Maggie et Thalie se rapprochèrent pendant le séjour et cela ne fit pas le bonheur de Lucas, contrairement à ses attentes. La magicienne partageait en effet l'idée qu'il fallait à tout prix éviter que les deux amants ne conçussent un enfant. N’étant pas dupe quant au fait qu’imposer l’abstinence à un jeune couple avait de grandes chances d’être voué à l’échec, elle leur avait montré comment élaborer des bouchons vaginaux à base de plantes censées diminuer les chances de procréation. Par précaution, elle leur recommanda d’interrompre le coït et à ne s’étreindre qu’aux périodes les moins fécondes du cycle féminin. Enfin, tout cela n’étant pas suffisant à son goût, elle conseilla à la jeune femme de boire une décoction empêchant la fertilisation les lendemains de leurs rapports, et lui apprit même la recette. Thalie développa une angoisse permanente autour du risque de parentalité, tout en désirant toujours Lucas. Les traitements l’accablaient de maux tels que des contractions et des vomissements, qui alimentaient davantage sa crainte d’être enceinte. Lucas souffrait grandement de la voir ainsi et n'osa bientôt plus la toucher le soir, de peur de la voir se tordre de douleur au matin. Plusieurs fois, il tenta de la convaincre de cesser cette torture, afin qu'ils puissent vivre heureux et insouciants, mais la princesse refusait. Elle se mit à prendre des décoctions même lorsqu’ils ne se touchaient pas. Son compagnon comprit rapidement que la jeune fille sombrait dans une spirale autodestructrice qui l’empêchait de se construire une nouvelle vie. Elle s'infligeait le traitement comme une punition pour ses actes. Son sentiment d’inutilité, son ignorance, la vacuité de son existence et enfin ses remords la rongeaient d’un mal plus puissant que les médications qu’elle prenait. Elle ne supportait plus leur isolement ni leur aventure chimérique, alors qu’ils ignoraient tout de la réalité qu’ils avaient laissé derrière eux. Chaque nuit, elle faisait des cauchemars affreux où quelqu’un lui montrait les conséquences désastreuses de ses choix et la torturait ; en se réveillant le matin, en larmes et confuse, elle ne parvenait plus à se souvenir de ce qui l’avait troublée, pourtant la sensation de malaise persistait et l’accompagnait jusqu’à la nuit suivante.
Au cours de la qasalgha[1] du mois suivant, soit soixante-dix-sept jours après leur départ d’Entesira, le train de vie doux-amer de cette idylle funeste s’acheva pour de bon. Si Thalie avait compté, elle aurait remarqué avec inquiétude que la fin du répit de cent jours accordé par le nécromancien approchait. Mais pour le moment, le trio soupait ensemble avec quiétude dans la belle soirée d’été qui s’annonçait. Lucas caressait doucement la nuque de la jeune femme, cherchant par ce geste à la libérer des sombres pensées qui s’abîmaient chaque jour plus profondément en elle.
« Que dirais-tu d'aller observer le bal des dieux[2] ? lui proposa-t-il gentiment. »
Le phénomène était particulièrement agréable à observer en été, où les nuits étaient les plus chaudes. Thalie accepta et ils se mirent en chemin. La magicienne les regarda s’éloigner sur le pas de sa porte d’un air soucieux, un mauvais pressentiment pesant dans sa poitrine sans qu’elle ne pût l’expliquer.
Leur balade silencieuse les mena au milieu d’une clairière voisine, qui accueillait auparavant leurs activités martiales. Depuis que la jeune fille refusait de s’entraîner et ne trouvait plus le sommeil, l’endroit était devenu le refuge de leurs escapades nocturnes. Le ciel rougeoyait en direction du pôle, le soleil s’engouffrant quelque part dans la forêt des démons, invisible dans le lointain. Rapidement, sa lumière fut engloutie par l’horizon et les dernières gerbes de feu s’éteignirent dans une colonne resplendissante. L’heure des étoiles[3] était venue ; bientôt la toile céleste se drapa d’un voile noir d’encre et de diamants chatoyants. Thalie observa en silence le scintillement de ces mondes inconnus dispersés dans le grand vide, se demandant si – comme le supposaient les savants et théologiens – ces points lumineux étaient les astres d’autres planètes régies par d’autres dieux. Son mutisme méditatif dura la quasi-totalité de l’heure des étoiles. Les premières flèches d’ivoire de la lune perçaient déjà l’horizon lorsque Lucas brisa le silence :
« Ah ! J’ai vu une éclipse d’étoile, il faut faire un vœu[4]. Que souhaites-tu, latima ?
- Je souhaite que tout s’arrête. »
Lucas se tourna vers elle d’un air alarmé qu’elle ne pouvait encore distinguer.
« C’est-à-dire ?
- Cette situation… ce quotidien sans but, caché du monde, cette attente de… je ne sais quoi. Je ne peux plus le supporter, Lucas. Depuis mon enfance et jusqu’à quelques mois de cela, ma vie tournait autour des prières que je destinais au bien-être du peuple. Tout cela donnait un sens à ma vie, même si j’ai aujourd’hui conscience qu’il était vain… Au moins ne faisais-je de mal à personne tout en honorant ma famille et ma patrie. Qu’ai-je voulu fuir exactement quand je t’ai fait promettre de m’emmener ? Dans quel but ? La mélancolie de ces derniers jours m’a poussé à y songer… Je crois que je me suis enfuie uniquement par lâcheté, parce que je ne voulais pas être contrainte au mariage, sans tenir compte du contexte militaire et des conséquences de mes actes pour mon peuple. J’ai camouflé mon égoïsme sous un vernis hypocrite d’héroïsme, arguant que je souhaitais un avenir où j’aiderais activement les miens, alors qu’il me suffisait d’accepter cette alliance pour accomplir ce dessein. Dans ma folie j’ai entraîné un homme formidable, je l'ai déchu au rang de hors-la-loi, je l'ai privé de la tranquillité qu'il méritait après avoir été acquitté de son crime. J'ai failli à tous mes devoirs et à tous ceux qui croyaient en moi. Que dois-je faire, combien d’enfers devrai-je traverser, dans cette vie ou après la mort, pour espérer racheter mes fautes et œuvrer pour un monde meilleur ? Je ne souhaite ni être mère, ni guerrière, ni même heureuse, Lucas. Je souhaite que commence ma longue pénitence vers la rédemption. »
Quelque chose, peut-être le bruissement de l’air charriant le murmure des dieux, lui souffla intérieurement que son vœu allait être exaucé de la pire façon qu’il fût. Elle n’eut pas le temps de ravaler ses paroles car tout à coup, l’atmosphère se pétrifia autour d’eux.
Lucas allait répondre, mais lui aussi sentit le danger. Il la serra soudain contre lui et lui fit signe de se taire. La princesse put entendre le cœur de son compagnon battre avec violence dans sa cage thoracique lorsqu'il lui chuchota avec empressement :
« Il y a des bruits de sabots ! »
[1] Les
mois étaient divisés en deux parties chez les Danéens, la première étant le fjar
et la seconde, la qasalgha.
[2] Le coucher du soleil et le lever de la lune.
[3] Moment où aucun astre n’est encore dans le ciel, après le coucher de lune ou de soleil, et où l’on peut observer les étoiles. De nos jours l’éclairage nocturne dans de nombreuses cités empêche l’observation de ce phénomène pour une bonne partie de la population. Cette période, qui correspond au temps nécessaire pour les astres pour traverser notre planète et atteindre le pôle opposé, fut historiquement à l’origine de la définition de l’heure dans de nombreux pays de latitude moyenne.
[4] Être témoin de ce que l’on appelle selon les régions une éclipse d’étoile (voir une étoile s’éteindre ou s’allumer) est effectivement supposé exaucer un vœu, d’après de nombreuses superstitions modernes et passées. On a la preuve aujourd’hui que chaque étoile est bel et bien une planète et ses astres lumineux. Chaque étoile donne l’impression de s’éteindre et s’allumer lorsque les astres disparaissent au centre de leur planète puis réapparaissent à chaque pôle. La seule exception est liée aux étoiles permanentes, qui nous paraissent toujours lumineuses pour différentes raisons : à cause du cycle très lent ou asynchrone de leurs astres, ou bien parce que ces planètes se présentent à nous par leur axe central.
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