Créon était en train de faire une offrande à Jupiter avec Jason. Ils avaient sacrifié un jeune agneau en lui tranchant la gorge. Le sang de l’animal se répandait sur l’autel à grand flot, teintant la pierre d’un rouge cramoisi. Le roi plissa le nez. Ses rituels, bien qu’ils lui paraissent naturels, lui avaient toujours soulevé le cœur. Alors qu’il s’écartait pour laisser place à son gendre et lui permettre d’adresser ses prières au roi des dieux, il se sentit tiré brusquement en arrière. Une main froide armée de longues griffes fut plaquée sur le bas de son visage. Une odeur de charogne lui parvint et il gémit. Mais personne ne semblait se rendre compte qu’on était en train de violenter le roi sous leurs yeux.
- Ô roi stupide, toi qui te prétends sage, mais qui n’est qu’un homme cupide et stupide, chuchota Mégère dans le creux de son oreille. Toi qu’on dit être juste et qui t’acharne sur le sort d’une simple femme… Toi dont l’œil déforme la vérité, toi dont les paroles changent les faits. Deux malheurs vont te frapper. Ton destin s’accomplit, tu ne peux y réchapper…
La main libéra sa bouche. Créon voulut hurler, mais en était incapable. Les portes du temple furent alors violemment écartées par ses esclaves personnels.
- Votre Majesté ! C’est terrible, votre fille… !
Créon et Jason débouchèrent en trombe dans l’appartement de Créuse où elle reposait encore à terre. Aucun esclave n’avait encore osé toucher son cadavre. Jason, livide, n’osa pas pénétrer la chambre de sa fiancée. Accablé, épouvanté, il la contemplait sans pouvoir dire un mot ou esquisser un geste. Créon, lui, tomba aux côtés de sa fille. Ses mains tremblantes caressèrent son visage.
- Pourquoi ? gémit-il. Qu’avez-vous fait ?!
Il se tourna vers Jason, hors de lui.
- Toi ! Tu as amener le fléau dans ma demeure ! Tu es un monstre, tout autant qu’elle !
- Q… Quoi ? parvint seulement à balbutier le jeune homme, encore sous le choc.
- Vous avez tué Créuse ! Vous avez assassiné la chair de ma chair !
Tué, tué, tué, tué, tué, tué, tué ! Jason gémit, la tête comprimée par les reproches. Il se frotta les tempes comme pour espérer soulager la douleur qui l’habitait. Titubant, il se laissa aller contre le portant de la porte.
C’est alors que se produisit le deuxième malheur.
Un hurlement sans fin sortit de la gorge de Créon. Il était extrêmement douloureux, plus douloureux qu’une simple plaie de cœur. Sous les yeux terrifiés de ses esclaves, le bras de Créon venait de prendre feu. Jason, tétanisé, n’osait pas bouger un seul muscle. Les flammes gagnaient du terrain, dévoraient chair et vêtements. Les esclaves balancèrent de l’eau, mais le feu se raviva au contact du liquide. Alors, ils essayèrent de l’éteindre à main nue, mais ils ne se brûlèrent pas.
- Démon ! hurla une esclave avant de tourner de l’œil.
Créon se tordait de douleur sur le sol, hurlant et hurlant encore. Les essais de ses esclaves pour le sauver ne faisaient qu’attiser la souffrance qui le dévorait. Il se mit à courir à travers la chambre, entièrement baigné de flammes, souffrant, lui semblait-il, de mille maux ! Il voulut hurler le nom de Jason, le supplier de le sauver, mais il ne sortit de ses lèvres qu’un râle d’agonie. Alors, titubant, il se rendit sur le balcon. Tous virent avec horreur son corps basculer dans le vide.
Créon était mort avant de s’écraser sur le sol. Jason, le souffle court, les yeux écarquillés, tentait de vain de mettre de l’ordre dans ses pensées confuses. Un cri de terreur lui fit faire volte face. Derrière lui se tenait Nérine.
- Par les Dieux, s’étranglait-elle, les joues baignées de larmes. Faites que cela cesse.
- Nérine !
- Je ne le savais pas, seigneur Jason. Je ne le savais pas, je le jure au nom du Styx ! Ô seigneur…
- Je sais, Nérine, vous n’y êtes pour rien, tenta-t-il de l’apaiser.
- Pas eux, seigneur ! Ce sont les enfants !
Médée se tenait au centre de la pièce, couchée dans le lit nuptial. Phérès et Merméros étaient blottis contre elle et ses mains caressaient leurs cheveux.
- Mes doux agneaux, chuchotait-elle doucement, avec un douceur infinie. Vous m’aimez, n’est-ce pas ?
- Bien sûr, mère ! s’exclama Merméros avec enthousiasme.
- Mes tout petits… Comme je vous aime.
Un violent coup à la porte fit sursauter Merméros. Le coup se renouvela, encore et encore.
- Médée ! Laisse-les ! Médée !
Pour toute réponse, la jeune femme éclata de rire. Un rire chaud et bienveillant. Mais ses yeux reflétaient une haine sans faille.
- Pourquoi donc ? gloussa-t-elle, telle une jeune fille. Ce sont mes enfants, ils ne font que m’aider dans ma tâche !
- Médée ! Je t’en supplie ! Je ferai tout ce que tu voudras ! Je t’en supplie, par les dieux ! Ne leur fais pas de mal !
De l’autre côté de la porte barricadée, Jason continuait à frapper le battant. Il dégaina son glaive qu’il enfonça dans le bois dans un cri de guerre. A ses côtés, Nérine continuait de sangloter.
- Madame ! cria-t-elle. S’il vous plaît, cessez cette folie ! Libérez les petits !
- Silence ! rugit Médée. Silence, silence, silence, silence, silence !
Phérès avait attiré son frère à lui. Depuis l’autre bout du lit, il observait sa mère, recroquevillée sur elle-même, les joues inondées de larmes, les mains plaquées sur les oreilles.
- Je veux qu’il paie ! hurla-t-elle d’une voix aigu. Il doit connaître ma souffrance, il doit savoir ! Je le hais ! C’est le seul moyen pour qu’il souffre ! Qu’il souffre autant que j’ai souffert !
Dans la chambre, la tête de son frère roulait, roulait et il riait, riait. Sa bouche aux lèvres éclatées dévoilaient ses dents brisées et teintées de sang. Médée, effrayée, s’affaissa un peu plus sur elle-même.
- Je dois le faire, je dois le faire, je dois le faire, je dois le faire, je dois le faire, je dois le faire…
Elle répétait cela, telle une lente litanie. Ses yeux écarquillés se posèrent sur le poignard qu’elle avait sorti. Et un sourire étira ses lèvres.
- Mes doux enfants, mes chers petits… Venez me voir…
Merméros, terrifié, sanglotait contre son frère. Phérès retenait difficilement ses larmes. Ses dents se serrèrent.
- Mère, je vous en supplie, reprenez vos esprits !
- MEDEE ! hurlait toujours Jason de l’autre côté.
Mais Médée qui s’avançait toujours. A quatre pattes sur le matelas, son poignard en main, elle déchirait les draps au passage. Phérès vit la lame pénétrer les coussins et un frisson de terreur pure s’empara de lui.
Jason abattit encore sa lame sur la porte…
Médée leva son bras.
Merméros hurla.
Quand Jason parvint à enfoncer enfin la porte, il se trouva face à face avec Médée. Sans même hésiter une seule seconde, il lui enfonça sa lame dans le ventre. La jeune femme se plia en deux sur le glaive et un flot carmin s’échappa de ses lèvres. C’est alors qu’il remarqua tout le sang qui maculait sa robe blanche. Un hurlement de rage et de désespoir sortit de sa gorge.
- MEDEE !
Dans un mouvement vif, il plongea encore plus profondément l’acier dans le corps de la sorcière. Cette dernière, tremblante, parvint à saisir la poignée à deux mains. Jason voulut retirer son glaive, mais il n’y parvint pas ! Médée gardait fermement la garde entre ses doigts. Il entendit un gargouillis parvenir de la jeune femme et se recula. Elle… riait ?
La nièce de Circée se redressa péniblement, le glaive en travers du corps. Nérine hurla de terreur à la vue de la large plaie qui courait en travers de sa gorge. Qui pouvait donc avoir bien fait ça ? Une voix surgit soudainement de nulle part.
- Je suis Médée de Colchide, nièce de Circée, prêtresse d’Hécate, descendante de Sol ! Vous n’êtes rien comparé à moi ! Je suis une furie, et je viens appliquer ma sentence !
Elle fit glisser le glaive hors de son ventre. Un flot épais de sang jaillit de la plaie, mais Médée ne semblait pas se soucier de ses blessures. Elle avait les yeux fixés sur un Jason tétanisé. La sorcière leva alors son bras au bout duquel pendait l’instrument de mort.
- JASON !
Mais jamais sa main armée ne frappa l’homme terrifié. Alors qu’elle s’apprêtait à plonger le glaive dans la chair blanche, des serpents s’enroulèrent autour de ses membres et la rejetèrent en arrière. Elle glissa à terre et l’arme lui échappa. Au-dessus d’elle se penchèrent les trois furies.
- Que faîtes-vous ?! Lâchez-moi, mes sœurs ! Je suis une divinité ! Je suis une furie ! Je vais accomplir mon devoir !
- Ton devoir, jamais tu n’en as eu, répliqua Mégère.
Les trois visages aux yeux crevés étaient mortellement sérieux. Ils fixaient Médée qui commençait à s’étouffer dans son propre sang.
- Créuse devait mourir, chuchota Tisiphone. Alors nous avons accompli notre sentence. Elle était mauvaise, égoïste, cruelle et capricieuse. Créuse devait mourir.
- Créon devait mourir, murmura Mégère. Alors nous avons accompli notre sentence. Il était un roi qui se pensait sage, mais il n’en était rien, au contraire. Créon devait mourir.
Alecto se redressa. Elle tenait à la main une torche dont la flamme bleue émettait une chaleur glacée…
- Médée doit mourir, déclara-t-elle avec solennité. Alors nous allons accomplir notre sentence. Elle est cruelle, stupide, aveugle, amoureuse… Médée doit mourir.
Epouvantée, agonisante, Médée se mit à pleurer. Elle n’était pas une furie, elle n’était pas une divinité. Elle n’était rien qu’une mortelle à la douleur démesurée qui s’était fait emporter par un flot de violence.
Dans un flash, elle revit sa rencontre avec Jason. Sa chevelure bouclée qui brillait sous le soleil de Colchide, ses vêtements étrangers, sa barbe négligée. Il respirait la virilité, la bravoure et la sécurité. Leurs regards s’étaient croisés. Elle avait senti son cœur battre fort, fort, plus fort qu’à n’importe quel autre moment de sa vie.
- Ja… son, parvint-elle à articuler dans un ultime effort.
Puis Alecto laissa tomber la torche sur elle. Dans un torrent de flammes bleues, les furies et Médée disparurent, ne laissant de leur passage qu’une immense flaque de sang. Jason, hébété, fixait l’endroit où se tenait un instant plus tôt le corps de la sorcière, incapable de croire ce qu’il venait de se passer. Ce fut le cri de Nérine qui le tira hors de ses pensées.
- Seigneur Jason !
Trois formes, dissimulées sous le lit, se tortillèrent pour sortir de leur cachette.
- Père !
Merméros fonça dans les bras de Jason. Ce dernier, les yeux écarquillés, n’arrivait pas à réaliser la situation. Il voulut parler, mais ne trouva aucun mot pour exprimer son soulagement et son bonheur. Il accueillit son fils dans ses bras et le serra fort, fort, fort contre lui. Nérine s’accroupit près d’eux, pleurant de joie et de soulagement. Elle caressait les cheveux du petit Merméros, répétant inlassablement son nom avec cette tendresse qu’ont les vieilles femmes.
Au bout de longues minutes, Jason parvint à se détacher de son fils. Il le contempla de longues minutes et embrassa ses joues en pleurant et en riant. Puis il les vit. Phérès et Pollux se tenaient en retrait. Sans attendre, il alla soulever son fils aîné qu’il écrasa dans une étreinte possessive. Phérès éclata alors en sanglot et s’accrocha désespérément à son père.
- Comment est-ce possible ? murmurait ce dernier. Comment… Comment ?
Il se tourna vers Pollux sans oser y croire.
- Est-ce toi qui les a sauvés ? Pollux, mon ami ?
Pollux ne répondit pas tout de suite. De sa main, il comprimait la plaie de son épaule gauche. Lorsqu’il se laissa tomber sur le matelas éventré, il ne put retenir une grimace de douleur.
- Dis ça à ton satané gamin, grommela-t-il pour la forme, mais un grand sourire aux lèvres. Ton Phérès possède des pouvoirs époustouflants.
- Phérès ? répéta Jason, surpris.
L’enfant, qui avait cessé de pleurer, hocha timidement la tête.
- J’ai rendu Pollux invisible aux yeux de mère, parvint-il à s’expliquer, encore tremblant de peur.
- Quand elle a voulu les poignarder, reprit Pollux, voyant bien que l’enfant était incapable de continuer, je me suis interposé. Elle m’a blessé, mais j’ai réussi à lui trancher la gorge. Puis tu es arrivé… et je n’ai pas compris la suite !
- C’étaient les furies !
Tous se tournèrent vers Nérine qui berçait contre son sein le petit Merméros endormi, vaincu par la violence de toutes ces émotions.
- C’étaient les furies, répéta la vieille servante dans un frisson. Elles ont rendu la justice… Elles ont tué Médée.
Phérès frissonna une nouvelle fois. Puis se yeux se posèrent sur son jeune frère endormi et il ressentit à son tour l’envie de sommeiller. Terrassé par la fatigue, il s’écroula dans les bras de son père. Celui-ci le serra encore un long moment contre lui en lui murmurant des paroles apaisantes. Dans un sourire tendre, il le berça, lui baisa la tempe.
- Pollux…
- Oui ? sourit ce dernier.
- Je te jure sur le Styx de ne plus jamais me marier par profit ! Je vais être un père, dorénavant, un véritable père qui saura choyer ses enfants et qui, un jour, peut-être, prendra une femme qu’il aimera et qui aimera mes enfants.
- Voilà une sage décision, souffla son ami en caressant les boucles de Phérès dans un sourire attendri.
Il existe des douleurs qui font naître des tragédies. Il existe des histoires qui iront traverser les âges car elles sont porteuses d’une souffrance incommensurable. Il existe des légendes brûlantes de vengeance et de haine.
Et il existe l’amour d’un frère, un petit être sans défense, dénué de toute force. Pourtant, ce fut cet amour qui parvint à vaincre la tragédie et qui donna la puissance nécessaire aux autres personnages pour s’arracher de leur rôle inscrit dans le sang.
Quand la tragédie est brisée, il reste la vie.
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