Perdus dans les yeux l’un de l’autre, un vert incandescent contre des étoiles dorées, les souvenirs remontèrent, anciens et pourtant vivaces.
Des souvenirs enfouis, que Luci croyait à jamais oubliés.
Douze ans auparavant.
Ce matin-là, un calme religieux étouffait le château de Camélia. La Maison des Stars, noble demeure construite stratégiquement à la lisière du royaume, semblait suspendue hors du temps, figée dans une attente muette.
Dans la chambre haute du jeune prince Luci, les rideaux se soulevaient doucement sous le souffle du vent. Leur danse blanche projetait des formes mouvantes sur le parquet, comme des spectres paisibles supervisant deux âmes encore innocentes. Pour une fois, depuis quelques heures personne ne se souciait d’eux, et les deux jeunes garçons comptaient bien en profiter.
Luci, alors âgé de huit ans, était assis au sol, absorbé dans un jeu avec Lucio, son valet, mais surtout, son seul véritable ami. Il faisait parler une figurine de bois représentant un homme ailé, sa voix se voulant grave et théâtrale :
— Tremble devant ma lumière, démon ! Je suis le prince céleste Luci ! Je vais te terrasser et sauver le royaume !
Lucio, couché sur le ventre, les jambes battantes dans l’air, souffla en croisant les bras.
— Pourquoi c’est toujours toi qui joues le héros ? On pourrait changer, pour une fois.
Luci redressa la tête, fronça les sourcils avec la gravité de ceux qui détiennent la vérité :
— Tu veux que je joue les démons ? Tu as déjà vu un prince démoniaque, toi ?
Lucio haussa les épaules avec un sourire moqueur, fouilla dans la boîte entre eux et en sortit une figurine à cornes et à ailes.
— « Luci, prince des démons », ça sonne bien, non ? Je suis sûr que tu ferais un excellent démon, moi.
Luci, faussement outré, se jeta sur lui avec l’énergie des disputes enfantines :
— Tu vas voir ce que le prince démon te réserve, traître !
— Ahaha, Luci ! Arrête !
VLAN.
Avant que leur duel improvisé ne puisse aller plus loin, la porte de la chambre s’ouvrit en grand, violemment. Des serviteurs pénétrèrent en trombe, essoufflés, les visages tirés. Leur empressement contrastait si brutalement avec le calme de la pièce que le jeu cessa aussitôt.
Luci, surpris, se redressa d’un bond. Il n’eut même pas le temps de chercher Lucio du regard que déjà des mains s’emparaient de lui.
— Luci… que se passe-t-il ? demanda Lucio, les yeux ronds.
Luci, lui, leva les yeux vers le miroir accroché à l’armoire. Il vit qu’on lui mettait ses habits d’apparat : chemise brodée, bottines vernies, ruban sur les hanches. Son visage apparut encore plus lumineux, encadré par sa chevelure bleu roi.
Il esquissa un sourire assuré. Essayant lui-même de se convaincre.
— Je crois que… que Maman et Papa rentrent ! s’écria-t-il, la voix frémissante d’enthousiasme. La guerre est finie, Lucio ! Le roi rentre à la maison !
Les serviteurs gardèrent le silence. Aucun ne confirma, aucun ne nia. Ils se contentèrent d’ajuster son col et de le guider, sans un mot, jusqu’au grand hall. Même Lucio fut laissé derrière.
Le cœur gonflé d’anticipation, Luci entra dans la salle d’audience. Une foule dense de domestiques, gardes et conseillers était déjà là, rassemblée dans un silence pesant.
Il s’avança, persuadé qu’on attendait, comme lui, l’arrivée de ses parents.
Il tourna les yeux vers les portes, attendant qu'elles s'ouvrent.
Mais personne d'autre ne regardait les portes.
Tous les regards étaient tournés vers lui.
Un valet s’approcha, solennel. Il déposa une lourde cape rouge sur les épaules de Luci. Une autre paire de mains lui tendit un sceptre doré bien plus grand que lui. Puis une troisième, sa petite épée de cérémonie.
Quelque chose clochait.
Enfin, un quatrième serviteur s’avança, tenant un coussin de velours rouge. Dessus reposait une couronne, brûlée à ses extrémités, noircie par les flammes. Ces pointes tournées vers les cieux semblaient à cette instant pareil qu’a des pieux transperçants.
Il la reconnaissait.
La couronne de son père.
Et là, Luci sentit son monde basculait, sans encore parvenir à le nommer.
Lucio entra à ce moment-là et resta bloqué derrière. On l’empêcha de passer, les adultes formaient une barrière. Son rang ne lui permettait pas d’approcher de plus près, mais ses yeux se posa sur le prince. Luci avait le visage figé, incrédule.
— Vive le roi ! cria quelqu’un.
— Vive le nouveau souverain de Camélia !
Un murmure parcourut la foule.
— Quoi ? Moi ? Roi ?! protesta Luci. Non, mon père est encore le roi ! Il va revenir ! Il m’a promis qu’il reviendrait ! Il tient toujours ses promesses !
Le silence se fit. Lourd. Compact.
Un homme s’agenouilla devant lui. Sa voix était douce, mais ses pupilles fuyait celles de l’enfant.
— Votre Altesse… Le roi et la reine sont tombés au front. Les démons… ils ont été emportés. Cette couronne est tout ce que nous avons pu récupérer. C’est à vous, désormais, de porter le royaume, mon roi.
Le mot explosa en lui.
ROI.
Luci fixa la couronne. Elle semblait le narguer. Une relique devenue fardeau. Elle n’était pas à sa taille. Elle ne l’avait jamais été. elle ne le serait jamais.
— Non… murmura-t-il. Non. NON ! Ce n’est pas vrai ! Je ne serai pas roi ! C’est IMPOSSIBLE !
Un bourdonnement remplit ses oreilles. Tout semblait s’éloigner, flou. Il donna un coup violent dans la couronne. Le bruit métallique résonna sur la pierre comme un glas, l’anneau d’or roulant dans un fracas qui égorgea lentement le silence des adultes.
Les adultes s’écrièrent de stupeur et se jetèrent pour la rattraper, comme des mouches sur le miel, un troupeau perdu suivant aveuglément l’image du berger.
Luci, lui, recula. Puis courut.
Personne ne l’arrêta.
Les larmes commencèrent à prendre le dessus. Il lâcha le sceptre, vola à travers les couloirs, traversa les cuisines, les écuries, bouscula un garde, attrapa un cheval comme s’il savait ce qu’il faisait. Il n’en n’avait aucune idée. Il tira sur les rênes. Le cheval hennit et partit au galop.
Il ne savait pas où il allait. Il ne s’en souciait pas. Il fuyait.
Il chevaucha jusqu’à la nuit. Jusqu’à ce que la lumière cède aux ombres. Jusqu’à ce que les prairies deviennent forêt. Jusqu’à ce que les arbres denses deviennent un labyrinthe.
Le paysage autrefois familier autour s’était transformé en la nature sauvage et ombragée d’un bois qui lui était inconnu. Les arbres devenaient plus grands et plus sombres, leurs branches noueuses s’étendant comme des mains tordues. Luci saisit les rênes plus fermement, sentant une inquiétude grandissante dans sa poitrine.
Quand le cheval s’arrêta brusquement, Luci sentit une angoisse sourde l’envahir.
— Avance, ordonna-t-il la voix légèrement tremblante, en tirant doucement sur les rênes.
Mais l’animal ne bougea pas. Et d’un coup, il se cabra, poussant un hennissement paniqué. Luci fut projeté dans la boue, violemment. Le cheval partit dans un nuage de terre, ses sabots résonnant dans la distance.
— ATTENDS ! hurla-t-il, la main tendue.
Trop tard. Il était seul.
Il resta là, les deux fesses moulées dans la boue, fixant l’obscurité.
— Très bien ! cria-t-il, la voix brisée. Vas-y, laisse-moi ! Comme tout le monde !
Il se releva, essuyant son précieux postérieur royal lui même, et faute de mieux continua à pied.
Plus il avançait, plus les arbres prenaient vie tout autour de lui. Il ralenti à chaque nouvelles enjambées, le pas de plus en plus hésitant. Les branches griffaient son manteau. Les ombres chuchotaient. La forêt semblait l’avaler. Il prenait soin de vérifier qu’aucun de leurs visages lugubre ne prirent vie dès qu’il eut le dos tourné.
Une silhouette ?!
AHh!
Sans regarder devant lui, il chuta, le pied pris dans une racine.
Il tomba à genoux, les mains dans la terre, et pourtant ce n’était pas la douleur de la chute qui le préoccupa.
Je suis seul… complètement seul, pensa-t-il, les larmes menaçant à nouveau de couler. Il n’y avait plus ni chemin, ni cheval, ni parents pour le guider. Il n’avait aucune idée de la direction qu’il prenait, et chaque pas semblait le mener plus loin dans la solitude sans retour possible.
Abattu, Il sentit une boule dans sa gorge, sa colère précédente se changea en désespoir. Le poids de la journée tomba sur lui d’un coup : la couronne, les mots des serviteurs, le silence creux de la salle. Son père et sa mère étaient…
Et il pleura.
— Papa… gémit-il, la voix à peine audible. Papa, où es-tu ? Tu as promis… tu as promis que tu reviendrais…
Ses larmes tombaient dans la boue. Il était trop petit, trop seul. Le monde avait changé trop vite.
Il n’arrivait pas à se relever, son petit corps tremblant alors que des sanglots déchiraient sa poitrine.
— J'ai besoin de toi, Papa… Je ne peux pas faire ça sans toi. Je… je ne peux pas…
Le flot coulaient sans fin sur son visage alors qu'il enfouissait ses mains dans le sol.
Ses pleurs résonnaient dans la forêt, bruts et brisés. Il resta là, courbé dans la crasse, son corps s’affaisant à chaque nouvelle larme.
Et alors que les sanglots secouaient son corps,
Crack.
Le bruit d’un craquement de branche morte interrompis ses larmes.
Luci fit un bond en arrière, sa gorge se serrant.
Le petit prince réalisa soudainement qui n’y avait qu’une chose de plus effrayante que d’être seul et perdu dans le noir :
Ne pas être seul et perdu dans le noir.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Au début, ce n’était rien de tangible, juste une intuition désagréable. Mais cela suffit pour qu’il s’arrête net, retenant son souffle.
Quelque chose a entendu mes pleurs… ou est-ce mon imagination ?
Les étoiles dorées de ses yeux balayèrent les ombres autour de lui. Mais la forêt était si dense qu’il ne voyait rien.
Il se redressa précipitamment et lança, la voix tremblante :
— Qui… qui est là ?!
Pas de réponse.
Seulement un silence oppressant, suivi du bruissement du vent dans les feuilles.
Et puis… un autre craquement. Plus proche. Comme si quelque chose bougeait entre les arbres.
Luci sentit ses mains devenir moites, Il se redressa précipitamment et agrippa sa toute petite épée cérémoniale comme pour se rassurer de sa présence. Sa peur se transforma en terreur pure. Son souffle s’accéléra, et ses pensées tourbillonnèrent.
Il tenta de se convaincre qu’il était assez mature pour ne pas se laisser influencer par des contes pour enfants. Il était aussi courageux que son père : sa tunique blanche, Sa cape de velours et l’anneau royal à son doigt étaient là pour le prouver.
Il se força à respirer. Puis leva la main, la paume de face.
Sa voix, d’abord chancelante, devint plus ferme, comme l’écho d’une prière :
— Deus… Lux Maxima.
La magie afflua, obéissant à son ordre. Une lueur douce et blanche naquit au creux de ses paumes, s’étendant comme une marée autour de lui. Ses vêtements, sa cape, sa chevelure bleu roi… tout fut baigné dans une lumière irréelle, presque sacrée. Les ombres reculèrent timidement, laissant apparaître un bout de la forêt.
Et c’est alors qu’il le vit.
Une silhouette derrière un arbre émergea des ombres, fascinée par la lueur. D’abord indistincte, elle se précisa à mesure qu’elle s’approchait comme un papillon vers la lumière :
Des cornes sombres, lisses, qui reflétaient la lumière.
Une peau basanée, parsemée d’écailles noires.
Des ailes repliées aux membranes rouge feu, tachées de terre et de poussière.
Une longue queue, dont l’extrémité ondulait comme une flamme paresseuse.
Ses griffes glissant contre le tronc, luisaient faiblement à la lumière, longues et acérées.
Ses jambes puissantes, elles aussi griffues, semblaient sculptées pour bondir.
C’est… un démon.
Et pourtant, le démon n’était pas entièrement monstrueux. Son visage était presque humain. La créature avait une apparence juvénile.
C’était un jeune garçon.
Peut-être un peu plus âgé que lui, mais pas de beaucoup. Il portait une tunique blanche, trop grande, déchirée par endroits. Un sac de toile pendait à son côté. Des fleurs rouges comme le sang devant lui. Son allure était celle d’un enfant sauvage. D’un être perdu dans un conte de fées.
Mais ce furent ses yeux qui frappèrent Luci.
Deux grands yeux verts luminescents, fendus comme ceux des dragons d’antan, fixaient la lumière avec fascination. Ils semblaient presque… curieux.
Le cœur de Luci se figea. Il resta pétrifié, incapable de bouger.
Il est venu pour me tuer. Il va finir ce que ses semblables ont commencé.
Tétanisé, Il sentait la peur prendre le dessus. Ses doigts se crispèrent sur la poignée de sa petite épée accrochée à sa ceinture. Il serra les dents, sentant son corps tout entier trembler.
Mais le jeune prince refusait de partir comme un lâche, de laisser sa faiblesse avoir raison.
Je dois me défendre…
Papa aurait combattu.
Je dois le faire aussi.
C’est nous ou eux.
C’est moi ou lui.
Il rassembla le peu de courage et d’ego royal qui lui restait, il en allait de sa survie.
Il brandit sa lame vacillante, mais chargée de lumière, et hurla :
— DÉMON… MEURS !
L’épée fendit l’air en une gerbe de lumière bénie, dans un mouvement rapide et désespéré.
La lame touchant.
Le sang coulant.
( Merci Nuden pour ce fanart magnifique <3 )

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