Corinthe tout entier était en fête ! La joie courait dans les rues, planait dans le ciel tel un oiseau d’or dont les ailes saupoudreraient les esprits d’un éclat nouveau. Aujourd’hui, mariage. Aujourd’hui, le vieux roi quittait son trône. Aujourd’hui, une nouvelle page de l’Histoire s’écrivait.
Voilà qu’elles étaient les pensées de Jason en voyant les plébéiens danser sur les routes pavées. On frappa à sa porte.
- Entrez ! lança-t-il.
Nérine le salua bien bas. Elle tenait entre ses bras la magnifique tunique de Médée.
- Voici le vêtement exigé par la princesse, sourit-elle avec douleur. Je suis sûre qu’elle ira à merveille à votre nouvelle épouse, seigneur Jason.
Le jeune homme sentit un élan de culpabilité étreindre son cœur. Il voulut parler, mais Nérine lui fit signe de se taire.
- Mon Seigneur, murmura-t-elle, les yeux larmoyants, votre union est bénie par les Dieux. Vous êtes un enfant bon, Jason, mais cruel envers les femmes qui s’éprennent de lui. Soyons bon envers Créuse, je vous en prie. Faites au moins cela.
Ses paroles étaient teintées de solennité, elles sonnaient comme un serment. Jason se promit de ne pas les prendre à la légère. Il cueillit le somptueux vêtement et le remit à un esclave.
- Je respecterai ta volonté, Nérine, promit-il. Oui, je le ferai, je le jure sur le Styx.
- Ne jure pas, doux guerrier. Seul l’avenir nous dira si Créon a eu raison de te confier la vie de sa fille.
- … Nérine ? Comment va… Médée ?
La vieille servante pâlit. Elle songeait à sa maîtresse, perdue dans sa douleur, enfermée dans sa chambre alors que son exil pesait telle une épée de Damoclès sur sa tête, l’esprit perclus de souffrance, les pensées empoisonnées de mille sortilèges maléfiques.
Pourtant, elle cacha sa peur derrière un sourire affable.
- Elle guérit, seigneur. Comme un malade qui sort d’une grippe, elle a encore l’esprit engourdi, mais elle comprend votre choix.
Un vif soulagement peignit les traits de Jason. Il se laissa tomber sur un divan.
- Puis-je vous faire une confidence, Nérine ?
- Cela dépend de quelle sorte de confidence il s’agit, seigneur, émit la vieille fille avec méfiance.
- Je n’ai jamais aimé Médée… Elle m’a toujours procuré un sentiment de puissance. Se tenir à ses côtés nous donnaient l’impression d’être capable de triompher des plus grandes épreuves. Mais auprès de Créuse, j’ai découvert un nouveau sentiment, une émotion qui me fait me sentir grandiose… et unique.
Cette confession ébranla Nérine. Elle posa un regard humide sur Jason. Puis elle s’avança et baisa son front.
- Mon pauvre enfant, s’étrangla-t-elle. Je prie pour que les dieux aient pitié de toi…
Jason la dévisagea avec insistance. Et il comprit.
- Moi aussi, Nérine… Je prie pour que Jupiter ait pitié de moi.
Médée s’avançait dans les couloirs sombres. Elle allait, les pieds chaussés de sandales de cuir dont les lacets enserraient ses chevilles. Elle était vêtue d’une simple tunique blanche serrée à la taille par une ceinture. Les esclaves chuchotaient sur son passage, se demandant pourquoi elle était habillée de la tenue des épousées. Ils désignaient le voile orangé qui couvrait ses cheveux coiffés selon ce rite particulier réservé aux fiancées. Sa longue chevelure avait été séparée en six tresses qui avaient été ensuite fixées autour de sa tête à l’aide de bandes de laines et d’épingles. Un curieux sourire semblait être gravé sur ses lèvres…
- Ubi tu Gaïus, ibi ego Gaîa, murmurait-elle dans une étrange litanie.
Elle répétait la phrase rituelle dans un murmure, comme si prononcer ce vœu à voix haute la consumerait. Elle avait tout d’une jeune mariée dans sa plus belle toilette, une jeune femme dont le souhait le plus cher se réaliserait en ce jour…
- Médée !
La prêtresse d’Hécate ne s’arrêta pas à cette injonction. Une main la saisit violemment par le coude et elle posa alors son regard vide sur un Pollux visiblement furieux.
- Que fais-tu ? Tu n’as pas ta place ici ! Tu devrais déjà être partie en exil, loin de nous tous ! Tu ne dois être présente lors du mariage !
C’est alors qu’il dénota son étrange toilette. Il pâlit à cette vue.
- Mais qu’as-tu l’intention de faire ? murmura-t-il.
- …
- Médée ! Je sais que Jaon a mal agi envers toi ! Il a bafoué ta confiance, il t’a humiliée ! Mais ce n’est pas en restant présente ici que tu parviendras à guérir tes blessures ! Si tu assistes à cette union, ton cœur jamais ne cessera de saigner !
La magicienne éclata brusquement de rire. Elle dégagea son bras de l’emprise de Pollux et reprit sa marche. Il voulut la suivre quand on tira sur sa tunique. Baissant les yeux, il vit Phérès qui le fixait, sourcils froncés.
- J’ai l’impression que tu as oublié mes ordres, siffla l’enfant. Laisse mère !
Pollux voulut protester, mais une force titanesque l’en empêcha. Il était incapable de contredire le fils de Médée ! Pis encore, il sentait qu’il devait agir selon ses directives ! Alors, il hocha la tête, les yeux vidés de toute volonté.
- Oui, Phérès… Il en sera ainsi.
Les gardes s’empressèrent de s’écarter à la vue de Médée, peu désireux d’être victimes de ses maléfices. La jeune femme ne leur accorda même pas un regard alors qu’elle passait la porte des geôles. Dans l’une de ses cellules crasseuses, recroquevillé sur lui-même tel un enfant qui attendrait sa punition, se trouvait Egée.
- Ce n’était pas moi, ce n’était pas moi, murmurait-il en se balançant doucement tout en mordillant l’ongle de son pouce. Ce n’était pas moi, je ne sais pourquoi j’ai fait ça, ce n’était pas moi, pitié, Créon, écoute-moi, ce n’était pas moi, ce n’était pas moi…
- Pauvre, pauvre roi, déclara doucement Médée. Aurais-tu donc été ensorcelé ?
Le roi d’Athènes leva ses yeux écarquillés sur la magicienne, comme frappé d’une illumination.
- Oui, coassa-t-il d’une voix enrouée à force de clamer son innocence. Oui, c’est cela, j’ai été ensorcelé ! Ô bonne dame, je vous en supplie, aidez-moi !
L’intéressée lui sourit avec douceur et s’accroupit à sa hauteur. Ils n’étaient séparés que par les barreaux. Egée frissonna en sentant le souffle glacé de cette femme sur sa peau. Qui était-elle ?
- Je vais vous sorti d’ici, lui confia-t-elle sur un ton étouffé. Dès que le mariage sera passé, nous serons libres, tous les deux… Mais, pour cela, j’aurai besoin que vous me fassiez une promesse.
- Une… promesse ?
- Vous allez devoir m’emmener avec vous, à Athènes, et me placer sous votre protection royale. Parce que vous m’aimez, n’est-ce pas ?
La tête d’Egée dodelina alors que ses paupières s’abaissaient, tels des voiles lestés de plomb. Il tenta de lutter un moment contre la torpeur qui gagnait ses membres, mais, un instant plus tard, il y avait cédé et était plongé dans un profond sommeil. Médée reprit son souffle, pantelante. Ce sort lui avait coûté énormément en énergie. Pourtant, il était nécessaire pour qu’elle assure ses arrières.
- Voilà une bonne chose de faite, chuchota-t-elle alors qu’elle se redressait.
Alecto, la furie de l’Implacable, la suivait des yeux sans un mot. Ses sœurs étaient parties surveiller les agissements de Jason et de Créuse. Elle, elle avait tenue à continuer de suivre la sorcière de Colchide. Dérobée à son regard par une puissance autrement plus forte que la sienne, elle marchait dans ses pas sans que la jeune femme ne se doutât de rien. Elle la suivit du regard alors qu’elle quittait la prison.
- Oui, ma sœur, va… murmura-t-elle. L’heure est venue de punir les crimes…
Dans ses appartements, Créuse se tenait devant son miroir. Ses dames de compagnie lui avaient présenté la robe de Médée quelques minutes auparavant. Le vêtement était encore plus beau que dans ses souvenirs… Le tissu était d’une douceur surprenante, les broderies étaient simplement d’une beauté sans pareille ! Emerveillée, la princesse la contemplait encore et encore sur son portant sans oser l’enfiler.
Le cœur battant, elle se rappelait avec acuité de la veille quand elle avait prié les lares. Elle quittait enfin le monde de l’enfance, la protection paternelle pour s’unir à l’homme après lequel elle avait soupiré pendant tant d’années.
Elle le volait à la sorcière…
Non.
Elle le sauvait. Oui, ses actes étaient justes, elle n’était pas en tort. Avec un rictus, elle se remémora le visage de cette femme quand elle lui avait annoncé la nouvelle de son mariage. Ses traits ravagés, son teint blanchâtre, tel celui d’un fantôme, ses yeux démesurés par la peur… A sa grande stupéfaction, elle l’avait vu s’effondrer à ses pieds, tel un vulgaire pantin dont on aurait soudainement tranché les fils. Elle avait ressenti à ce moment-là une sorte de délectation qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant, excepté dans ces soirées folles où elle prenait plaisir à battre ses esclaves.
- Vêtissez-moi !
Sa tunique tomba à ses pieds. Nue, elle tendit ses bras graciles pour laisser la robe glisser contre sa peau. Elle eut un frisson de délice au contact soyeux de l’étoffe. En quel matériau cette toilette pouvait-elle bien être tissée ? Elle n’en connaissait pas de semblable. Quand son regard croisa les yeux de son reflet, elle eut un mouvement de recul, sublimée par sa propre image.
- C’est… magnifique, murmura-t-elle, le souffle coupé par l’émotion.
Ses doigts caressèrent la surface polie de son miroir. Elle avait l’impression de faire face à une autre femme, plus belle encore, comme si Vénus était venue lui accorder ses grâces. Ses cheveux lui semblaient vaporeux, auréolés d’une lumière surnaturelle. Sa peau, blanche comme le lait…
- Je suis Créuse, nouvelle reine de Corinthe, s’enorgueillit-elle. Reine et épouse, enfin !
Un vent violent se leva et souffla soudainement les chandelles des candélabres. Créuse se figea, habitée par un malaise inexpliqué.
- Rallumez les bougies ! rugit-elle. Faites-le immédiatement !
Nul bruit ne lui parvint en réponse. Inquiète, la princesse se recula jusqu’à toucher le miroir. Sa surface lui paraissait glacée…
- Que se passe-t-il ? murmura-t-elle. Obéissez-moi, esclaves !
Un rire lui répondit. Un frisson malsain la parcourut toute entière. Jamais elle n’avait entendu son plus sinistre. Une mélodie alors s’éleva.
- Créuse, petite princesse aux mains couvertes de sang de ceux qu’elle bat…
La fiancée poussa un hurlement de terreur. Elle se recroquevilla sur elle-même, les mains plaquées sur ses oreilles, les pupilles dilatées. Mais la chanson, au lieu de s’éteindre, s’amplifia et sembla remplir tout son être.
- Créuse, petite princesse, qui s’amuse de la souffrance de ceux qu’elle bat… Créuse, petite fille, toujours dans les jupes de son papa… Créuse, sale fillette, aux caprices de reine qui séduit les hommes qui ne lui appartiennent pas. Créuse, stupide gamine, tu n’es rien…
La princesse porta alors ses mains à sa gorge. Elle ne parvenait plus à respirer ! Le vêtement était en train de l’étrangler. Elle voulut appeler au secours, se lever, courir loin de cette voix venimeuse, mais la robe l’enserrait dans un étau de fer. Elle s’écroula à terre, la bave aux lèvres. Ses yeux suppliaient une aide, une main charitable qui saurait la dégager de ce piège morbide.
- J… Ja… son, parvint-elle seulement à articuler péniblement.
Sa souffrance fut brève. Quand elle eut rendu son dernier souffle, Tisiphone, la Vengeance, sortit lentement de sa cachette. Les serpents dans ses cheveux sifflaient de joie, mais le visage de la furie demeurait grave.
- N’y voit rien de personnel, Créuse, fille de Créon. Mais il fallait que tu périsses…
Elle eut un bref ricanement.
- Maintenant, laissons l’histoire reprendre son cours.
Elle claqua des doigts et disparut instantanément. Les flammes des chandelles se ravivèrent et les esclaves, encore désorientés par ce qu’il venait de se produire, découvrirent le corps de leur maîtresse gisant à terre.
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