La tache d’encre se dirigea sans un bruit vers la porte au fond du couloir. Un filet de lumière passait sous celle-ci et éclairait faiblement d’une douce lumière orangée cette partie de la maison.
La créature poussa du bout d’un tentacule la porte, qui ne bougea pas. Elle regarda quelques instants les trésors qu’elle transportait avant de les déposer délicatement sur le sol. Et de se glisser sous le battant de la porte dans la pièce.
La pièce était une chambre éclairée par un feu de cheminée. Elle comprenait sur la droite un lit et une penderie. Sur la gauche, une petite table et une chaise étaient installées devant la cheminée. De partout, des vieux livres étaient entassés en piles irrégulières sur le sol.
La tache d’encre s’approcha de la pile la plus proche avec empressement. Elle poussa le livre du dessus par terre. Celui-ci tomba ouvert dans un grand nuage de poussière. La créature commença aussitôt à siphonner l’encre, n’hésitant pas à tourner les pages.
« Miaou ? »
La créature se figea. Se retourna après quelques secondes. Et se retrouva nez à nez avec une autre créature à cinq tentacules.
*****
Irno s'ennuyait ferme.
Ce n'était certainement pas habituel pour lui. Vivre dans la maison de Zokel, c'était s'exposer en permance à des sorts ratés, des explosions, des potions aux fumées toxiques, des plantes semi-intelligentes récupérées on-ne-savait-où et des humains en colère qui venaient s'en prendre au magicien. Irno avait fini par developper un 6ème sens pour distinguer les situations intéressantes des situations dangereuses. Il échappait donc avec brio à toute facheuse conséquence tout en s'amusant des réactions paniquées des humains. Et s'il pouvait rajouter au chaos... eh bien, il ne s'en privait pas.
Cela dit, la dernière expérience du magicien avait dépassé les bornes. Le slime qui avait recouvert tout le troisième étage n'avait pas épargné son lit et ses cousins moelleux. Sacrilège !! Même après cinq jours de nettoyage intensif, l'odeur infecte restait imprégnée dans les tissus !!
Irno avait donc clairement fait comprendre à Zokel son mécontentement, en lui laissant un cadeau bien senti dans ses pantoufles le soir même. Et en utilisant le lit du magicien comme juste retribution en attendant qu'il comprenne enfin qu'il fallait racheter de nouveaux coussins. Toutes les tentatives pour l'en déloger s'étaient soldées par des échecs, avec des griffures profondes pour retenir la leçon. Depuis, Zokel dormait dans son laboratoire.
Le magicien s'en tenait pour l'instant à des expériences plus théoriques. Il sentait majoritairement le papier et l'encre ces derniers jours. Une bonne chose à priori, mais au bout d'une semaine, Irno commencait vraiment à s'ennuyer.
Jusqu'à maintenant.
Une drôle de créature qui sentait fortement l'encre venait de rentrer dans la chambre en glissant sous la porte. Curieux. Irno était donc descendu du lit pour la voir de plus près.
Chacun observa l’autre avec fascination pendant une longue minute.
Irno était indécis sur l'espèce exacte de la créature. Est-ce que son corps est solide ou liquide ? Il brille avec le soleil comme de l'encre fraiche. Mais il ne se répand pas sur le sol. Bizarre. Il lui donna un coup de patte.
La tache d’encre recula sous le coup, sa forme vacillant avant de se stabiliser.
Le chat, trouvant cela amusant, recommença. Un peu plus fort.
Cette fois-ci, le coup projeta de l’encre de partout. La créature recula encore et se recroquevilla sur elle-même en fronçant les yeux.
*****
La créature ne trouvait pas drôle du tout d'être attaquée de cette façon et ne voulait pas redevenir tout faible comme plus tôt dans la journée !
Le coup suivant lui fit encore perdre de l’encre et cette fois-ci, trop c’était trop. Je vais te faire passer l’envie de m’attaquer, drôle de chose à cinq tentacules !
Et la créature poussa violemment Irno loin d'elle. Le chat, offusqué, répondit avec un bon coup de griffes, qui sépara le tentacule du reste du corps. L’encre retomba au sol avec un grand « Splash ! ».
DANGER !!! Ses tentacules sont coupants ! Comment me défendre contre ça ?!
La tache d’encre tenta de former une sorte de griffe pointue en retour. Le résultat étant assez pitoyable, elle multiplia ses griffes pour compenser.
Devant son attitude, le félin se mit à faire le dos rond et à feuler avant de lui décocher un deuxième coup de griffe, qui trancha un autre appendice.
La griffe d’encre en représailles manqua largement sa cible, Irno ayant facilement esquivé l’attaque. Mais le sifflement de l’attaque dans l’air effraya quand même le félin qui recula temporairement. Pendant ce temps, les tentacules étaient affairés à récupérer un maximum de l’encre perdue. Il fallait quitter la pièce le plus rapidement possible !
Le chat feula une nouvelle fois avant de sauter sur la créature et d'y enfoncer ses griffes. Les griffes d’encre s’agitèrent dans l’air, tentant de déloger le félin, mais réussissant surtout à se détruire mutuellement. Les gouttes d'encre volaient dans tous les sens ! En désespoir de cause, le corps de la créature se couvrit de longues piques pointues, ce qui parvient enfin à faire descendre Irno.
La tache recula aveuglement vers la porte et se faufila dessous le plus vite possible. Une fois de l’autre côté, elle récupéra ses trois trésors et déguerpit dans le couloir sans demander son reste.
Dans la chambre, Irno grattait à la porte en miaulant avec rage, tentant de poursuivre son adversaire. Quel culot de la part de cet intrus de pénétrer sur son territoire et de l'attaquer ! La poignée tressautait violemment sous ses tentatives.
La tache d’encre se jeta dans l’escalier, pressée de s’éloigner à tout prix du félin avant que celui-ci ne la rattrape. La créature s’écrasa sur la marche inférieure et se précipita immédiatement vers la suivante, en laissant des résidus partout.
La porte de la chambre s’ouvrit dans un grand bruit. Tandis que le félin arrivait en courant, la tache continua sa dégringolade dans l’escalier. Elle parvenait à perdre de moins en moins d’encre à chaque saut et arriva enfin en bas de l’escalier.
*****
L’escalier donnait sur un petit couloir desservant trois portes. A droite, la large porte du salon était fermée. A gauche, celle de la cuisine était entrouverte, laissant passer les voix de Zokel et Grégor dans le couloir.
« Mais qu’est-ce qu’il se passe là-haut ? J’espère que ce foutu chat ne m’a pas créé du bazar en plus ! J’en ai déjà bien assez à cause de sa bourrique de maître ! » Grogna le mercenaire en ouvrant la porte. « Je vous préviens, si jamais il a… SKELLUS !!».
Grégor laissa échapper un juron et ne termina pas sa phrase, trop horrifié par la scène devant ses yeux. Il y avait dans le couloir une chose noire de la taille d’une miche de pain avec des piques et des griffes acérées !
« MAIS QU’EST-CE QU’UN MONSTRE FAIT ICI ??!! ZOKEL, QU’AVEZ-VOUS ENCORE FAIT ?!! »
C’est à ce moment-là que Irno déboula de l’escalier avec un grand feulement. Venant de glisser sur l’encre répandue dans l’escalier, il ne put arrêter sa course et renversa le porte-manteau. Le chapeau de magicien de Zokel lui tomba dessus, ne laissant plus apparaitre que le bout de sa queue.
« Miaaouuuu !!!!!! »
En réaction à l’arrivée du félin, la créature s’était rapprochée de la cuisine, comme apeurée. Le monstre a peur d'un chat ?? Le mercenaire réalisa avec surprise.
Grégor saisit le balai à côté de la porte et l’agita vers la créature dans de grands mouvements.
« Allez, oust ! Du balai ! Dehors ! ». Le mercenaire asséna un coup violent à la créature… qui n’eut pas l’effet escompté. Le balai passa à travers son corps, projetant un liquide noir sur les murs.
« ZOKEL !! Qu’est-ce que c’est que ce monstre magique ?! Comment on s’en débarrasse ?! » S’exclama Grégor, interloqué.
« Mais de quoi vous parlez, Grégor ?! Il est impossible qu’il y ait un monstre ici, la ville est protégée par une barrière magique infranchissable ! » Rétorqua Zokel, en s’approchant.
« Je sais ce que je vois, Zokel, il y a un monstre dans le couloir, couvert de piques et de griffes ! Je ne suis pas fou ! Ramenez-vous et immobilisez-le avec votre magie, la force physique n’a pas l’air de… ARGH !! Foutu chat !!! ».
Irno, toujours empêtré dans le chapeau avait sauté griffes sorties sur ce qu’il pensait être la créature et avait en réalité planté ses griffes… dans les cuisses de Grégor. En réaction instinctive, le mercenaire lâcha d’une main le balai pour lui faire lâcher prise et le balai dans son élan frappa Zokel en pleine tête. Le magicien tomba comme une pierre.
La créature profita de la diversion pour foncer vers la porte d’entrée, à travers laquelle on voyait passer la lumière du jour. Elle se faufila entre deux planches un peu écartées et s’enfuit à l’extérieur, laissant derrière elle un beau capharnaüm.
*****
Dehors, il fait jour. Le soleil de midi tapait fort, éclairant les rues remplies de passants rentrant chez eux déjeuner ou grignotant sur le pouce un plat acheté à l’une de multiples échoppes de la ville.
La tache d’encre s’éloigna le plus loin possible de la maison. Elle glissait rapidement sur les pavés, comme une ombre silencieuse. Un homme transportant une caisse en bois remplie de fruits et légumes sursauta lorsque la créature passa rapidement devant ses pieds. « Skellus !! Mais qu’est-ce que c’est que ça ! » S’exclama-t-il en essayant de se rattraper sans lâcher sa précieuse cargaison.
Plusieurs autres habitants, alertés par son cri tournèrent la tête et virent filer l’ombre filer dans une autre rue. Partout, les gens pointaient la créature dans sa fuite, appelant la garde et alertant les autres de la présence d’un monstre dans la ville.
Un magicien tenta d’envoyer un sort de boule de feu vers le monstre afin de le réduire en cendres. Le premier jet tomba à côté tandis que le deuxième incendia une charrette à proximité. C’est que le monstre était rapide ! Et plus le temps passait, plus il se déplaçait avec agilité et discrétion, se rapprochant peu à peu des quartiers les moins bien famés. Ceux-ci, plus étroits et moins visibles, lui offrirent de meilleures cachettes et plus d’ombres dans lesquelles se fondre.
La créature finit par se réfugier dans l’ombre de tonneaux et sacs d’ordures entassés. Elle ne bougea plus jusqu’à la nuit tombée. De nombreux mages passèrent tout l’après-midi à quadriller la ville, cherchant le monstre, en vain.
*****
A la tombée de la nuit, la créature avait appris de nombreuses choses en observant les allers et venues dans la ruelle. Les grandes créatures qui marchaient sur deux tentacules s'appelaient "humains". Aucun humain n’aimait s’approcher de sa cachette, ce qui en faisait une excellente cachette. Les humains recouverts de longues bandes de tissus étaient plus dangereux que ceux avec des piques. Les drôles de choses à cinq tentacules s’appelaient des "chats", et leurs tentacules des "pattes". Les chats déambulaient dans la rue librement. Et les humains semblaient les apprécier. Alors qu'ils poussaient de grands cris à son approche !
La tache d’encre boudait. Elle regarda ses tentacules. Puis regarda le chat le plus proche, qui dormait tranquillement sur un tonneau.
Elle forma une patte d’encre. Puis deux. Quatre. Cacha ses piques et ses tentacules. Forma une sorte de tête. Avec ses yeux, cela faisait une drôle de créature.
Elle tenta de bouger comme un chat. Et se cassa la figure. La créature passe toute la nuit à apprendre à apprendre à marcher, déterminée. Elle testa son camouflage plusieurs fois sur les quelques humains encore dehors à cette heure tardive.
Avec la nuit, les humains ne regardaient pas trop quand la créature sortait de la ruelle. Mais quand elle s’approchait plus près d’eux, le même nom retentissait dans de grands cris. A chaque fois, la tache d’encre fuyait rapidement à quatre pattes, un peu gauchement au début, puis de mieux en mieux. Elle ajoutait des détails qui manquaient graduellement jusqu’à ressembler trait pour trait à un vrai chat au lever du soleil. Lorsqu’elle réussit pour la première fois à marcher dans la rue sans que les habitants lui prêtent attention, elle ressenti une immense fierté.
« Minou, minou ! Viens par ici ! » Appela une voix derrière la créature. Une petite fille se tenait derrière elle, non loin de son père qui achetait un tissu dans une échoppe de rue. « T’es trop beau !!! Tu t’appelles comment ? Moi, c’est Iris ! » dit-elle en pointant vers elle.
Et la petite lui adresse un large sourire.
La créature l’imita et se fendit d’un large sourire en réponse. Un peu trop large. Avec des dents pointues.
Le sourire de la gamine devient plus incertain et son père, qui approchait, pâlit subitement avant de courir vers sa fille.
« Skellus ! Loin de ma fille, démon ! ».
La créature s’éloigna tranquillement, sans la moindre préoccupation, contant d’avoir obtenu un sourire. Il lui suffisait juste de retravailler son sourire et tout irait bien la prochaine fois.
Moi, c’est Skellus.
*****
Cette nuit marqua le début d’une nouvelle légende urbaine dans la Cité des Mages, d’un monstre phantasmagorique qui hanterait les ruelles les moins bien famées la nuit. Il ne se présenterait que devant les habitants les plus éméchés, et après les avoir fixés de longues minutes, il leur montrait un large sourire plein de dents à faire froid dans le dos. Lesdits habitants auraient rapidement fait vœu de sobriété peu après.
Dans sa cachette, une certaine tache d’encre était loin de se douter que sa légende alimenterait les rumeurs les plus folles pendant encore des siècles.
*****
Que va faire la tâche d’encre ?
Choix 1 : Continuer d’observer les habitants dans la
ville
Choix 2 : Tenter de se faire d’autres amis
Choix 3 : Partir à la recherche de plus d’encre

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