12 Ans Plus Tôt
Haineux, mais tremblant de peur, Luci s’élança en avant, serrant son petit couteau avec une détermination fébrile. Son coup, désordonné et mal ajusté, ne fit qu’effleurer le torse du démon, laissant une blessure superficielle.
Asher haleta, ses grands yeux verts s’écarquillant tandis qu’il fixait le sang sur sa main. C’était la première fois qu’il était blessé. Mais quelque chose n’allait pas… Sa tête lui tournait, ses membres lui semblaient lourds. Ses écailles robustes, d’ordinaire aussi résistantes qu’une armure, lui parurent soudain fragiles—comme du papier prêt à se déchirer. Qu’est-ce que… c’était ?
Ses griffes tremblèrent en effleurant la coupure, sentant une chaleur étrange et affaiblissante se répandre en lui. Puis son regard revint sur Luci—ces yeux rouges incandescents remplis d’autre chose que de la colère. Quelque chose d’effrayant.
J’aurais dû écouter Papa… Les humains sont dangereux…
Luci fit un pas en avant, enhardi par sa petite victoire.
— Tu vas payer pour ce que tu as fait !
Mais sa voix vacilla sous le poids de ses émotions.
Le souffle d’Asher se coupa.
— N-non…
D’un hoquet, il fit demi-tour et s’enfuit.
La forêt n’était plus qu’un tourbillon indistinct autour de lui alors qu’il courait. Ses pieds nus trébuchaient sur les racines, s’écorchaient sur les roches, mais il n’osait pas s’arrêter. Derrière lui, les pas du prince résonnaient, implacables. À chaque coup d’œil en arrière, il voyait Luci se rapprocher, son couteau brillant sous la lueur de la lune.
— Reviens ici, démon !
Asher accéléra, serrant toujours dans sa main le petit bouquet de camélias. Il évita de justesse un arbre, mais soudain, le sol disparut sous lui.
Il dégringola le long d’une pente abrupte, roulant et roulant, les fleurs s’éparpillant sur son passage. Lorsqu’il toucha enfin le sol, son corps entier lui parut endolori. Il essaya de se relever, de fuir—
CLAC !
Une douleur fulgurante lui transperça la jambe.
Asher hurla.
Les mâchoires rouillées d’un vieux piège à loup oublié s’étaient refermées sur son mollet, enfonçant leurs dents métalliques dans ses écailles. Il tenta de se dégager, mais la force l’abandonnait déjà, drainée par la blessure imprégnée de lumière. Son souffle se fit court, la panique l’envahit.
Les bruits de pas approchaient.
Asher s’agrippa au piège, ses doigts tremblants.
— Non… non… non…
Il pleurnicha, tentant en vain de forcer l’ouverture.
Luci ralentit alors qu’il s’approchait. Il vit le démon se tordre de douleur sur le sol, lutter contre le piège, ses grands yeux emplis de terreur. Il aurait dû ressentir une satisfaction immense—son ennemi était à sa merci.
Mais ce ne fut pas le cas.
Les sanglots d’Asher devinrent plus forts, plus désespérés.
— AHHHHH ! PAPA ! PAPA, À L’AIDE ! POURQUOI TU M’AS LAISSÉ ?! JE VEUX MON PAPA !
Les doigts de Luci se crispèrent sur son couteau.
Le mot papa le frappa comme une gifle.
Il se figea. La lame lui parut soudain lourde, encombrante.
Les démons… peuvent pleurer ?
Les démons… peuvent parler notre langue ?
Les démons… peuvent… aimer leurs pères ?
Luci le fixa, observant la façon dont Asher s’était recroquevillé sur lui-même, serrant ses genoux comme s’il espérait que cela suffirait à calmer la douleur. Son petit corps tremblait sous l’effet des sanglots, sa queue enroulée fermement autour de lui.
La colère dans la poitrine de Luci s’évanouit.
C’est un démon. C’est un démon…
Mais tout ce qu’il voyait, c’était un enfant qui pleurait son père disparu.
Tout comme lui.
Dans son esprit, son propre cri résonna—son propre appel désespéré à un père qui ne répondrait jamais.
Son bras retomba le long de son corps.
Qu’est-ce que je fais ?
Ça ne le ramènera pas…
Dans un soupir agacé, il grogna :
— Ahhh… Je vais sûrement regretter ça.
À contrecœur, Luci s’agenouilla près du piège rouillé. Son couteau était toujours en main, mais son cœur battait à tout rompre.
Asher, lui, ne fit que paniquer davantage. Voir Luci et sa lame aussi proches le fit hurler de plus belle.
— PAPA ! PAPAAAA !
Luci serra la mâchoire.
— Arrête de bouger ! Tu veux que je t’aide ou pas ?!
Mais Asher n’écoutait pas. Ses pleurs redoublèrent d’intensité.
— ÇA SUFFIT !
La voix de Luci éclata, tremblante.
— PLEURER NE LE RAMÈNERA PAS !
Un silence brutal s’abattit.
Asher s’arrêta net, hoquetant, les larmes suspendues sur ses joues. Il leva des yeux larmoyants vers Luci, abasourdi.
Le visage du prince se tordit sous le poids de ses propres paroles. Sa prise sur son couteau trembla.
— … Ça ne le ramènera pas, murmura-t-il, la voix brisée. Il… Il est parti. Parti. Alors arrête de pleurer…
Mais en prononçant ces mots, il sentit lui-même ses yeux s’embuer. Sa poitrine se serra. Il grinça des dents, luttant contre la brûlure qui montait dans ses paupières. En vain. Les larmes coulèrent malgré tout.
Le puissant prince, héritier de Camellia, pleura.
Asher renifla, essuyant ses joues avec sa manche.
— … Toi aussi… tu es triste ?
Luci se figea.
Personne ne lui avait jamais posé cette question. Personne ne s’en était soucié.
Asher hésita avant de reprendre, la voix à peine audible.
— Les méchants humain, toi aussi… ils ont brulé ton papa ?
Le souffle de Luci se coupa. Un nœud se forma dans son estomac.
— Non.
Il déglutit avec difficulté.
— Ce sont des démons qui l’ont tué.
Asher sursauta, ses oreilles s’abaissèrent. Son regard chuta, ses ailes se replièrent autour de lui, comme s’il voulait disparaître.
Luci inspira profondément. Voir son air bouleversé suffit à calmer sa rancœur. Il expira lentement.
— … Mais je ne devrais pas t’en vouloir pour ça.
Il essuya ses propres larmes et reporta son attention sur le piège.
— Je ne veux plus te tuer, d’accord ? Alors… ne bouge pas pendant que j’essaie d’ouvrir ça.
Asher hocha la tête avec hésitation, observant Luci batailler avec le mécanisme rouillé. Le prince grogna d’agacement, tirant sur le métal sans succès.
Asher renifla.
— … Peut-être que si tu—
— TU VAS T’OUVRIR POUR L'AMOUR DE DIEU, BORDEL ?!
Excédé, Luci perdit patience et se mit à donner des coups de pied au piège, encore et encore, jusqu’à ce que le mécanisme rouillé se brise enfin.
Les mâchoires du piège s’ouvrirent d’un coup, libérant la jambe d’Asher.
Sans attendre, Asher recula à toute vitesse, ignorant la douleur, jusqu’à ce que son dos heurte un arbre. Son souffle court, il agrippa son genou blessé, comme pour se protéger.
Luci resta debout, figé, son propre souffle irrégulier.
Je viens de le libérer, et c’est comme ça qu’il me remercie ?!
Il s’attendait à ce qu’Asher lui accorde un pardon immédiat. Mais il comprit alors que la confiance ne se gagnait pas aussi facilement.
Il soupira, rengaina son couteau, et leva doucement les mains.
— Je ne vais pas te faire de mal, d’accord ?
Asher sursauta et se plaqua un peu plus contre l’arbre. Ses yeux verts, encore embués de larmes, fixaient Luci avec une peur évidente.
Il était réellement effrayé.
— Non… non ! Attends !
Luci s’arrêta immédiatement, levant ses mains encore plus haut pour montrer qu’il était désarmé.
L’agacement qu’il avait ressenti plus tôt disparut, remplacé par un malaise, une gêne. Il en faisait trop. Après tout, quelques instants auparavant, il avait tenté de tuer Asher. Gagner sa confiance ne se ferait pas en un claquement de doigts.
Il inspira profondément et tenta une autre approche.
— Tu es un démon vraiment bizarre, tu le sais ? Pourquoi tu as fui au lieu de te battre ? Avec ton corps, tu aurais facilement pu gagner…
Il hésita, puis ajouta :
— Honnêtement, je croyais que tu étais venu me tuer… Je… Je n’ai fait que me défendre.
Asher releva légèrement la tête.
Puis, soudain, il ouvrit grand ses ailes dans un geste instinctif pour paraître plus imposant. Son visage, encore strié de larmes, se crispa dans une mimique menaçante, dévoilant ses crocs aiguisés.
Luci sursauta, son cœur manquant un battement. Pour la première fois depuis le début de leur affrontement, il réalisa pleinement que ce gamin en pleurs était toujours un démon—une créature plus grande et plus forte que lui.
Mais aussitôt, Asher s’arrêta.
Il vit la peur traverser le regard de Luci et regretta immédiatement son geste. Son expression se fit douloureuse, honteuse. Il replia ses ailes autour de lui comme un enfant se cachant sous une couverture.
— Non… murmura-t-il d’une voix pleine de remords. Papa a dit que les gentils démons ne font de mal à personne…
Sa voix trembla.
— Je veux être un gentil démon. Je l’ai promis…
Luci cligna des yeux.
— Un… gentil démon ?
L’expression lui semblait absurde. Les démons n’étaient-ils pas censés être des monstres assoiffés de sang ? C’est ce qu’on lui avait toujours dit. Ce que la Bible affirmait. Comment un démon pouvait-il être… gentil ?
Pourtant, alors qu’il observait Asher, recroquevillé, honteux, quelque chose vacilla dans son esprit.
Son regard glissa vers le sol.
C’est à ce moment-là qu’il les vit.
Éparpillées autour d’eux, de délicates fleurs rouges aux pétales encore éclatants.
Luci plissa les yeux. Il s’en souvenait maintenant—Asher les tenait en arrivant.
Un démon apportant des fleurs à un humain ? Cela n’avait aucun sens.
Je veux comprendre la vérité. Je veux le comprendre, lui.
Il s’agenouilla, ramassa une fleur et la fit tourner entre ses doigts. Puis, il leva les yeux vers Asher.
— Attends… Ces fleurs… elles étaient pour moi ?
Le visage d’Asher vira aussitôt au rouge, et il détourna précipitamment le regard.
— T-tu pleurais…, marmonna-t-il. Je me suis dit… que ça pourrait te rendre heureux…
Luci serra un peu plus la tige de la fleur entre ses doigts. L’image de lui-même, seul dans l’obscurité, sanglotant en silence, lui revint en mémoire.
Il ravala sa salive.
Il avait attaqué un démon—un démon qui était venu le réconforter.
Ses yeux se posèrent sur les autres fleurs, formant un petit chemin entre lui et Asher. C’était sa chance de réparer son erreur.
Il ramassa une deuxième fleur et avança d’un pas.
— Elles sont jolies… Comment elles s’appellent ?
Asher, toujours tendu, le surveillait prudemment.
— Des camélias…
Luci attrapa une troisième fleur et pencha la tête.
— Des camélias ? Ce ne sont pas des roses ?
Asher suivait chacun de ses mouvements du regard.
— Les camélias ressemblent aux roses… mais ce ne sont pas des roses…
Luci cueillit la quatrième fleur et l’étudia.
— Alors pourquoi des camélias ?
Un long silence. Puis Asher murmura doucement :
— Les roses sont belles… mais les camélias sont encore plus beaux…
Il hésita avant d’ajouter d’une voix à peine audible :
— Ils ressemblent à tes yeux… pas comme les roses…
Luci se figea.
Il leva la fleur pour l’examiner de plus près. En son centre, un motif en forme d’étoile, encerclé de pétales rouge profond. Exactement comme ses yeux.
Lentement, il releva la tête vers Asher, un sourire espiègle aux lèvres.
— Alors… Tu trouves que mes yeux sont beaux ?
Asher croisa son regard… puis paniqua, virant immédiatement au cramoisi.
Luci pouffa.
Ahh, trop mignon.
— Tu as raison, ils sont magnifiques ! Comme mes yeux étoilés !
D’un geste satisfait, il cueillit la cinquième fleur et la fixa dans sa petite couronne dorée.
— Alors ? Ça me va bien ?
Asher leva timidement les yeux. Pour la première fois depuis leur rencontre, sa peur sembla vaciller.
Il vit sur le visage de Luci un sourire sincère et radieux—celui qu’il avait espéré voir en lui offrant ces fleurs.
Il ne put s’empêcher de murmurer :
— Tu… tu es vraiment joli…
Le sourire de Luci s’élargit.
— Oh ? Vraiment ? Tu trouves que je suis joli ?
Les oreilles d’Asher s’agitèrent, sa queue remua, et il peina visiblement à articuler une réponse cohérente.
Luci cueillit la sixième fleur et l’ajouta à sa couronne.
Asher déglutit.
— J-Je… P-peut-être…
Sa queue fouetta l’air nerveusement, ses ailes frémirent légèrement. Il n’était pas doué pour cacher ses émotions.
Luci fit un pas de plus, réduisant presque complètement la distance entre eux.
Asher réalisa—trop tard—que la dernière fleur était sous sa main. Instinctivement, il la saisit et la serra contre sa poitrine, comme s’il voulait la protéger.
Son cœur battait si fort qu’il pouvait l’entendre résonner dans ses oreilles.
Luci tendit doucement la main, paume ouverte. Il ne forçait rien—il attendait simplement.
— Bon… On n’a pas commencé du bon pied. Que dirais-tu qu’on recommence à zéro ? Moi, c’est Luci. Et toi ?
Asher garda la fleur contre lui, hésitant.
Luci soupira, passant une main dans ses cheveux bleus.
— Ce que j’essaie de dire, c’est… Je suis désolé. Tu peux me pardonner ?
Un long silence.
Puis, avec une hésitation presque timide, Asher tendit la dernière fleur.
— … Ash… Je m’appelle Asher.
Luci la prit avec précaution, ses doigts frôlant ceux d’Asher pour la toute première fois.
Et, l’espace d’un instant, le monde sembla s’arrêter.
Luci s’était attendu à ce que la peau d’Asher soit rugueuse, mais elle était douce, presque soyeuse.
Asher, lui, resta figé. La chaleur des doigts de Luci n’avait rien de semblable aux mains rugues et abimées de son père. C’était doux. Comme une caresse angélique.
Ce fut leur premier vrai contact.
Et le début d’un lien qui les unirait pour toujours.
—
Et c'est en se souvenant de ce moment que le prince adulte ouvrit enfin de nouveau les yeux.
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