Chapitre 14
Léopold
Déposer une main courante au commissariat nous prend le reste de l’après-midi. Chacun de nous est amené à faire une déposition séparée. On prend mon visage en photo.
En sortant, Elo décide de prendre les devants et d’appeler sa mère. La police va sans doute la contacter, il vaut mieux la prévenir. Je n’entends que la moitié de la conversation mais le ton a l’air de monter. Elo est rouge et tendue.
- Tu reviens quand ?
- …
- Guy m’a agressée devant le lycée tout à l’heure. Il m’a giflée et m’a fait tomber par terre. Il y a des témoins. La proviseure. Elle a appelé les flics. Ils l’ont arrêté. J’ai déposé une main courante.
- …
- Non.
- …
- Non je te dis, je ne veux plus voir ce type.
- …
- Comment ça qu’est-ce que j’ai fait pour le provoquer ? tu te fous de moi là ?
- …
- Oui. Il était là.
- …
- Tu rentres quand ? tu vas être convoquée par les flics.
- …
- Ok. Mais je te préviens, ce sera la dernière fois. Après, majeure ou pas majeure, je me tire. Ça sera avec ou sans toi dans ma vie.
Une fois qu’elle a raccroché, Elo se tourne vers moi. Ses yeux chocolat sont contrariés quand elle m’explique : elle rentre demain. Elle veut que je la retrouve à l’appartement et qu’on s’explique avec Guy. Avant que j’ai eu le temps de protester que c’était une idée complètement idiote, elle poursuit : j’ai accepté. J’irai là-bas pour la dernière fois.
Je réprime ce que j’ai envie de dire et, à la place, j’envoie un sms à mon père.
C’est Léopold. C’est mon nouveau numéro. Demain soir, Elo doit retourner chez Guy. Je voudrais que tu sois là au cas où. Elle partira le lendemain avec toutes ses affaires. Aide-là s’il te plait.
Dix minutes plus tard, une réponse laconique me parvient : ok.
Ce soir, enlacés sur le canapé, c’est Elo qui me cherche, qui me caresse, qui s’amuse à nous laisser pantelants de désir. C’est la première fois qu’elle se montre aussi entreprenante : ses jambes autour de ma taille, sa main dans mon caleçon, ses lèvres sur mon cou et ses cheveux longs éparpillés tout autour d’elle, je la trouve de plus en plus belle. De plus en plus femme, aussi, je crois. Ce soir, c’est elle qui me fait l’amour, abandonnant le kdrama qu’on était en train de regarder.
J’ai l’impression que tout s’enchaîne et s’emballe. Ce sont mes derniers partiels bientôt. Elo quittera l’appartement et on va devoir déménager. Elle prépare ses dernières épreuves de bac et les entretiens pour les écoles d’art. Le lendemain, je cours les agences immobilières, avec tous mes papiers et les documents conseillés par l’assistante sociale en poche. Certains appartements se libèrent à la fin du mois, je prends des rendez-vous pour les visiter. Je veux m’en occuper tout seul, lui faire la surprise. Il y a six mois, c’était l’inverse.
En rentrant, je réfléchis au chemin que j’ai parcouru et à ce que m’avait dit la proviseure en me croisant à la grille la semaine dernière. Elle trouvait que j’avais changé. Elle m’a dit que j’avais pris des couleurs, que j’étais plus lumineux. Effectivement, je n’ai plus envie d’être transparent et de disparaître dans le décor comme avant. Je me demande comment Elo a réussi à me voir et à m’aimer dans ces conditions. Peut-être parce que je la voyais aussi. Dans sa double vie, ses contradictions, toute la complexité de son être. D’ailleurs, elle aussi elle a commencé à changer. Elle est plus spontanée, comme si elle surveillait moins ses paroles ou ses gestes, comme si elle se permettait plus de choses, que ce soit rire aux éclats ou exploser de colère.
Pour ce soir, je ne sais pas si c’est une très bonne idée en revanche. Elle est d’une humeur massacrante et a mis mon pull. Je crois que si elle avait eu le temps elle se serait teint les cheveux en bleu.
On marche en silence jusqu’à l’appartement. La suite, c’est un combat qu’elle va mener seule. Je dois rester à l’extérieur. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi impuissant. Elle a toujours essayé de m’aider et de me protéger de Guy. Là, je ne fais rien, je reste derrière la porte.
Quand on arrive devant l’immeuble, mon téléphone vibre : c’est un message de mon père qui me dit qu’il est là et que l’ambiance est déjà tendue entre Guy et Barbara. J’en parle à Elo et la prend par les épaules pour l’obliger à me faire face et à m’écouter.
- Mon père est là. C’est moi qui lui ai demandé. Quoi qu’il advienne, c’est ta dernière nuit ici. Tu finis tes sacs et il t’aidera à les descendre demain matin. Ou même cette nuit s’il le faut. Tu m’écris. Tu m’appelles. Tu fais ce que tu veux mais tu me tiens au courant. Et demain matin je viens te chercher.
Elle acquiesce mais ne dit rien. Je la serre dans mes bras et on reste quelques minutes enlacés, avant qu’elle se détache de moi et passe la porte d’entrée.

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