Seule dans la chambre pourtant luxueuse, la prêtresse fait les cents pas. Des milliers d'idées traversent son esprit alors qu'elle ressasse les raisons de son enfermement. Officiellement, c'est pour sa protection, mais la femme se doute qu'en réalité, c'est un moyen de la contrôler et de l'empêcher de s'enfuir à nouveau. Elle est soudainement tirée de ses réflexions lorsque quelqu'un frappe à sa porte. Avant même qu'elle ait le temps de répondre, la porte s'ouvre sur trois servantes qui entrent aussitôt dans la chambre. Elles s'inclinent légèrement avant d'enchaîner :
« Nous venons pour les préparatifs de votre apparition durant le festival, nous avons pour ordres de vous embellir du mieux possible.
— Avez-vous besoin de me préparer une semaine en avance?
— Oui, afin de commander le maquillage, et les produits de soin nécessaires pour votre corps et vos cheveux. Pour cela nous devons vous examiner.
— Occupez-vous simplement de mon visage, pour le reste, je vous donnerai des instructions.
— Prêtresse ?! »
La servante semble choquée par la réponse de la jeune femme. Habituée à devoir s'occuper totalement des hommes et femmes influents de ce château, elle n'arrive pas à comprendre la décision d'Inari. En effet, la plupart des nobles sont incapables de s'habiller seuls ou même de se laver sans que leurs servants ne soient proches d'eux.
« Je suis capable de m'occuper de mon propre corps, ne vous en faites pas. »
La servante acquiesce alors simplement de la tête. Une fois l'objet de leur visite installée sur une chaise, elles regardent les traits d'Inari et s'interrogent du regard.
{ J'ai jamais vu quelqu'un avec une beauté si naturelle, je ne sais même pas comment je pourrais la sublimer... Peut-être avec un peu de maquillage pour prolonger ses yeux, et rougir un peu ses joues. Malgré son visage d'ange, on dirait une statue de glace. Pourtant son caractère semble si différent de ce qu'elle montre... }
Puis une personne frappe encore à la porte avant de l'ouvrir. Le nouvel arrivant observe la situation.
{ Ma chambre n'est pas un moulin... } soupire intérieurement la prêtresse.
« Laissez-nous.
— Bien, mon prince. »
Le prince Amine attend que tout le monde parte et alors qu'il ferme la porte, il met les pieds dans le plat.
« Je ne vais pas vous mentir, je viens pour passer un marché avec vous. De ce que j'ai pu observer, vous préférez quand on est direct avec vous. »
La prêtresse se lève du lit et se retourne pour se mettre face au prince. Elle hoche la tête, confirmant les dires d'Amine.
« Bien, je suis prêt à vous donner un peu plus de libertés, ou au moins vous permettre d'avoir accès à un autre lieu que votre chambre, en dehors des soins. Je ne peux cependant pas vous autoriser à quitter le château. En contrepartie, je ne vous demande que deux choses. »
Inari croise les bras sous sa poitrine et répond avant que le prince ne finisse.
« Vous voulez me donner simplement accès à un lieu en échange de deux faveurs ? À moins que vous ne me donniez un passe droit pour la ville, je n'accepterai pas votre demande. »
Le prince tombe un peu des nues, il pensait pourtant être bon négociateur, mais la remarque de la femme l'arrête net dans son élan. Il décide de perdre un peu de terrain pour tenter de l'apprivoiser.
« Selon vous, quelles contreparties réalistes et en mon pouvoir justifieraient deux de vos faveurs?
— Cela dépendra de l'importance des demandes, mais si elles sont raisonnables, permettez-moi d'accéder à la bibliothèque lorsque je ne soigne pas votre cour, et aussi... J'aimerais pouvoir convoquer quelqu'un de l'académie de magie au besoin. »
Le prince prend le temps de réfléchir et se met à faire les cents pas dans la pièce.
« J'aimerais aussi vous demander... Que pensez-vous de mon père?
— Je n'ai aucun avis à donner à ce sujet. »
La réponse sèche de la prêtresse laisse cependant sous-entendre le contraire.
« Très bien, j'accepte vos demandes. Je vais aussi vous en offrir une de plus. Je vous autoriserait à ramener des livres dans votre chambre.
— Pourquoi rajouter un privilège en plus ?
— À cause de la gravité de l'état de mon frère. Voici mes demandes: je souhaiterais que vous soigniez mon petit frère de la même façon que vous l'avez fait avec ma petite sœur. De plus, je veux que vous participiez à tous les bals que mon père organise. »
La prêtresse reste sans voix. Confuse, elle secoue sa tête pour retrouver ses esprits.
« En quoi participer aux bals...
— Je souhaite changer l'image que vous vous faites de notre famille. Mon père n'est pas un mauvais roi... Il a juste... »
Le prince se réfugie alors dans le mutisme et il sert les poings. Le corps d'Amine se met à trembler, d'un mélange de rage et de tristesse. Le tourbillon d'émotions qu'il ressent à ce moment s'enfonce de plus en plus vers une haine viscérale. Il entend tout à coup un bruit sourd, Inari est tombée à genoux sur le sol et se tient la tête, le front presque collé au sol. Des larmes de sang se mettent à rouler sur le visage de la jeune femme et finissent leur course sur le parquet lustré de la chambre. Elle donne soudainement un coup de poing à quelques millimètres du pied du prince, avant de se redresser. Une flamme de haine semble naître dans ses yeux et consumer toute personne qui en croise la route, en l'espace d'un instant. Amine prend peur en croisant le regard d'Inari et recule rapidement cherchant la poignée de porte derrière lui, à tâtons. La prêtresse relève la tête et l'enfant apeuré la calme rapidement.
« Je... je suis désolé, je...
— J'accepte vos demandes. Maintenant, veuillez sortir, j'ai besoin de repos. »
Le prince ne se fait pas prier, et il sort rapidement de la pièce, reprenant son souffle devant les gardes qui semblent extrêmement perturbés par l'attitude du garçon. C'est sans même prendre le temps de se calmer qu'Amine dit d'une voix tremblante :
« Si elle souhaite aller à la bibliothèque, elle en a la permission, ordre de la reine. Elle peut aussi emprunter quelques livres pour les ramener dans sa chambre. »
Les gardes acquiescent et le prince se dépêche de retourner voir sa mère pour la prévenir. La demande de la prêtresse pour visiter la bibliothèque ne se fait pas attendre, il ne faut qu'un demi bâton d'encens pour que la prêtresse se retrouve dans le lieu où la connaissance est reine. La femme parcourt les étagères avec intérêt, ses yeux brillants désormais d'une lueur d'avidité et de curiosité insatiable. Elle tombe sur des livres comme l'Histoire d'Athalya, diverses biographies, des livres d'étude concernant l'arithmétique, l'alchimie, la biologie... C'est alors qu'elle s'approche du rayon réservé à la magie, et se rend compte que ce dernier semble totalement vide. Déçue, elle allait continuer son chemin, quand elle se prend les pieds dans le tapis et tombe au sol.
{ C'est quoi ce bordel ! Qui a bien pu laisser ça comme cela ?! }
Inari soulève le tapis pour pouvoir le retendre correctement, quand elle remarque que sous ce dernier, un livre est caché. L'intitulé de l'ouvrage semble effacé par le temps, les pages sont jaunies et la couverture semble avoir été malmenée. Elle le prend entre ses mains et tente de l'ouvrir, cependant il semble scellé et il est impossible pour la prêtresse de le forcer. Sa passion pour le secret et tout ce qui touche à la magie se met à consumer la jeune femme.
{ Attend un peu mon petit, grande sœur Inari va percer ton secret et te mettre a nu, tu ne pourras rien me cacher... }
Elle emporte alors ce fameux livre, ainsi qu'un tome sur les différents poisons répertoriés et un autre sur l'anatomie humaine. Ce dernier semble être un ouvrage confisqué à cause de dérives qu'un mage a perpétré, en attestent les annotations manuscrites sur les pages très usées ainsi que les traces de sang séché, mais elle n'est pas spécialement étonnée de le trouver dans la bibliothèque royale, il est plus sûr pour les mages royaux de l'avoir sous le coude. De retour dans sa chambre, la femme s'attelle à l'ouverture de son précieux. Des heures passent, des nuits, et Inari ne semble pas dormir. Son seul moment de repos est la méditation qu'elle effectue lorsque son éther semble au plus bas, pour recharger sa puissance magique. Le festival du renouveau approche à grande vitesse, et alors que la jeune femme continue a utiliser sa magie sur le livre, une personne frappe à la porte. Par habitude, elle roule des yeux et annonce :
« Entrez. »
À ce moment précis, le bout du doigt d'Inari s'illumine alors qu'elle touche le livre, elle se précipite pour cacher le livre sous son oreiller, bondissant littéralement de sa chaise. Elle fait semblant de rien en s'approchant de la servante qui vient tout juste d'entrer dans la chambre, avant de s'incliner avec respect..
« Nous avons reçu les huiles que vous nous aviez demandées. Le festival a lieu après-demain, j'ai donc pris l'initiative de vous les apporter au plus vite.
— Si tôt ? Mais il n'y a pas longtemps vous m'aviez dit...
— C'était il y cinq jours mademoiselle... »
Comme une claque, Inari encaisse le choc de l'annonce. Elle a totalement oublié son enfermement et même son envie de liberté, tant son esprit était obnubilé par les mystères de l'ouvrage sous le tapis.
« Je vais me préparer dès ce soir, vous pouvez disposer
— Bien prêtresse. »
Une fois la servante partie, Inari retourne à son bureau en emportant le livre au passage, et le regarde avec envie. Ses pupilles se rétractent soudainement sous le coup de l'excitation, alors qu'elle glisse ses doigts sur les lettres d'or apparues sur la couverture. Bien sûr le texte est un peu effacé par le temps, il est maintenant possible de lire le titre : "L'histoire perdue de la magie". Le cœur de la prêtresse bat la chamade alors qu'elle entame sa lecture, dévorant le livre en quelques heures. Une fois au bout, des centaines de questions trottent dans sa tête. Elle demande alors, comme le stipule sa négociation avec le prince, de convoquer Boris Térik. Ce dernier accourt dès qu'il reçoit le message et rentre dans la chambre de la femme après avoir poliment frappé à la porte.
« Bonsoir Mademoiselle WhiteWing.
— Bonsoir Monsieur Térik.
— Afin de garder notre conversation secrète, voulez-vous que j'utilise moi aussi la télépathie?
— Je vous prie. »
La pièce devient entièrement silencieuse, seul le bruit des vagues par la fenêtre et des voix dans la cour du château se font entendre. Le mage commence alors :
« Pourquoi utilisez-vous la télépathie à outrance ? Vous ne considérez pas les autres comme dignes d'entendre votre voix ? »
La prêtresse se contente de sourire en réponse à la question. Boris reprend donc :
« Je vois, c'est en effet ce qu'on attend d'une prêtresse quelque part, le vœux de silence... Bien, pourquoi m'avez vous fait demander ?
— J'ai besoin de votre aide.
— Pour quelle raison ? Vous voulez à nouveau fuir ?
— Je compte bien prouver à ce roi que la raison du plus puissant n'est pas toujours la meilleure... Mais ce n'est pas pour cela que je vous ai appelé, Monsieur Térik.
— Et bien je vous écoute.
— Connaissez-vous la magie "Ao Shu" ? »
L'expression de Boris change totalement en entendant le nom. Puis un sourire se dessine sur son visage.
« Vous avez de la chance.
— Expliquez-vous, je ne comprends pas.
— Vous avez de la chance d'être tombée sur un Historien de la magie. Je sens que notre conversation va être passionnante. Cependant, avant de vous répondre, j'aimerai moi aussi connaître certaines choses sur vous.
— Allez-y.
— Premièrement, je voudrais connaître votre âge réel, mais comme vous n'allez probablement pas me le révéler, voici les déductions auxquelles j'ai abouti suite à notre rencontre au cloître. Vous n'êtes probablement pas une humaine pur souche, j'imagine que du sang d'ange coule dans vos veines, non ? De plus, vue l'utilisation de la magie de lumière pour camoufler certaines parties de votre corps, j'en déduis que vous êtes une femme-bête doublée d'une ange.
— Vous avez en effet une très bonne logique, Monsieur Térik. Quant à mon âge, il est probablement bien plus avancé que le vôtre.
— Combien de magies élémentaires maîtrisez-vous ? Vous êtes une Bi-Élémentaire ? Peut-être même plus ?
— Non, je n'ai à mon arc que la magie de lumière et le développement de ma magie d'âme.
— J'imagine que la plupart des prêtresses maîtrisent soit la magie de Bois soit la magie de Lumière... Ce sont les deux seuls éléments capables de soigner les blessures. Mais j'ai entendu dire que vos soins sont particuliers, à quoi est-ce dû ?
— Je ne souhaite pas répondre à cette question. De plus, c'est à vous de me parler de la magie "Ao Shu".
— Très bien... Une dernière chose alors avant d'en parler... Quelle est votre méthode de condensation de l'éther ? Pourquoi au moment de votre avancement éthérique, il y avait une énergie d'une telle pureté, avoisinant les quatre-vingt quinze pourcents ?
— Je ne pourrais pas répondre pleinement à cette question, mais je peux vous donner une piste. Comme vous le savez déjà, il y a différentes phases qui déterminent notre puissance magique, la brume, le liquide, le solide, et bien qu'il y ai d'autres niveaux, je ne les détaillerais pas. L'éther qui flotte lors d'une avancée d'un niveau est considéré comme des déchets, ou impuretés condensées dans mon corps. Selon les préceptes des prêtresses, nous devons garder une pureté immaculée et nous travaillons constamment dessus, même pour l'éther.
— Bien... J'imagine que c'est à mon tour alors. La Magie "Ao Shu" est une très vieille forme de magie. Dans l'histoire, elle est décrite comme étant la plus polyvalente qui n'ai jamais existé. Cependant, le temps nécessaire pour lancer un sort était bien trop long. De ce fait, la magie élémentaire a pris le dessus. Les dernières traces de cette magie remontent à plus de dix mille ans.
— Et que disent les dernières sources à propos de cette magie ?
— Des choses incompréhensibles... "L'âme comme crayon, l'éther comme encre, le monde comme parchemin" »
Alors qu'Inari s'apprête à répondre, une servante frappe à la porte et d'une voix légère, elle annonce :
« Madame, tout est prêt pour votre rite de purification du corps. »
Inari et Boris soupirent et se séparent. La prêtresse laisse de côté cette histoire concernant la magie "Ao Shu", et va se préparer pour l'ouverture du festival qui a lieu quarante huit heures plus tard...
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