Chapitre 15

Elodie

Je suis furieuse. Je ne parviens pas à me calmer depuis hier. Sauter sur Léo sur le canapé puis passer la nuit nue dans ses bras avait fonctionné sur le coup, mais dès que je me suis éloignée de son étreinte, la colère est revenue. Je crois que je n’ai pas desserré les dents de la journée. Mme D. m’a lancé des regards inquiets, et elle a même demandé à Julie où j’en étais de ma famille et de ma situation. Et bien, où en suis-je ? Nulle part. J’ai l’impression de n’avoir plus de famille et pourtant d’être engluée à cet appartement et à ses souvenirs. Enfin, plus de famille, ce n’est pas tout à fait vrai. Léo est devenu un peu comme ma famille il y a trois ans.

Je passe la porte et dépose mon trousseau de clefs en évidence sur la table basse : je n’en aurai plus besoin. Jérémy, Guy et ma mère sont dans le salon, autour d’un bol de pilons de poulet. Un vrai tribunal. Je m’installe sur un fauteuil et attrape un morceau de volaille panée. J’attends qu’ils commencent. C’est ma mère qui prend la parole en premier.

-          La police m’a appelée. Ils veulent me convoquer dans la semaine. Je leur dis quoi, moi ?

-          Je t’ai expliqué au téléphone ce qu’il s’était passé.

-          A t’écouter, on dirait que ton beau-père est un monstre qui te bat.

Guy ricane.

-          C’est pas le cas, tu crois ?

Guy m’interrompt : je t’ai mis quelques baffes quand tu l’avais mérité. Je ne t’ai jamais battue.

-          Ah. Pardon. Tu réservais ça à Léo.

Ça agace ma mère : lui, laisse-le en dehors de ça. Mais tu entends comment tu réponds à Guy ? C’est lui qui t’a élevée depuis tes sept ans. On forme une famille.

-          Non. On en formait une quand j’étais petite. Ça fait longtemps qu’on n’en est plus une. C’est ça pour toi, une famille ? Me faire traiter de pute, me faire gifler dès que je fais un truc ? Avoir une mère que je ne vois jamais parce qu’elle n’est jamais là ? Qu’elle s’en fout de moi depuis deux ans ? Et me dis pas que c’est faux. Les documents pour la bourse, tu ne les as pas signés. Mon bulletin du deuxième trimestre, ça fait un mois que je le trimballe dans mon sac et que j’attends que tu m’en parles. Même par téléphone. Que tu t’intéresses à ce que je fais. Mais non, que dalle. Jamais. Tu restes loin de ma vie et tu me maintiens loin de la tienne. Je ne sais jamais ce que tu fais, où tu vas. On dirait que tu as une autre vie ailleurs.

A ces mots, le regard de ma mère est éloquent. Putain. Elle a vraiment une autre vie ailleurs. Mais ses yeux glissent vers Guy : elle ne veut pas qu’il sache.

Je mastique furieusement un second manchon de poulet tandis qu’un silence courroucé accueille mes paroles.

Guy plisse les yeux vers moi. Mais tout ça c’est depuis que l’autre petit con a emménagé ici. Regarde, elle a changé à cause de lui. Elle refuse de nous voir, de nous obéir. Elle passe son temps avec lui. Tu couchais même avec lui sous mon toit !! éructe-t-il.

-          C’est vrai que c’est un peu incestueux comme relation, ce n’est pas très sain, ajoute ma mère.

-          Incestueux ??? Jérémy semble bouche bée. Mais ils n’ont jamais été frère et sœur que je sache ! Ils n’ont aucun lien de parenté. Et laissez mon fils en dehors de ça. Tu l’as foutu dehors, sans rien. Tu le laisses tranquille.

Après un silence, ma mère reprend. Je veux que tu arrêtes d’aller dormir à droite à gauche, chez lui ou chez tes copines. Je veux savoir où est ma fille. Qui elle fréquente.

-          Maman, je vais vivre chez Léo. Dans trois semaines, je suis majeure et tu n’auras plus aucun droit sur moi. Soit on essaie de préserver le peu de relation qui nous reste, soit ce sera un combat permanent. Mais je ne resterai pas dans cet appartement. Je pars. Tu ne me laisses pas faire partie de ta vie, très bien, je te laisse tranquille. J’en attends autant de toi. Mes clefs sont sur la table.

Je me lève pour me diriger vers ma chambre quand Guy interrompt mon geste : et ton téléphone gamine ? tu veux partir, casse-toi. Mais l’abonnement, c’est moi qui le paie.

Je me retiens de sourire. Je sors mon ancien téléphone de ma poche et le lui tends. Ma mère a son visage dans ses mains et ne me voit même pas quitter la pièce.

Une fois dans ma chambre, je vide mon sac à dos : j’ai un sac de sport plié et un grand sac en toile dedans, pour pouvoir emmener d’un coup toutes mes affaires qui restaient. J’envoie un message à Léo depuis mon autre (et désormais unique) portable.

On s’est tout dit. Je fais les sacs et je pars. J’ai rendu les clefs et le tel.

                        Attends-moi. Je t’écris quand je suis en bas.

Trente minutes plus tard, je reçois le SMS convenu. Les sacs sont prêts. Ma chambre est vide. Je n’y remettrai plus jamais les pieds. Jérémy gratte à la porte discrètement et l’entrouvre : je vais t’aider. Léo t’attend.

Je m’aperçois que Jérémy aussi a un sac sur le dos : son trousseau de clefs a rejoint le mien. Ce soir, on sera deux à partir. L’appartement est sombre et silencieux, on s’échappe sur la pointe des pieds. Une fois dans la rue, j’ai l’impression de pouvoir de nouveau respirer. Alors que je prends de grandes inspirations, Léo et Jérémy se font face.

-          Tu as bonne mine, dis donc, commence maladroitement le père.

Léo acquiesce et Jérémy continue : moi aussi je pars. Je vais dans le Sud, chez des amis. Je ferai des petits boulots, comme ici, mais au soleil, ça me changera. Mais… j’aimerais qu’on reste en contact. Que tu me donnes des nouvelles de temps en temps. Peut-être que tu pourras venir me voir, aussi…

-          Et toi, tu me donneras des nouvelles ?

-          Oui mon fils. Je vais essayer.

Jérémy prend avec hésitation Léo dans ses bras et part dans la nuit, à pied. Léo me prend la main, attrape le plus gros des sacs et se dirige vers la station de tramway.