât la haine, elle finit par abhorrer ses bourreaux au point de désirer leur mort. Parfois, installée loin du camp dans la nuit noire, elle rêvait qu'elle volait le couteau de la ceinture de Lucas et qu'elle égorgeait tous ses agresseurs. Le matin, lorsqu'elle découvrait que tout cela n'avait été qu'illusion, son cœur oscillait entre le soulagement et la déception.
Plus d’un eb’suu passa ainsi. Ils étaient alors arrivés dans les forêts rases aux arbres torturés et aux buissons piquants qui faisaient la réputation du daïr jinn-la[2] dans la région de Douaer. Toute la journée la déesse Raya les avait brûlés de son disque de feu[3], et ceux qui n’étaient pas abrutis de fatigue étaient de méchante humeur. Le coucher de soleil accompagnait leur souper. On soupirait en se délassant quand soudain Sultaza jeta un coutelas aux pieds de Thalie : un geste de demande en duel. La prêtresse regarda l'outil comme s'il s'agissait de l'incarnation d'Acada, le dieu de la mort, et ne fit aucun geste. Sultaza s'approcha alors d'elle ; il avait dénudé son torse pour l’affrontement, sachant pertinemment qu’exhiber ses muscles et de ses nombreuses cicatrices intimiderait la jeune femme. Thalie détourna le regard pour masquer son dégoût. Il avait beau avoir la physionomie d’un guerrier danéen, sa perfidie eut pu le faire passer pour un sorcier et sa bellicosité pour un Corentien. Une part vile d’elle-même lui soufflait de se saisir de la lame et de lui transpercer le cœur. Avait-elle vraiment quelque chose à perdre, après tout ? Cet homme et ses acolytes lui faisaient vivre un enfer, et elle ne doutait pas qu’un jour – peut-être même ce soir – ils la tuassent. Mais même en admettant qu’elle fût capable de le poignarder avant qu’il ne la terrassât, ces hommes méritaient-ils la mort pour les humiliations qu'ils lui faisaient subir ? Même si elle n’officiait plus au temple de Dana, Thalie restait une fidèle qui ne pouvait tuer selon ses désirs. Elle refusait de s’avilir, s’efforçant de se placer au-dessus des provocations. Quant au règlement de compte, à mains nues comme au coutelas, il était perdu d'avance et ne ferait que précipiter l’inévitable pour elle, tâcha-t-elle de se rappeler.
Sultaza sembla lire dans ses pensées et ricana. Il se mit à feinter des coups, obligeant Thalie à se recroqueviller dans son coin en se protégeant de ses bras. Peut-être que, finalement, elle n'avait pas sa place en ce monde dominé par la force et la tyrannie.
Mais c’est alors que Lucas, éclatant d’une colère trop longtemps retenue, se leva et s’interposa entre Sultaza et Thalie. Ses mains tremblaient de rage.
« Ça suffit, à quoi est-ce que tu joues, Sultaza ? gronda le cavalier.
- Non, toi, à quoi tu joues ? rétorqua son antagoniste en serrant les dents. Ça fait des jours que, d’ville en ville, on s’traîne cette femmelette, cette bonne à rien, sans même pouvoir la sauter. Si au moins elle savait se battre, chasser, cuisiner, elle nous servirait à quelque chose. Mais franchement, cette fille n’vaut rien, elle n’fait que nous ralentir. Qu’est-ce qu’elle fiche avec des mercenaires ?
- Nous ne sommes pas de simples mercenaires, rétorqua Lucas. Nous avons toujours notre honneur de cavaliers du K’lim.
- Ha ouais ? Et d’quel ordre ? On n’est rien qu’des mercenaires, et on peine à faire not’ travail, à cause de cette sale pute muette. On est presque arrivé à Douer et toujours pas d’caravanes bawadi en vue. Combien de temps on va encore s’la coltiner ? » Sultaza était furieux. Il peina à reprendre sa respiration avant de continuer : « Elle nous paye si mal qu’on est obligé d’vendre nos bras à la moindre occasion et d’régler des querelles d’villageois en plus d’la materner jusqu’ici. C’est limite si on n’mendierait pas, des fois ! La seule chose qu’on ait faite qui m’ait un peu remué les sangs c’est d’chasser ces brigands qui détroussaient un p’tit hameau. Quand j’pense à tous les sorciers qu’on a crevés, par les couilles de Zren… ! » Thalie tressaillit au blasphème. « …J’me demande c’qu'on fout là, à jouer les nourrices pour c’te fille de rien. Pourquoi n’pas la vendre à un marchand d'esclaves ? L’argent compenserait le salaire qu’elle nous a volé. Ou, s’tu préfères, l'abandonner dans un village agricole où elle ira faire la cueillette des champs. Ça, c'est un boulot d’femme. Moi, j’préférerais qu’tu nous la laisses et qu'on s’soulage avec, mais en tant qu'ami, je veux bien t’faire la fleur de l'épargner et de l'abandonner à d'autres qui lui feront sa fête.
- C’est ton dernier avertissement, Sultaza, prévint Lucas. Que tu te plaignes est une chose, mais je ne tolèrerai pas davantage que tu menaces Kaisa. Depuis le début de notre expédition, malgré toutes les chances que je t’ai laissées, tu t’es révélé pire qu’un chacal.
- Vraiment ? Mais figures-toi qu’nous, depuis le premier jour, on n’t’comprend plus. J’suis même pas sûr d’t’avoir un jour compris, en fait. T’as toujours été un cœur tendre, malgré toutes les tripes que t’as déversé sur le sol pendant cette guerre. Faut que t’arrêtes de croire que t’es l’sauveur d’la veuve et d’l’orphelin, t’es un putain de tueur, comme nous tous ! C’est pas parce qu’tu crois qu’t’es un héros qu’faut qu’elle nous colle comme une merde aux sandales. Elle a pas payé suffisamment pour qu’on la traite comme une princesse. On n’est pas loin de Douaer. Si elle marche par là-bas elle y sera d’main soir, même avec ses jambes de chiffe molle. T'as compris, guenon ? Fous le camp d'ici. Tu sers à rien, on t’doit rien, alors va t’perdre dans les hautes herbes, qu'on en parle plus. À moins qu’tu préfères nous tenir chaud la nuit ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas touché de femme gratuite. Hein, les gars ? »
Rires gras derrière. Thalie se leva, écarlate d’humiliation, avec la ferme intention de s’en aller loin de ces pourceaux et de ne jamais revenir.
[1] Tribu
nomade et marchande, dont la source principale de revenu est le sel récolté
dans des mines par d’autres tribus.
[2] « Terre des djinns » (dan.), formation végétale xérophile, propre aux régions chaudes et sèches, dominée par de hautes herbes dans lesquelles se camoufleraient les djinns, esprits ou dieux animaliers selon les croyances. Les essences qui parsèment ces terrains laissent une canopée claire et deviennent buissonnantes au fur et à mesure que l’on se rapproche des zones désertiques.
[3] Le Soleil, souvent considéré comme le miroir de Raya qui refléterait la lumière de son éblouissante beauté.
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