Médée se dirigea tranquillement vers la salle du trône. Si tout dans son apparence la faisait penser tranquille, une agitation sans précédent régnait dans son cœur. Le cauchemar continuait à la hanter et il lui semblait encore apercevoir du coin de l’œil les massacres qu’elle avait engendré au nom de l’amour.
Les gardes la firent instantanément pénétrer dans la salle quand elle se présenta à eux, ayant peu envie de se frotter à l’impatience de cette sorcière. Elle ignora leurs visages apeurés et marcha dans l’allée qui menait au trône. Là, siégeait Créon qui surplombait ses gens depuis son estrade. Il baissa brièvement les yeux sur sa visiteuse avant de se tourner vers sa fille, Créuse, qui se tenait droite sur le siège qui lui était attribué.
- Médée, nous avons plusieurs décrets à t’annoncer, déclara alors la princesse de Corinthe.
- Je suis à votre écoute, acquiesça Médée avec un fin sourire.
Elle sentait tout autour d’elle la peur qui émanait des corps. Quelles que soient ces dites nouvelles, ils semblaient craindre sa réaction… Que passait-il donc ? Créon prit la suite de sa fille.
- Afin d’éviter tout conflit avec les autres provinces, il a été décidé de te congédier des terres de Corinthe. Tu es invitée sans plus tarder à quitter mon royaume avec tes enfants.
Un coup de poignard aurait été moins douloureux. La magicienne sentit toutes sortes d’émotions nouer les tripes de son ventre. Chassée… On la chassait ! Après tout ce qu’elle avait accompli, après n’avoir pu trouver refuge que dans cette cité, la voilà expulsée de l’endroit où elle avait cru fonder son bonheur. Pourtant, elle n’en montra rien. Son visage demeura inexpressif, alors que sa douleur se diffusait dans son corps tel un poison.
- Vous me condamnez à l’exil ? Dans ce cas, pourquoi mon mari n’a-t-il pas semblable sentence ? Nous partageons les mêmes crimes. Qu’allez-vous faire de Jason ?
Un rire fusa, ébranlant toute entière la volonté de Médée. Elle leva les yeux vers Créuse qui s’amusait du trouble qu’elle laissait transparaître.
- Jason n’a rien à craindre de quelque punition, lui assura la princesse, goguenarde. Son seul crime est de t’avoir prise pour épouse, Médée ! Et je vais le laver de ce péché.
Elle se leva et ouvrit grands les bras, comme pour prendre le monde à témoin.
- Je vais devenir la nouvelle épouse de Jason !
La conscience de Médée fut avalée par les ténèbres.
Pollux et Jason s’allongèrent sur des divans alors que des rayons de soleil venaient délicieusement les réchauffer. Des esclaves vinrent leur apporter des coupes de vin fraîches et des mets raffinés pour réveilleur leurs palais. Le voyageur se laissa aller goûta aux délices qui s’offraient à lui. Alors qu’il piochait dans une coupe de figues confites, Jason prit la parole sur un ton moqueur :
- Médée t’effraie toujours autant à ce que je vois.
- J’ignore toujours comment tu as pu te marier avec elle… Cette femme est plus effroyable que Pluton !
- Tu risques de vexer le seigneur des enfers, là !
- Je n’exagère pas !
Jason leva les yeux au ciel, agacé par tant de peur. Pollux tenta de le mettre en garde.
- Elle a accompli les pires infamies en ton nom, Jason. Sois prudent avec elle.
- Elle ne met plus d’aucune utilité. Aujourd’hui, celle dont j’ai besoin, c’est Créuse pour pouvoir me hisser au trône de Corinthe. Puis je prendrai les armes et je mènerai mon armée à Iolcos.
Pollux perçut toute sa colère dans sa voix, mais jugea sage de ne pas relever. Il observa un moment cet homme qui avait autrefois mené les Argonautes à la recherche de la toison d’or pour reprendre le trône d’Iolcos, dérobé par son oncle, Pélias, alors qu’il lui revenait de droit. Quand ils étaient revenus, la famille de Jason avait été complètement massacrée sur l’ordre de Pélias… Alors Médée avait agi. Pour venger son aimé, elle avait fait appel à des pouvoirs maléfiques qui n’avaient fait que noirci son âme de magicienne. Peu à peu, elle glissait vers le nom de sorcière…
Grâce aux machinations de Jason et Médée, Pélias périt de la main de ses propres filles. Puis le regret frappa ce couple et, sous les reproches d’Acaste, cousin de Jason, ils s’exilèrent en Corinthe. Mais voilà dix années que ces évènements ont eu lieu. En y réfléchissant, n’était-ce pas seulement un juste retour des choses ? C’était tout du moins la conclusion à laquelle était arrivé Jason. Pélias était destiné à mourir de sa main, il n’avait qu’accompli une simple vengeance, il avait équilibré la balance. Alors, maintenant, il exigeait son trône. Et pour cela, oui, il allait abandonner Médée et épouser Créuse. Il s’était servi des femmes toute sa vie durant, pourquoi cela serait-il différent maintenant ? Seule une chose l’inquiétait, en réalité…
- Père, père !
Pollux et Jason se redressèrent vivement à l’entente de cette appellation. Le voyageur vit avec stupéfaction deux enfants, jeunes et plein de vies, sauter dans les bras de Jason. Si l’un d’eux souriait avec entrain, l’autre gardait un visage absolument hermétique. Il se détacha rapidement de son père pour fixer Pollux de ses orbes brillants. Ce dernier sentit un frisson malsain descendre le long de sa colonne vertébrale. Il connaissait cette sensation… C’était comme lorsque Médée plongeait son regard dans le sien…
- Jason, souffla-t-il, les jambes tremblantes.
Il se heurta au visage d’un homme comblé. Surpris, il le fixa sans comprendre. Jason, lui, hissa l’un de ses fils dans ses bras, celui qui souriait avec joie à tout ce qui l’entourait.
- Je te présente Merméros et Phérès, très cher ! Ce sont les enfants que j’ai eus avec Médée.
- Tu as eu des enfants avec cette folle ?!
Merméros perdit instantanément son sourire quand il haussa le ton. Il enfouit son visage dans la tunique de son père alors que des ombres venaient danser dans les yeux bleus de son frère. Jason, lui, n’en prit pas ombrage.
- Ne sont-ils pas magnifiques ? Regarde-les, Pollux, vois leurs visages si tendres. Ils sont ma fierté, ma raison de vivre. Dire qu’ils seront bientôt princes…
Il baisa les cheveux clairs de Merméros avec une tendresse infinie et le serra contre sa large poitrine. Alors qu’il le choyait avec tout son amour paternel, il ne vit pas Phérès lever une main vers Pollux. Il ne le vit pas tordre sa bouche en un rictus de mépris et de colère.
- Ne dites plus jamais du mal de ma génitrice en ma présence, siffla-t-il d’un voix étrangement grave et basse.
En cet instant, oui, Pollux eut la confirmation que le sang de Médée coulait dans les veines de ce bourgeon. Il n’y avait qu’à voir ses yeux terribles ou ses cheveux aussi noirs que ceux de sa mère. Ils semblaient renfermer dans leurs fibres la puissante magie d’Hécate aux trois visages dont Médée était la prêtresse. Par l’enfer, cet enfant était un monstre engendré par un démon ! Phérès se détourna de lui, méprisant. Il leva sur son père un masque d’innocence et de pureté auquel se laissa prendre Jason qui le hissa à son tour dans ses bras pour lui prodiguer quelques tendresses.
- Tu sais, Pollux, au départ, je devais être exilé avec Médée, lui expliqua doucement Jason alors qu’il câlinait ses enfants. Mais j’ai réussi à négocier avec Créon pour que je sois exempté de peine. Maintenant, il faut que j’arrive à le convaincre de laisser mes enfants près de moi. Il veut qu’ils partent avec elle, mais je ne le supporterai pas. Je les aime trop pour les laisser errer avec cette femme…
Pollux se garda de toute réponse, remarquant l’éclat sauvage qui brillait dans les yeux de Phérès. Merméros, lui, jouait tranquillement avec un soldat d’argile, ne semblant visiblement pas se rendre compte de la situation.
- Seigneur ! Seigneur !
Une esclave courait vers eux. Elle s’inclina profondément devant eux, le souffle court.
- Seigneur Jason, la magicienne vient de perdre connaissance dans la salle du trône. Nous ne savons que faire.
- Hé bien ramenez-la à sa chambre ! répliqua le jeune homme avec agacement. J’ai d’autres chats à fouetter.
- Vous voulez qu’on la… touche ? glapit la femme d’un air apeuré.
Jason leva les yeux au ciel. Mais pourquoi donc tous craignaient-ils Médée à ce point ? Il soupira et fit signe à l’esclave de le précéder.
- J’y vais, puisque seuls des pleutres vivent sous ce toit. Quand je serai au pouvoir, je compte bien procéder à certains changements, ici ! Tiens, Pollux, garde les enfants, veux-tu ! Je te rejoins dans quelques minutes !
Pollux ouvrit la bouche pour protester, mais Merméros sauta dans ses bras avec joie qui le rendit muet de stupéfaction. Leur père se pressa à la suite de l’esclave et eut tôt fait de disparaître de leur champ de vision. Phérès esquissa un petit sourire et se tourna vers l’ancien Argonaute.
- Il paraîtrait que vous étiez à bord de l’Argo, vous aussi, émit-il avec candeur. Je ne pensais pas un jour rencontrer un homme tel que vous.
- Père nous a souvent raconté votre histoire ! acquiesça vivement Merméros.
- Et comment vous vous êtes servis des pouvoirs de notre mère, ajouta son frère d’une voix doucereuse.
Pollux ne put réprimer un frisson. Phérès s’assit sur le divan dans lequel était allongé Jason un instant plus tôt. Merméros, visiblement plus jeune d’un ou deux ans, monta sur ses genoux pour se pelotonner contre son frère. Ce dernier invita l’adulte à s’asseoir en face de lui d’un signe de tête.
- Racontez-la nous, Seigneur Pollux, votre version de l’histoire…
Quand Médée reprit connaissance, elle se trouvait dans sa chambre. Seule. Elle se redressa péniblement, sonnée. Que s’était-il passé ? Elle se souvenait de s’être rendue auprès de Créon pour une audience importante, mais… La jeune femme frissonna alors qu’un sentiment de mal aise s’emparait de son être tout entier. Incapable de mettre un nom sur la cause de ses sentiments, elle quitta les draps.
- Nourrice ! appela-t-elle d’une voix forte.
Une vieille femme se présenta à elle presque instantanément. Elle s’inclina profondément devant sa maîtresse, qu’elle avait pratiquement élevée. A son départ de Colchide, elle l’avait tout naturellement suivie. Son dos avait ployé par le poids des âges, ses capacités s’étaient amenuisées au point de réduire son rôle à une présence paisible et rassurante. Elle se saisit d’une étoffe moirée dont elle drapa le corps nu devant elle. Médée se laissa faire, simple poupée confiante entre les mains de Nérine.
- Nourrice, murmura-t-elle.
- Oui, douce enfant ?
Le regard de la jeune femme était porté au dehors, elle observait avec une attentive fascination le soleil qui déployait sa lumière divine sur Corinthe.
- Quel jour sommes-nous ?
- Aux ides de mars.
- Je vois… Nourrice…
- Oui ?
- Etait-ce un rêve ?
Nérine ne répondit pas, se contentant d’accrocher une ceinture en tissus autour des hanches de la magicienne. Ses doigts encore habiles attrapèrent les mèches noires pour les serrer dans un chignon ouvragé. Médée se sentit vaciller, le corps douloureux, l’âme souffrant de mille tortures. Elle revoyait Créuse qui la dominait de toute sa hauteur, son rire satisfait, le triomphe qui faisait briller ses yeux. Elle la haïssait, et elle lui rendait parfaitement ce sentiment. Médée sentit un grondement naître dans sa poitrine. Elle émit un bruit de gorge, un feulement de chat en colère.
Mais le chat voulait devenir lion…
Brutalement, la réalité la frappa en plein visage. Sa marque s’imprima violemment dans son être, jusqu’au plus profond de son âme. Elle planta ses dents dans ses lèvres pour retenir les gémissements qui menaçaient. Des perles de sang roulèrent sur son menton. De sa langue, elle goûta le liquide au goût doux amer.
- Pourquoi… geignit-elle alors que son corps ployait sous la douleur. Pourquoi… ?
- Médée… Princesse…
Nérine tenta de la redresser, mais Médée hurla et se dégagea brutalement. Son chignon n’était pas encore tout à fait attaché et il se défit alors qu’elle secouait la tête. Les mèches volèrent, sombres serpents. Ils créèrent un rideau protecteur sur le visage de Médée, un voile qui dissimulait la vérité à ses yeux. Cette fragile protection réussit tout de même à cacher les larmes qui mouillaient son regard. Elle aimait Jason de tout son être… Pour lui, elle avait trahi sa patrie, son père, elle avait démembré son frère et semé dans sa fuite ses membres pour ralentir leurs poursuivants. Elle s’était livrée aux plus noirs sortilèges, elle lui avait donné une famille… Mais, lui, maintenant qu’elle ne lui était plus utile, s’en allait rejoindre la couche d’une autre femme ? L’avait-il aimé ne serait-ce qu’un seul instant ? Avait-il ressenti une quelconque affection à son égard ? Ou n’était-elle à ses yeux qu’un vulgaire outil, qu’un corps qu’il avait engrossé ?
- Impardonnable…
La voix avait la dureté du roc, le tranchant d’un glaive un jour de guerre. Médée redressa son dos, ses épaules, sa nuque, son menton. Un sourire illuminé vint tordre ses lèvres alors que ses doigts passaient dans ses cheveux pour les rejeter en arrière. Nérine se statufia à la vue du visage métamorphosé de sa maîtresse. Calme et sérénité étaient présents dans son regard, mais ils se disputaient avec une vague lueur de folie et de haine mêlées. Dans quel sombre tourment Médée avait-elle jetée son âme ? Elle la vit lever une main blanche.
- Soyez présentes, déesses vengeresses des crimes ! Soyez présentes, mes sœurs !
Un vent glacé souleva les tentures pendues aux fenêtres. Nérine vit avec horreur trois formes vaporeuses tourner autour de sa maîtresse qui riait en tournoyant sur elle-même, bras grands ouverts, comme pour accueillir ces soudaines apparitions.
La parole est aux tragédiens.
Car l’histoire de Médée vient bel et bien de commencer…
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