Ne se souciant pas un instant du veilleur de nuit qui pourrait les voir, Icare passa les grilles, s'éraflant la paume au passage. Mais ce n'était pas bien important. Apollodore suivit, avec un peu plus de souplesse, sans poser de questions comme si cette escapade avait été préméditée et qu'ils s'étaient mis d'accord pour la visite nocturne et interdite du plus grand cimetière parisien. 

Le vaste domaine s'étendait sur plus de quarante quatre hectares.

Le vent faisait bruisser les arbres.

L'atmosphère en était presque rendue irréelle.

Devant la tombe au sphinx ailé d'Oscar Wilde, Icare s'arrêta pour réciter :

« Derrière chaque chose exquise, il y en a une tragique. Des mondes entiers doivent être en gésine pour que la plus humble fleur puisse éclore... Et quel charme ! »

Ces mots, retenus par cœur, comme une poésie quittant sa bouche, il sortit de sa poche un petit tube noir au bout conique. Un rouge à lèvres. Il l'avait prit dans la salle de bain d'Alberta. Juste après avoir couché avec elle. Il ne savait pas très bien pourquoi il l'avait mit dans sa poche, ni même pourquoi il avait laissé la jeune femme s'offrir à lui. La teinte était tout à fait commune, discrète, un beige clair à peine rosé, pas même le rouge vif classique, emblématique de la sensualité. Mais il avait immédiatement été attiré par cet objet, sachant que personne ne pourrait le savoir, il l'avait mit dans sa poche, suivant son impulsion sans plus y réfléchir.

« Qu'est-ce que tu fais ? » Interrogea Apollodore en le voyant déboucher le produit.

« Je vis. Et la vie a besoin de couleur. Cruellement. »

D'un geste imprécis, inégal, il l'étala sur ses lèvres. La texture crémeuse était étrange, mais pas si désagréable. 

Il s'approcha de la tombe et alors déposa ses lèvres sur la pierre froide, y laissant la trace d'un baiser. Le froid du marbre contre sa bouche lui conféra un frisson, et une myriade de sensations nouvelles. Des picotements dans tous le corps, comme s'il venait d'y réveiller un intrus. Un intrus qui sommeillait en lui depuis toujours sans qu'il n'en ait conscience. Désir. Plaisir. Alors qu'il laissait sur la pierre la trace rougeoyante de ses lèvres, et que ses doigts parcouraient le corps du sphinx -émasculé quelques années au paravent par deux touristes anglaises, trop prudes, que la vue de ses parties intimes indisposaient, lesdites parties génitales servant encore selon la légende de presse papier au conservateur du musée-, sa vision se brouilla un peu. C'était comme s'il pouvait voir les ondes que chaque son autour de lui provoquaient dans l'univers. Ou peut-être que c'était univers qui produisait les sons. L'univers qui lui murmurait à l'oreille. En la plus mystérieuse des mélodies.

Le bruissement des arbres, d'un bleu tendre. Leurs pas dans les graviers d'un pourpre profond. Et au milieu de toutes ces couleurs froides, le timbre chaud d'Apollodore, d'un jaune d'or solaire s'imposait. Royal. Icare aurait voulu suivre le moindre de ses ordres. Lui obéir comme un loyal vassal. Oui, Apollodore serait le seul pour qui il pourrait jamais courber l'échine. Il ne savait pas pourquoi, mais l'idée même de se mettre à genoux devant lui était saisissante, alléchante. Séduisante alors qu'elle aurait du tout avoir de révoltante.

« Pourquoi tu as fait ça ? » Interrogea le noir pour qui l'attitude d'Icare était -ce soir plus que jamais- un mystère sans le moindre sens.

« Pour la beauté du geste. Et parce que ça lui aurait plu. À Wilde. Parce que c'était le père de l'impertinence, de l'audace. Il a été traité de dépravé, de dévergondé, mais plutôt que de s'en excuser, il s'est contenté de se complaire dans l'impudicité de son inconduite. C'était comme de crier un gros VA TE FAIRE FOUTRE à toute la belle et grande société anglaise. Et ça c'est quand même génial. »

Apollodore trébucha sur les pavés inégaux du chemin, parce qu'il ne regardait pas où il allait, il ne regardait qu'Icare et ses grandes théories sur la vie. Il s'assit sur une tombe comme s'il ne s'agissait que d'un simple banc. Sa perception des distances était troublée. Il était évident que c'était à cause de ce qu'Icare lui avait fait ingérer, pourtant il ne pouvait s'empêcher de se demander s'il ne serait pas plus sage de rentrer se reposer, ou bien carrément de se rendre chez un médecin.

« Pourquoi tu t'assois ? On ne vis pas pour s'assoir. »

« Ma tête me tourne. » 

Dans sa bouche, sa langue était devenue pâteuse.

« Sérieusement ? Tu vas gâcher un trip sous LSD parce que ta tête tourne ? C'est le but Apollo. Ce n'est pas ta tête qui tourne, c'est le monde tout autour. Et dans ces brumes liquides, dans les couleurs qui se mélangent, c'est là que tu peux en discerner les secrets. Les secrets du monde. Bien gardés loin des yeux de tous. Mais pas des libres penseurs comme nous. Nous on peut regarder au delà du mur opaque des conventions et voir ce que le monde renferme de sacré. »

« Je ne suis pas sûr de savoir où tu veux en venir Icare. »

« Ok. Je vais te le montrer dans ce cas. »

Icare s'approcha de la tombe sur laquelle Apollodore était avachi et lui tendit une main.

« Alors ? »

« Quoi ? »

« Bah prends ma main. »

Apollodore ne se le fit pas dire deux fois. Il glissa sa paume sur celle d'Icare. Les doigts de ce dernier étaient froids, et machinalement Apollodore les porta à sa bouche pour les réchauffer d'un souffle, avant de déposer un baiser sur ses phalanges, totalement par impulsivité. De toute façon il était loin d'être en état de se poser des questions sur la signification qu'aurait pu prendre ce geste. Icare le tira pour le forcer à se redresser sur ses deux jambes. Icare posa une main sur sa taille, tant pour s'assurer qu'il ne dégringolerait pas que pour se positionner comme son précepteur le lui avait apprit quand plus jeune il avait été forcé d'apprendre les rudiments de la danse.

« Écoute la musique. »

« Quelle musique ? »

« Celle du monde. Celle qui ne quitte jamais ta tête. »

Et il se mirent à valser. Icare menait clairement la danse, mais de toute façon Apollodore l'aurait suivit les yeux fermés, sinon qu'aurait-il fait là, au milieu d'un cimetière en pleine nuit.

Son champ de vison tout autour de lui se réduisit. Il ne distinguait plus que des formes floues alors que les couleurs se mêlaient entres elles, se mélangeant aux sons. C'était une expérience singulière, presque effrayante, mais foutrement libératrice. Et au milieu de tout cela, comme un point d'ancrage, le visage souriant d'Icare qui illuminait la nuit. Dans ce voyage mental de sensations étrangères, Icare était son étoile du berger. Apollodore l'aurait suivit partout, quitte à en devenir chèvre. Il laissa sa tête tomber en arrière le regard tendu vers le ciel sombre. Aucune de ces étoiles ne semblait si brillante qu'Icare, qui face à lui était étincelant. Sous son regard, les étoiles du ciel s'étirèrent comme un million de météores tournant autour d'eux. Cette image incrusta sa rétine et marqua son esprit. C'était comme prendre une photo mentale, une photo en mouvement, avec un temps de pause trop long, restituant les lumières du ciel dans un flou cinétique. 

Et soudain il comprit toute l'essence même de la beauté de la nuit étoilée de Van Gogh. Parce qu'il l'avait sous les yeux' la version originale. Réelle et magnifique. Icare avait tenu sa promesse de lui faire découvrir les secrets de l'univers ce soir et c'était une sensation miraculeuse à la limite du sacré. Prodigieux. Icare était tel le thaumaturge originel, faiseur de miracle parmi les plus illustres, il rayonnait de clairvoyance.

_

Hello par ici ! Comment ça va ? Ça fait un bail, pas vrai ?

Je suis heureuxe de vous annoncer la reprise de cette histoire, avec un rythme de publication d'un chapitre par semaine, tous les vendredis :)

Ne vous en faites pas, je ne vais pas à nouveau redisparaitre au bout de deux mois, puisque j'ai pris le soin de finir l'écriture avant de recommencer à poster. (Bon c'est un tout petit mensonge, parce qu'il me reste trois ou quatre chapitres à écrire mais ils sont vers la fin de l'histoire, aux alentours du chapitre 25, alors on a largement le temps de voir venir, surtout qu'ici je divise les chapitres en trois parties).

Voilà, j'espère que vous serez heureux de remonter dans le train des aventures d'Icare et Apollodore. N'hésitez surtout pas à commenter, ca m'aide vraiment à garder le moral, et quelque part, c'est pour tous vos petits retours que je m'embarasse à poster ici haha ♡

Kisu ❤️‍🩹,

Avec amour et dévotion (Ça fait une éternité que j'avais pas écrit ça, je risquerais presque de verser ma petite larmichette)

ParadoxalementParadoxale.