Douze ans plus tôt
Luci hocha la tête, un peu hésitant.
— Ah euh… bien sûr !
Asher attrapa le poisson d’une main, puis enroula sa queue autour du manche du couteau, le soulevant avec une étonnante dextérité.
Luci écarquilla les yeux.
— Tu peux utiliser ta queue pour attraper des objets ?!
Asher bomba fièrement le torse, bras croisés.
— Bien sûr ! Et pour plein d’autres choses ! Papa disait toujours : "T’es peut-être pas le plus habile avec tes mains, mais au moins, t’as une queue incroyablement agile !"
Il souriait fièrement, la lame tenue bien droite par sa queue.
Luci haussa un sourcil.
Asher se remit à sa tâche avec sérieux.
— Bon, tu peux pas découper le poisson au hasard. D’abord, tu coupes la tête comme ça… Puis la peau s’enlève facilement comme ça… Ensuite, tu glisses la lame ici pour retirer l’arête… et maintenant, tu peux faire des tranches. Tu vois ?
Luci observa avec attention. Asher continua.
— Wow… Ton couteau coupe super bien.
Luci prit une grande inspiration et attrapa un autre poisson.
— Bon… Maitre Asher, c’est bien noté !
Asher haussa un sourcil.
— Maitre Asher ? …Hmm… Maitre, ça sonne bien en vrai ! Maitre Asher et son apprenti Luci !
Luci tenta de reproduire ce qu’il venait de voir, le résultat fut approximatif.
— Tadaaaa !
Il montra fièrement son travail… ou plutôt, son massacre. Mais bon, au moins, ça ressemblait vaguement à du poisson en morceaux.
Asher le regarda d’un air dubitatif.
— …Ouais. Ça devrait aller.
… Je suis peut-être pas un si bon prof que ça.
Une fois le poisson préparé, Asher le fit griller sur une pierre plate, démontrant une nouvelle fois son étrange capacité à chauffer les choses avec ses mains.
Luci le fixait, impressionné.
— Attends… Tu peux devenir aussi chaud que ça ?!
— …
Asher détourna le regard, un peu gêné.
Luci sourit.
— C’est trop cool ! Tu peux faire tellement de trucs avec tes mains et ta queue !
Asher rougit encore plus.
Ils finirent par mélanger le poisson grillé à la soupe, remplissant des assiettes en bois rudimentaires.
Asher posa l’assiette devant Luci.
— Voilà, ce soir, poisson grillé sauce aux champignons, par le grand maître chef Asher... et son apprenti Luci !
Luci regarda son repas avec une certaine perplexité.
Toute sa vie, on lui avait servi ses plats dans des assiettes en porcelaine avec des couverts en argent. Ici… tout était rustique. La présentation était loin d’être raffinée.
Mais il avait faim.
Il prit une bouchée.
Ses yeux s’agrandirent immédiatement.
— Mmh ! Mais… enfaite c’est trop bon !
Il regarda son assiette avec étonnement.
— Ça a l’air affreux, mais c’est super bon !
Asher haussa un sourcil.
— Affreux ? Bah… on s’en fiche, non ?
Luci réfléchit une seconde, puis haussa les épaules.
— …Ouais, t’as raison. ON S’EN FICHE !
Il se remit à manger avec appétit. C’était simple, mais ça avait un goût authentique. C’était peut-être la première fois qu’il appréciait un repas sans se soucier des apparences.
Bientôt, son assiette fut vide.
Il tapa son assiette avec sa cuillère, frustré.
-…J’en veux encore.
Asher remarqua son manège.
— …Tu veux que je te resserve ?
Luci hésita.
— Euh… Je peux ? Les adultes disent toujours qu’un plat suffit à mon âge…
Asher haussa les épaules.
— Ils sont pas là, non ?
Un sourire espiègle se dessina sur le visage de Luci.
— …Ouais… ENCORE !
Asher croisa les bras.
— Et le mot magique ?
Luci roula des yeux.
— …Euh… S’il te plaît ?
Asher rit et hocha la tête.
— Très bien ! Tu veux combien ?
— TOUT.
Asher écarquilla les yeux.
— Hein ?!
Luci vida joyeusement l’assiette supplémentaire, puis attaqua les fruits qu’Asher lui proposa en dessert. Sans aucune retenue.
Quand même les lucioles commencèrent à s’endormir, eux aussi finirent par avoir sommeil.
Asher bâilla. Luci, instinctivement, en fit de même.
Après avoir rampé, le démon s’étira avant de se laisser tomber dans un petit nid de plumes et de paille, couvert de vieux tissus.
— Luci ? Tu viens dormir ?
Luci hésita.
Son propre lit, au palais, était immense, garni de soie et de coussins moelleux. Ce tas de plumes et de tissus lui semblait si petit, si rudimentaire… mais il n’avait pas vraiment d’autre choix.
Il posa sa cape sur le lit pour l’adoucir un peu, puis s’y installa, raide comme un bâton. Il est beaucoup trop proche d’Asher, leurs épaules se touchent presque. C’était… étrange. Il n’avait jamais dormi avec quelqu’un.
Le silence s’installe.
Allongé dans le noir, Luci ne trouvait pas le sommeil. Son regard suivait les petites lucioles qui s’éteignaient une à une, plongeant l’abri dans une obscurité plus profonde. Cette journée lui semblait déjà irréelle, comme un songe étrange dont il peinait à saisir le sens.
Alors la vie pouvait être simplement comme ça ?
Peut-être que rien ne l'obligeait vraiment à devenir roi… S’il abandonnait ses responsabilités, il pourrait être… libre ? Après tout, qui se souciait de lui en tant que personne ? Ironiquement, le seul à l’appeler par son prénom… était un démon.
Avec Asher, il pouvait juste être Luci. Un prince n’a pas le droit d’être faible. Un prince n’a pas le droit d’être perdu. Mais ici, au creux de cet arbre… il pouvait être un enfant.
Il tourna la tête vers Asher. Le démon dormait paisiblement, ailes repliées contre lui, souffle lent et régulier. Un petit sourire effleura les lèvres de Luci avant que ses doutes ne reviennent l’assaillir.
Pourquoi devrais-je me battre pour un peuple qui ne se soucie même pas de qui je suis vraiment ? Un enfant n’a rien à faire sur un trône… Je n’étais même pas capable de cuisiner avant ce soir. Comment pourrais-je être prêt à prendre des décisions pour tout un royaume ?
Il serra les poings. Il ne voulait pas de cette responsabilité. Il n’était pas prêt.
Son père avait toujours attendu de lui un successeur parfait, mais… avait-il seulement cru en lui ?
Si je suis honnête… je suis sûrement un échec à ses yeux.
C’était sa mère, pas le roi, qui lui avait appris la magie. Son père ne lui avait jamais rien transmis lui-même. Ni la chasse, ni le combat. Toujours un professeur, jamais un moment partagé avec lui. Chaque fois que Luci essayait de lui montrer quelque chose, une pierre précieuse empruntée à sa mère, une danse apprise en l’observant, il n’obtenait qu’un regard empli de déception et une liste d’ordres sur ce qu’un futur roi devait faire ou ne pas faire.
Papa ne m’a jamais rien appris. Pas comme Asher et son père… Et maintenant qu’il n’est plus là, je ne pourrai jamais changer ça…
Sa gorge se serra. Il ravala un sanglot.
Ses parents n’étaient plus là. Et même Lucio n’avait pas le droit de partager son fardeau avec lui, de savoir le secret. Il était seul, désormais…
Il n’était pas prêt à remplacer ses parents. Prendre la place de son père, c’était les laisser partir pour de bon. Les tuer une seconde fois. Il n’était pas prêt à ca, à être roi, jamais.
Quelqu’un d’autre ferait un meilleur roi que moi… pas vrai ? Je devrais peut-être rester ici pour toujours, même quand Asher sera guéri. Après tout, cette guerre contre les démons, la protection du royaume… pourquoi cela devait-il reposer sur moi ? Juste parce que le roi était mon père ?
Les adultes peuvent bien se débrouiller sans moi. Ce serait mieux pour le royaume. Et pour moi aussi… non ?
Tic… toc… ploc… ploc… ploc…
Un frisson le parcourut. L’air s’était rafraîchi avec la pluie. Une goutte d’eau glissa d’entre les feuilles, effleurant sa joue. Il se recroquevilla, serrant ses genoux contre lui. Instinctivement, il se rapprocha d’Asher, surpris par la chaleur qui émanait de lui.
Asher, lui, ne craint pas le froid de la pluie. Ni le froid de la solitude. Il est fort… Si Asher n’était pas un démon, il ferait sûrement un meilleur roi que moi.
Cette pensée lui fit mal. Une larme silencieuse coula le long de sa joue.
Asher remua légèrement, les yeux encore clos, sa voix endormie brisant le silence.
— Luci… n’est pas seul.
Luci s’arrêta de bouger. Il avait dû le réveiller…
— On a promis de s’aider, non ?
— … Ce n’est pas quelque chose où tu peux m’aider, murmura le prince, la gorge serrée.
Asher ouvrit légèrement un œil, confus, puis doucement il entrouvrit ses ailes dans une invitation.
— Je peux voir que tu as froid… mais si tu restes près de moi, je peux t’aider pour ça, non ?
Luci cligna des yeux, un peu pris de court.
— Ah…
Il venait de comprendre qu’il parlait du froid. Son regard hésita.
C’est un démon. Mais… Il est plus facile de braver le froid ensemble. Je ne veux pas affronter ça seul.
…
Je ne veux pas être seul.
— … Je suppose.
Il finit par glisser sous l’aile tendue, se blottissant contre Asher. Un instant de réconfort dans l’enfer de sa vie, au creux des bras d’un démon.
Asher était incroyablement chaud. Comme un feu de camp vivant. Luci ferma lentement les yeux. Son cœur battait fort. Il n’avait jamais été aussi proche de quelqu’un. Même pas de sa mère, qu’on lui avait si vite arrachée, remplacée par des nourrices et des servantes.
— … Et peut-être que ça te rendra un peu moins triste aussi, ajouta doucement Asher.
C’était comme s’il avait lu dans ses pensées. Comme s’il avait compris sans un mot son chagrin. Luci rougit, surpris.
Il ne répondit pas tout de suite. Il se contenta d’enfouir son visage contre l’épaule du démon, s’accrochant à lui, profitant de cette chaleur réconfortante.
— … Un peu. merci.
Il n’y avait aucune logique à tout ça. Pourtant, ce petit démon ne réchauffait pas seulement son corps… Il apaisait aussi, un peu, son cœur de prince solitaire.
Luci finit par s’endormir, bercé par la respiration régulière d’Asher et la douce chaleur de ses écailles.
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