Médée s’était isolée un instant. Assise sur des marches, elle contemplait en contre bas, d’un air songeur, les humains dont le ballet se faisait incessant. N’arrêtaient-ils donc jamais de s’agiter ?
- Quelle futilité, souffla-t-elle doucement, le menton posé au creux de sa main.
Elle ressentait sa présence dans son dos… Un frisson la parcourut.
- Que veux-tu, Apsyrtos ?
Elle sentit un liquide poisser son vêtement, mais elle ne se retourna pas, se refusant même d’y jeter un coup d’œil. Elle pouvait voir les marches se draper lentement de rouge sous elle, un rouge pâle qui courait sur la pierre dans des volutes fantomatiques. Médée prit une profonde inspiration pour calmer les battements affolés de son cœur.
- Que veux-tu ? répéta-t-elle.
Sa voix se brisa sur la dernière syllabe. Effrayée plus que de raison par ce fantôme silencieux, elle entremêla ses doigts et pressa ses paumes l’une contre l’autre pour tenter d’endiguer le tremblement qui commençait à agiter ses membres. Elle sentit alors une caresse sur sa nuque, comme un souffle d’air. Sa gorge se noua, ses tripes tressautèrent. Elle aurait aimé hurler, mais aucun son ne parvint à s’extirper de ses lèvres scellées, soudées par une peur primale.
- Que veux… tu… ?
- Une vie pour une vie, susurra une voix aux accents sanglants. Un juste équilibre…
- Ma vie… ?
Un bruit de succion lui arracha un haut-le-cœur. Puis un impact, répété, contre les marches. Sous ses yeux fixes roulait une tête. La gorge semblait avoir été déchiquetée, la coupure était sale, du mauvais travail. Dans les yeux révulsés se dessinait un réseau de faisceaux éclatés des plus délicat. Des dents avaient été arrachées et de la bave sanglante venait teinter l’émail de celles qui restaient. La bouche aux lèvres gonflées se tordit dans un rictus.
− C’est un échange équivalent. J’ai été massacré par la seule personne qui comptait à mes yeux. Hais-tu ton mari ? Penses-tu qu’il n’est pas normal que je te haïsse à mon tour ?
- Si, chuchota Médée d’un air lointain. Tu as sûrement raison…
Une étrange sensation monta dans sa poitrine. Elle se plia en deux, le visage enfoui dans ses genoux alors que sa bouche s’étendait comme une plaie sanguinolente. Un sourire illuminé vint naître sur le visage de la jeune femme. Elle se redressa, rejeta sa tête en arrière alors que surgissait de sa gorge un affreux rire. Son corps en était secoué tout entier. Ses yeux écarquillés par la démence fouillaient les alentours avec égarement.
- Oh, si je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais, je hais ! Oh, comme c’est drôle !
- Que racontes-tu ? s’inquiéta Apsyrtos. Quelle folie t’a-t-elle donc frappée, toi, ma sœur ? Pourquoi a-t-il fallu que tu tombes entre les griffes de ce monstre ?
- Un monstre, dis-tu… ?
Médée saisit la tête de son frère entre ses doigts en agrippant à pleine main ses cheveux rendus poisseux par le sang. La tête penchée sur le côté, les lèvres plissées dans une moue dubitative et, dans les yeux, une condescendance sans nom.
- Monstre est un terme trop honorable pour un chien de basse-fosse tel que Jason. Un monstre est un mot qui résonne avec force et sauvagerie. Regarde-moi bien mon frère, observe, contemple, scrute et admire… L’œuvre de celle que je vais devenir. Je vais être Médée !
Créon eut un soupir las. Toute cette histoire le fatiguait. Bien sûr, l’idée que sa fille se marie le réjouissait, comme tout bon père, mais c’était la requête qu’elle lui avait formulé qui l’inquiétait. Epargner les enfants de Médée et Jason… Il ferma un court instant les yeux, perdu dans des réflexions nébuleuses. A vrai dire… Il aimait bien Merméros. L’enfant était d’une telle innocence, d’une telle gentillesse qu’il ne pouvait qu’éprouver de la sympathie à son égard. Mais Phérès…
Son regard se perdit dans le lointain, dans la masse d’invités qui dansaient une folle farandole. Il repéra l’enfant qui le préoccupait ; il évoluait avec cette grâce étrange que lui avaient conférée les Dieux. Il était semblable à sa mère, une sordide créature, engeance maléfique et vénéneuse, qui répandait lentement son poison… Il avait des yeux sombres, tout comme ses cheveux, un sourire qu’on aurait pu qualifier de charmant, si, derrière ce dernier, ne se cachaient pas les flammes de Pluton… Phérès, se sentant sans doute observé, releva vivement la tête vers Créon. Le monarque ne put réprimer un sursaut. Puis Jason détourna l’attention de son fils en le cueillant dans ses bras pour un câlin dans les règles de l’art.
Une rumeur se répandit alors dans la salle de réjouissance. Les portes furent violemment repoussées par un vent surnaturel alors qu’entrait lentement, imposant et majestueux, le plus gros cheval qui leur ait été donné de voir jusqu’alors. La bête à la robe noire et luisante pencha son imposante tête vers le sol, racla le sol de ses sabots d’argent. Il hennit, d’une voix grave et pesante. Sa cavalière flatta sa croupe d’une main légère puis se laissa glisser sur le sol. Comme s’il s’agissait d’un signal attendu, le bel étalon se retira. Créon bondit de son trône quand il reconnut l’effrontée.
- Médée, siffla-t-il. De quel droit osez-vous souiller ce lieu de votre présence ?
La jeune femme prit un air dédaigneux.
- Est-ce ainsi qu’il convient d’accueillir une prêtresse d’Hécate, Créon, roi de Corinthe ?
- Ne jouez pas à ce jeu avec moi ! Vous avez été bannie de cette cité ! Je croyais pourtant avoir été clair à ce sujet !
- Alors ainsi vous bannissez vos sujets sans même écouter leurs complaintes ? Est-ce ainsi que doit agir un roi ? Ne vous prendriez-vous pas plutôt pour un tyran ?
Des murmures parcoururent la foule comme des vagues. Créuse, furieuse de cette soudaine irruption, voulut s’avancer, mais Jason, craignant la réaction de Médée, lui fit signe de rester où elle était. Créon, lui, sentit sa patience vaciller.
- Que veux-tu, sorcière ? Que je te laisse distiller ton infâme parole dans l’esprit de mes sujets ? Je les protège, je les sauvegarde de toi !
- Tiens donc ? Et quelle est donc ma faute ?
- Vas-tu jusqu’à nier tes crimes ?! aboya le roi.
- Parlez donc, puisque vous semblez si bien le faire. Prenons ces invités comme témoin, jouons à ce jeu appelé justice, Créon.
Elle s’installa dans un siège, mains sagement posées sur ses cuisses. Le roi crut étouffé de rage.
- Comment… ? balbutia-t-il, la colère lui faisant perdre ses mots. Comment oser… ?
- Je suis à votre écoute, sourit doucereusement Médée.
Jason s’avança alors.
- Médée, je t’en prie, reprends tes esprits. N’as-tu pas déjà causé assez de dommages ?
- Et voici l’heureux élu, murmura la jeune femme en plissant les yeux alors qu’un étrange sourire venait se graver sur ses lèvres. Je ne crois pas t’avoir invité dans ce procès, Jason d’Iolcos.
- Médée !
- Suffit !
Créon lança à son futur gendre un regard qui en disait long. Ce n’était pas à lui d’intervenir. Le jeune homme serra les dents, mais fut bien obligé de plier l’échine. Créuse, soucieuse, attira son fiancé à elle. Médée fit à peine attention à eux. Tout ce qu’elle voulait, c’était gagner du temps…
- Créon, roi de Corinthe, reprit-elle en relevant le menton avec fierté. Je suis ici pour plaider ma cause en tant que femme trahie. Je suis là également pour représenter Hécate, déesse aux trois visages.
- Que veux-tu donc, démone ? siffla Créon. Ne t’approche pas ! hurla-t-il en la voyant se lever.
Deux gladiateurs, achetés par le roi à l’occasion des évènements, dégainèrent leurs sicas pour défendre leur maître. Médée eut une moue méprisante.
- Comme si des chiens pouvaient quoique ce soit contre moi… Mais puisque tel est la volonté de notre brave monarque, je resterai à ma place.
Elle esquissa un sourire.
- Je vais réitérer ma demande, Créon. De quels crimes suis-je coupable ?
- Dois-je vraiment te les lister ? Au risque d’effrayer nos invités ?
- Allons, ils ne sont que témoins d’un procès.
- Très bien… Médée, princesse de Colchide, vous êtes accusée de fratricide, du meurtre de Pélias, roi d’Iolcos, de la chute de ses filles dans la folie. Vous êtes accusée d’avoir bafoué les cultes, d’avoir livré votre âme à la magie noire, de vénérer des divinités perfides et mauvaises.
- Tout divinité, aussi perfide soit-elle, se doit d’être vénérée, répondit tranquillement la jeune femme. M’accuserez-vous aussi, tantôt, d’avoir foulé le sol ? D’empoisonner votre air avec mon souffle seul ? Vos reproches sont vides de sens. Ses meurtres, je ne les nie pas, mais je n’aurais pas eu à les commettre si on ne m’y avait pas poussée.
- Je ne crois pas qu’ensorceleur fasse partie des travers de mon beau-fils. Si vous n’étiez pas sous l’emprise d’un quelconque maléfice, il n’est en rien responsable de vos crimes.
Pollux, debout près du banquet, resserra sa prise sur son verre. Il était vrai que Jason ne savait aucunement manipuler la magie. Mais il maniait la langue avec habilité, c’était un orateur digne des plus grands. Tel Sénèque et Cicéron, il savait convaincre avec des phrases adéquates et qui sonnaient juste aux oreilles.
L’ancien Argonaute baissa la tête, perdu dans les méandres de ses pensées. Aussi puissante soit-elle, Médée n’en demeurait pas moins une femme, sensible aux flatteries et aux belles promesses. Qu’elle se soit laissée abuser par le beau Jason était une hypothèse plus que probable…
Un gloussement attira son attention. Il détourna bien vite le regard en voyant Médée le fixer avec amusement. Comme si elle avait suivi le cours de ses pensées. La jeune femme, de son côté, s’amusa de sa naïveté. Cet homme était si simple à comprendre… Mais sa méfiance envers elle pourrait empêcher le bon déroulement de ses plans. Elle se promit d’être attentive à ses mouvements.
- Je ne suis pourtant qu’une victime de la Fortune, mon seigneur, plaida-t-elle d’une voix misérable. Pensez-vous réellement qu’une faible femme telle que moi puisse supporter le poids de tous ces morts ? Si tel était le cas, voilà fort longtemps que je me noierai dans le sang de mes victimes !
Des rires, semblables à une chute de larmes, fusaient à ses oreilles. Du coin de l’œil, elle percevait les mouvements d’ombres furtives qui glissaient sans bruit entre les invités. Les furies étaient décidemment intenables… L’une d’elle alla jusqu’à caresser la joue de Phérès, mais le garçon repoussa ses doigts griffus avec agacement. Il tenait Merméros par la main, celui-ci ne semblant pas bien comprendre ce qu’il se passait.
- Phérès, chuchota-t-il avec inquiétude, que se passe-t-il ?
- Rien, Merméros, lui sourit gentiment son grand frère. Maman discute avec le roi.
Créon ricana.
- Toi ? Faible ? Ce serait te rabaisser, Médée. Je reconnais et crains ta puissance, comme n’importe lequel d’entre nous ici-bas.
Médée pouffa.
- Crainte ? Vraiment ? Si vous me craigniez vraiment, Créon, vous éviteriez de me contrarier. Ou alors, c’est que vous êtes bien inconscient.
Un esclave repoussa brusquement les portes de la salle. Il se précipita vers Créon à qui il chuchota fiévreusement quelques mots.
- Comment ? hoqueta le roi. Faites-le rentrer, au nom de Jupiter !
Une magnifique escorte fit alors son entrée. Une centaine d’esclaves, les bras chargés de présents, s’agenouillèrent de part et autre d’un épais tapis qui venait d’être déroulé. Et, fier et droit, se tenait Egée en son centre.
- Le roi d’Athènes ? murmura Médée pour elle-même en fronçant les sourcils. Que peut donc bien être la raison de sa visite ?
Tous s’inclinèrent sur le passage du monarque. Pollux, lui, s’agitait nerveusement. Quelque chose lui soufflait que les ennuis arrivaient…
- Egée, quelle bonne surprise ! clama Créon avec sincérité, heureux d’échapper à sa joute verbale avec Médée. Que me vaut donc l’horreur de ta visite ?
- Créon, mon vieil ami !
Ils se donnèrent une accolade fraternelle.
- Créuse, sourit Egée avec ravissement. Votre beauté est chaque jour plus lumineuse !
La princesse haussa un sourcil en guise de réponse.
- Que faites-vous ici, roi Egée ? s’enquit-elle. Nous étions au beau milieu d’une importante cérémonie.
- Vous m’en voyez navré, chère Créuse. Mais j’avais une demande des plus prompt à vous formuler.
- Ah, et qu’est-ce ?
Egée eut un sourire radieux.
- Créon, roi de Corinthe, moi, Egée, monarque d’Athènes, je suis venu vous demander la main de votre fille !
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