Nobanion chasse les mauvaises idées de sa tête dans un long soupir. De retour à la réalité, il entend des cris de détresse, et la voix des marchands qui essayent de vendre leurs esclaves, les pas du renard l'ayant mené directement au cœur de ce trafic humain. Il est pris de dégoût en voyant les pauvres hommes, femmes, et enfants enchaînés comme du bétail. Il serre les poings et respire profondément pour se contrôler, et c'est alors qu'il voit au loin, dans une zone à l'abri des regards, une tente intégralement noire. C'est intrigué qu'il décide de s'en approcher, son instinct lui soufflant à l'oreille qu'il pourrait peut-être apprendre quelque chose ici.
Alors que Noba soulève le rideau de velours pour entrer dans la tente, il remarque un homme qui semble l'attendre, assis sur une chaise de l'autre côté d'un bureau massif. Maintenant entré dans la structure, ce dernier remarque que l'intérieur ressemble davantage à un manoir qu'une vulgaire yourte. L'homme aux cheveux d'argent montre au renard le fauteuil en face du sien et l'invite à s'asseoir d'un mouvement subtil de la tête.
« Bienvenue au Dragon Noir, le lieu où vous trouverez tout type de marchandise, de simples élixirs aux esclaves les plus belles et raffinées du continent. Que suis-je pour vous ? »
En entendant les mots du marchand, la mâchoire de Noba se crispe, et ses crocs apparaissent.
{ Comment osez-vous jouer... }
« Je pressens que vous avez beaucoup de questions à poser sur l'esclavage, aussi je m'efforcerai d'y répondre le plus clairement possible. »
{ Quoi ! Comment... }
« Vos yeux vous trahissent Madame, ou peut-être Mademoiselle ? Je n'arrive point à estimer votre âge. »
Abasourdi par la perspicacité presque surnaturelle du marchand, et mis en difficulté, il essaye de relancer la conversation.
« Attendez ! Je...
— Eh bien, je vous écoute, quelles sont vos questions ? »
Nobanion sent sa tête tourner légèrement, comme s'il était en proie à de sournois vertiges. Il essaye de se rappeler pourquoi il est là, et en quelques secondes, la clarté revient dans son esprit.
« Pourquoi ?
— Est-ce vraiment votre question ? Bien. Je ne parlerai que pour mon cas, et non pour mes collègues. Pour moi, l'esclavage n'est qu'une forme alternative de travail, où l'on récupère les personnes ayant des dettes, ou souhaitant se débarrasser d'une personne. Nombre de parents se tournent vers l'esclavage plutôt que de laisser leurs enfants dans la rue. Ils ont au moins une chance sur deux de rester en vie, et non de finir seuls dans la boue.
— Mais leurs conditions peuvent être pires que de jouer dans la boue ! Ignorez-vous la violence...
— J'y viens, laissez-moi le temps de finir s'il vous plaît. »
Noba se met à serrer l'accoudoir de la chaise pour résister à la tentation de frapper l'homme devant lui, ses griffes s'enfonçant dans le tissu rembourré couvrant le bras du fauteuil, alors que ce dernier reprend :
« Je ne nie pas non plus qu'il existe des parents qui vendent leur enfant pour améliorer leur niveau de vie, ou simplement car c'est la solution de facilité pour eux. Mais la plupart n'ont pas le choix. Nombre de personnes sont incapable de s'élever de leur condition, quels que soient leurs efforts. Le taux d'alphabétisation est nul dans les familles pauvres et il est de notre devoir de les éduquer et leur apprendre un métier. Pour les violences faites aux esclaves, je suis bien évidemment contre, mais à partir du moment où une personne a payé, nous ne pouvons plus rien faire. La seule solution que j'ai trouvée dans ce cas est de bien cerner la personne et de préparer les esclaves à se défendre si besoin.
— Vous vous en lavez les mains comme tout le monde ! Est-ce...
— Non, je ne m'en lave pas les mains. Chaque personne que je vends et venant du Dragon Noir, sont des personnes que j'éduque, a qui j'apprends à lire et écrire pour en faire des ressources valables, et à qui j'inculque leurs droits les plus basiques. Pensez-vous que n'importe qui est capable d'acheter les esclaves que je vends? J'enquête sur les acheteurs, je regarde autant leur vie privée que publique, et par-dessus tout, je reste en contact avec les Shakils que je leur vends.
— Dans ce cas, pourquoi continuer à en vendre ! Ouvrez une école !
— Et qui va payer pour ouvrir une école ? Vous ? Les gens pauvres ? Les nobles ? »
Le vendeur se met à rire tellement l'idée d'un noble qui paye pour les pauvres est absurde. Au bout de quelques secondes d'hilarité, il regarde Noba et lui annonce:
« Est-ce vraiment pour cela que vous êtes venue ici ? Pour avoir un débat éthique sur le bien-fondé de l'esclavagisme ?
— Je... Non, je veux savoir...
— Si je travaille avec les libérateurs ? Et si non, qui ? Je ne travaille pas pour eux, et je ne connais pas assez de vendeurs ici pour vous aider, cependant je peux vous assurer une chose: les informations ont un prix, et bien que celle que je vais vous donner soit gratuite, j'espère que cela amorcera une potentielle collaboration entre nous, Mademoiselle la courtisane. »
L'homme semble encore une fois être rentré dans la tête de Nobanion, qui semble totalement désemparé et vide, comme si aucunes de ses idées ou pensées n'étaient les siennes en ce moment.
« Les libérateurs ciblent essentiellement les femmes-bêtes, et de temps en temps les hommes-bêtes. Les personnes disparues et enlevées ne remontent jamais à la surface, ni ne font d'apparition publique. Le district est bien plus sombre qu'on le croit, et il y a bien des fantasmes inavouables qui deviennent bien réels dans cette obscurité. »
L'homme se lève et quitte la pièce pour se rendre dans une salle annexe, laissant le renard à ses réflexions, et à sa réalité. Passé de l'excitation liée à la jeune prêtresse à la colère à l'encontre de l'esclavagisme, puis à l'incompréhension de l'information fournie par l'étrange marchand, Noba était comme vidé de ses forces. Hypnotisé, il reprend la route de sa chambre, et ne voit littéralement pas le temps passer. Il ignore les passants, et toute autre stimulation sensorielle que celle de ses pieds foulant le sol et le vent balayant ses cheveux blond. Il finit par simplement revenir à son point de départ, devant la maison de la vieille dame. Cependant, ce qu'il y trouve est une foule bruyante et désordonnée, et la propriétaire qui essaye de la disperser.
« Y a rien à voir, dégagez, allez ! Ouste, du vent ! »
La foule commence à s'éloigner et Nobanion s'infiltre rapidement dans la maison, et arrivé dans sa petite chambre, l'homme-bête s'aperçoit qu'elle est sans dessus-dessous. Il fouille rapidement dans ses affaires pour récupérer ses vêtements de femme, avant de se changer et de se transformer à nouveau en danseuse. La sexagénaire, qui a réussi à éloigner les badauds, rentre à son tour dans la pièce et aperçoit Sharess qui commence à ranger ses affaires, les oreilles basses.
« Je suis désolée, j'ai fais ce que j'ai pu pour les retenir, mais je n'ai pas réussi à les empêcher d'entrer. Toutes les maisons alentour sont dans cet état...
— Ce n'est rien, je m'inquiète plus pour vous que pour quelques consommables. »
La grand-mère se met à rire.
« J'ai bien fait alors, et ne vous en faites pas, ce n'est pas la première fois que je me retrouve face contre terre.
— Que voulez-vous dire par là ? »
La vielle femme réfléchit, bien que cela ne fait pas longtemps que les deux se connaissent, elle sent comme un lien avec la démone. Elle décide alors de se confier un peu à la renarde, qu'elle imagine parfois être la petite fille qu'elle n'a jamais eu.
« Cela t'intéresse-t-il de connaître qui je suis ? »
Surprise par la question, Sharess marque un mouvement d'arrêt. Elle se dirige alors vers le lit, vire les quelques affaires qui y traînent et regarde la vieille dame.
« Mon éternel défaut refait surface, cette curiosité finira par me tuer un jour. »
Les deux femmes se mettent à rire, et l'humaine fait signe à sa locataire de la suivre. Elle sort de la chambre, et se dirige vers une pièce plus grande à l'étage. Alors que la vielle ouvre la porte, la première chose que Sharess remarque est un tableau d'une ravissante jeune femme avec une belle silhouette. Elle a de longues jambes, une petite taille et une poitrine abondante. Ses cheveux tombent naturellement derrière elle comme une cascade, complétant son long cou charmant. En plus de ses sourcils galbés, de ses yeux en amande, de ses joues de nacre et de son visage angélique, elle est d'une beauté qui peut facilement séduire quiconque pose le regard sur elle. Et le sien était vraiment son meilleur atout, avec une couleur proche des eaux limpides d'automne, dont la lumière mordorée du soleil couchant ne fait qu'embellir la profondeur. Il y a aussi cette aura spéciale autour d'elle, car bien qu'elle soit d'une beauté sans pareille, elle dégage un sentiment d'élégance rare, que même d'autres femmes ne pourraient s'empêcher de jalouser.
Sharess semble énormément troublée par cette peinture, bien que les traits de la femme peinte soient agréables à l'œil, c'est quelque chose d'autre qui la chamboule. Une illumination frappe soudainement la démone qui subit une petite transformation physique, maintenant qu'un nouveau chemin s'offre à elle. Ce n'est que lorsqu'elle se retourne, que Sharess peut remarquer dans le petit miroir de la coiffeuse, le changement qui s'est produit sur elle. Elle semble avoir obtenu une élégance naturelle que même le meilleur maquillage ne peut offrir, ce genre de beauté sans artifices loué dans les poèmes.
« Qui est-ce ?
— C'est moi, à mes seize ans révolus. C'est à cet âge où j'ai commencé ma longue chute jusqu'à ce lieu désolé.
— Votre chute ?
— Commençons par mon identité, je m'appelle Yu Yao.
— Yao comme les parfums ?
— Je vois que la réputation du commerce de mes parents a même atteint vos oreilles. En effet, j'étais une fille de bourgeois. Mes parents ont monté un commerce de parfum avec des senteurs exotiques dans leur jeunes années, et il s'est relativement bien développé. Mais l'ambition de mes parents ne s'arrêtait pas là, leur but fût de gravir les échelons de la noblesse, et pour ce faire, je suis devenue leur pièce d'échec.
— Comme c'est souvent le cas pour les femmes... »
Sans prendre en compte la remarque de Sharess, Yu continue.
« Je fus alors exhibée à plusieurs bals et fêtes organisés par des nobles, jusqu'à ce que mon physique tape dans l'œil d'un jeune baron. Ce dernier demanda rapidement ma main et un mariage fut arrangé. Cependant, à peine un mois avant le mariage, et alors que celui-ci avait déjà été consommé plusieurs fois, les fiançailles ont été rompues. L'homme ne s'intéressait plus à moi, il me tournais le dos et voyait en secret une autre femme, qu'il a fini par choisir à ma place. Mais les fiançailles ne pouvaient être annulées aussi facilement, et c'est alors que sa famille mit tout en œuvre pour détruire la mienne. Mes parents et moi même avons fini par tout perdre, sauf ce bâtiment. Mon père et la mère se sont tués pour laver l'honneur de la famille, me laissant seule avec ma tristesse, leurs rêves inachevés et avec... »
Yu se dirige alors vers d'un petit meuble et en tire une lettre soigneusement rangée.
« Il ne me reste plus que ma haine des hommes qui trompent leur femme, ce bâtiment, et... ce bout de papier... Ce pourquoi ma famille est tombée aussi bas. Quand vous m'avez parlé ce matin, de ce qui vous est arrivé au festival, j'ai eu l'impression de voir... Une opportunité.
— Pardon ?
— Vous semblez avoir besoin de ce que je tiens... pour mettre les choses au clair. »
La vielle femme s'approche de Sharess et lui tend la lettre. Elle l'ouvre et fait les yeux ronds en découvrant son contenu.
« Mais c'est...
— Ça n'a plus d'importance pour moi, mais peut-être que cela vous permettra de la retrouver et de démêler le pourquoi vous êtes redevenue un "animal sauvage" lors du festival. »
Comme si toute sa fougue lui était revenue, Sharess remercie Yu Yao et part rapidement dans sa chambre en dévalant l'escalier de bois. L'animal sauvage en elle semble ravie, et elle est déterminée à trouver la raison qui met ainsi à mal ses sentiments. Elle met rapidement tout en place pour suivre son instinct et s'infiltrer dans le bal, qui aura lieu le lendemain soir au château de Balwinder. Excitée et avec un grain de folie, Sharess se met à ranger méticuleusement sa chambre pour conserver ses émotions sous contrôle.
De l'autre côté des murailles, dans une chambre luxueuse, la prêtresse semble absorbée par un livre. Mais derrière elle, jonchant le sol, des dizaines d'ouvrages sont éparpillés de toute part, ressemblant presque à une chambre d'enfant, ou à une côte ravagée par les vagues. C'est alors que quelques coups retentissent à sa porte. Le prince Amine entre après s'être annoncé, et panique presque en voyant l'équivalent d'un dixième de la bibliothèque royale dans la chambre de la jeune femme. Il ferme ses yeux, et tente de contrôler le timbre de sa voix pour que cette dernière ne tremble pas.
« Mon frère vous attend. N'oubliez pas votre promesse... »
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