Luci quitta la salle de bain et regagna sa chambre.
Après s’être séché, il remit lentement sa tenue, ajustant chaque pièce. Machinalement, le regard perdu dans le vide. Il lui restait encore la messe du soir à assister avant de pouvoir rejoindre Morphée.
Pourtant, il avait encore froid. Il attrapa sa cape royale et la posa sur ses épaules.
Puis, il se regarda dans le miroir de son armoire à glace, celle où devant il avait sobrement déposé la couronne. Le cercle d’or taché du destin sanglant l’attendait.
C’était lui. Et ce qu’il était devenu.
Il tira un peu plus sa cape sur ses épaules. Cette cape que n’importe qui aurait rêvé de porter. Mais lui… il la trouvait trop lourde.
Même aujourd’hui, en tant qu’adulte, elle semblait toujours trop grande pour lui.
Il devrait se sentir fier. Après tout, il était le prince de ce royaume. Mais tout ce qu’il ressentait, c’était un vide profond.
Un roi dans le mensonge, esclave dans le vrai monde.
Un prince de mirage à la tête d’un château de sable.
Tout était mensonge et faux semblant. Rien ne l’avait jamais fait se sentir en vie, autre que la douleur provoquée part la mort de ceux qui lui avait était cher. Et même là, il devait garder la tête haute, fainter l'indifférence.
Il n’avait jamais été heureux, jamais était vrai. Il n’avait jamais vécu pour lui-même. Chaque jour de son existence avait été dédié à ce royaume. À ses devoirs. À son peuple.
Jamais il ne s’était demandé qu'il voulait réellement être. Parce qu’il n’en avait pas le droit.
Ce manteau n’était pas un symbole de fierté. C’était un poids. Une prison.
Il avait toujours été "le prince". Jamais Luci.
Mais c’était la seule fois où quelqu’un lui avait demandé ce qu’il voulait.
Pourquoi se poser la question ? Son destin était déjà écrit.
Il tourna lentement la tête vers sa couronne posée sur la table. Il la regarda d'en haut et la fixa un instant.
Un cercle parfait. Une prison dorée.
Il posa lentement sa couronne sur sa tête, pour se retourner vers le grand miroir.
Son reflet lui renvoya l’image d’un homme brisé.
Un prince. Un futur roi. Rien d’autre.
C’est à cet instant qu’il aperçut une silhouette dans son miroir.
Son cœur manqua un battement.
Il se retourna brusquement, son cœur battant à tout rompre.
Son souffle se coupa.
Luci sentit son cœur cogner contre sa poitrine.
Ses doigts se crispèrent sur sa cape, et lentement, il avança vers le balcon.
Il sentait la pluie ruisseler sur ses cheveux, sur sa couronne, mais il s’en fichait.
Il ne lâcha pas une seule seconde le regard du démon devant lui.
Pas un mot. Pas un bruit.
Le monde entier avait disparu.
Seuls eux existaient à cet instant.
Luci s’approcha encore. Un mètre.
Asher, assis sur la rambarde, était à sa hauteur. Mais ses ailes immenses le faisaient toujours paraître plus grand.
Leurs regards ne se quittaient pas. Leurs cœurs battaient si fort qu’ils en avaient le souffle court.
Encore un pas.
Cinquante centimètres.
Luci leva lentement la main, hésitant.
Il voulait le toucher.
Mais… pouvait-il ?
Peut-être qu’Asher ne voulait plus d’un contact humain. Peut-être que le démon Lord qu’il était devenu ne ressentait plus rien pour lui.
Il s’arrêta.
Son cœur hurlait, mais il attendait un signe. Un signe qu’Asher était toujours le même.
Asher, lui, observait cette main tendue. Puis, son regard s’arrêta sur le petit anneau doré.
Il écarquilla les yeux.
Il l’avait… gardé ?
Comme hypnotisé, il leva sa propre main et toucha du bout des doigts la bague à l’auriculaire de Luci.
Luci sentit un frisson le parcourir.
Asher hésita. Puis, enfin, il posa sa main sur celle du prince.
Luci ferma un instant les yeux.
Ce contact… était chaud.
Il glissa doucement ses doigts jusqu’à la joue d’Asher.
Le démon frissonna.
Leurs visages se rapprochèrent.
Pendant un instant, le temps sembla s’arrêter.
Les doigts de Luci reposaient toujours sur la joue d’Asher, sa chaleur contre sa paume l’ancrant dans le réel. Ce n’était pas un rêve. Ça ne pouvait pas l’être. Son esprit refusait d’y croire, mais la chaleur de sa peau, le léger frémissement sous son toucher, étaient bien trop vrais.
L’entendre prononcer son nom heurta Asher comme un coup de tonnerre en pleine poitrine. Un frisson parcourut son corps, tandis qu’une vague d’émotions contradictoires s’abattait sur lui. Ses pupilles s’élargirent, passant de leurs fines fentes draconiques à des cercles presque parfaits, comme deux lunes reflétant la tempête qui grondait en lui.
Il voulait répondre.
— Je… Je…
Luci était si proche. Leurs regards s’étaient retrouvés, accrochés l’un à l’autre comme s’ils avaient peur que l’instant ne leur échappe. Asher sentait son propre cœur tambouriner dans sa poitrine. Dans les yeux de Luci, il pouvait voir la même chose : cette hésitation, ce désir, cette envie de briser enfin le mur invisible entre eux.
Mais alors qu’Asher s’apprêtait à faire le dernier pas—
Un éclat rouge brilla derrière Luci, se reflétant dans les yeux de Asher. Ces pupils par instinct s’étaient rétrécies.
Cette lumière il la connaissait, c'était la lumière des flammes humaines.
Des torches.
Tout vola en éclats.
Les lourdes portes de la chambre s’ouvrirent brusquement, heurtant le mur dans un bruit sourd. Des gardes s’engouffrèrent à l’intérieur, torches brandies et armes dégainées.
— Vite ! Protégez le prince !
Asher n’eut pas le temps de réfléchir. Son corps réagit avant son esprit. Son instinct prit le dessus, et en une fraction de seconde, il fit ce que n’importe quel bête traquée ferait—
Il attrapa Luci et s’envola.
— Attends—AHHHHHH !!
Le monde bascula.
Luci sentit son corps être serré contre une masse brûlante, ses pieds quittant le sol. Ce fut si rapide que sa couronne tomba de sa tête.
— A-Asher—! Tu m’écrases ! Relâche-moi— !
Mais sa voix se perdit dans le tumulte. Parce qu’à peine avait-il ouvert la bouche qu’il réalisa—
Le sol n’était plus sous lui.
L’air s’engouffra violemment dans ses vêtements. La pluie, qui quelques instants plus tôt tombait doucement, se transforma en un torrent glacé contre sa peau.
Il baissa les yeux.
Le château… était déjà loin, si petit en bas.
Il criait intérieurement OH MON DIEU OH MON DIEU OH MON DIEU !!! NE ME LÂCHE PAS ! NE ME LÂCHE PAS !!!!!!!
Son cœur battait à tout rompre, tambourinant dans ses tempes. Ses doigts s’accrochèrent désespérément à Asher, agrippant le tissu de sa tunique comme si sa vie en dépendait. Le vent rugissait à ses oreilles, la pluie fouettait son visage, et son esprit sombrait dans une spirale de panique.
Sa vision se brouilla. Son souffle se coupa. Son estomac se retourna.
Puis…
Plus rien.
Luci s’évanouit.
Asher battit furieusement des ailes, se maintenant en vol stationnaire au-dessus du château. Il jeta un coup d’œil à Luci dans ses bras.
Le prince était inconscient.
Asher réalisa enfin le désastre, une situation qu’il n’avait pris que quelques secondes pour lui échapper.
— OH MON DIEU QU’EST-CE QUE JE VIENS DE FAIRE ?!?
Il raffermit sa prise, en paniquant intérieurement.
Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas mort !!!
En bas, c’était le chaos. D’autres torches s’allumèrent, une mer de feu illuminant la cour du château. Les gardes couraient en tout sens, des ordres étaient hurlés, des arcs étaient levés.
Redescendre était impossible.
Et il ne pouvait pas non plus tout simplement reposer la Belle au bois dormant quelque part et repartir comme si de rien n’était, surtout avec cette pluie.
Parce que… parce que bon sang, il venait littéralement d’enlever le prince sous les yeux de tout son chateau.
Oh. Oh, c’était grave. Très, très grave.
Il n’avait qu’une seule option.
Il referma la cape royale autour du prince, le serrant plus fermement contre lui. Ses écailles chauffèrent instinctivement, diffusant une chaleur protectrice contre le froid mordant. Son regard plongea une dernière fois vers le château en contrebas.
Puis, sans plus d’hésitation, Il s'envola au loin.
Les gardes étaient encore en pleine confusion, échangeant des ordres précipités. Il balaya la pièce du regard, haletant, avant que quelque chose ne capte son attention.
Un éclat doré scintilla sur le sol.
Lentement, il s’approcha du balcon. Ses doigts effleurèrent la couronne abandonnée. Il la ramassa avec une précaution presque cérémoniale, son regard s’assombrissant. Il inspira profondément, puis, après une seconde d’hésitation, ferma les yeux et murmura une incantation.
Une langue ancienne, le Latin. Le tout premier sort que Luci lui avait appris.
L’air dans la pièce sembla vibrer.
Ses yeux virèrent à l’écarlate.
Dans un geste lent, il détacha ses cheveux. Puis, avec un calme glaçant, il posa la couronne sur sa propre tête.
Lorsqu’il se retourna vers les gardes, son visage n’était plus tout à fait le sien. L’illusion était parfaite. Seuls ceux qui connaissaient Luci dans son intimité auraient pu percevoir la nuance subtile, la légère tension dans son regard.
Sa voix, pourtant, était identique.

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