Mais qu'est-ce qu'ils pouvaient être collant ! Je parlais bien sûr des deux soldats qui s'étaient mis à me poursuivre à travers la rue principale, pour une fois que j'y allais sans mauvaises intentions ! J'avais pensé qu'une fine capuche sombre sur mes cheveux en bataille suffirait à ne pas attirer l'attention, mais il fallait croire que l'armée m'avait vraiment dans le collimateur. Deux nouveaux marquages en moins d'un an, c'était n'importe quoi. Quoi ? Non, je trouvais qu'ils abusaient : voler un peu d'eau de temps en temps ne faisait pas de moi une menace, si ? Ce qu'était un marquage ? Tout le monde savait ce que c'était : des dispositifs ressemblant à des autocollants que les soldats plaçaient sur les gens du bidonville. Grâce à leurs détecteurs, ils pouvaient toujours garder une trace de nous quand nous étions proches d'eux. Au fil du temps, les gens du bidonville c'étaient eux-même surnommés marqués. Je ne savais pas s'il s'agissait d'un nom dont nous pouvions être fier, mais bon ...
En voyant des paillettes violettes s'échapper de quelques unes de mes mèches, je fis la grimace, d'où venaient-elles encore ? D'un des sacs d'hier ? Leur couleur étaient semblables aux plaques qui envahissaient mon visage. Ah. Je savais que j'avais oublié quelque chose ce matin en sortant du vieux studio de mon incapable de père.
- Mais pourquoi j'ai oublié mon masque, pestais-je en grinçant des dents.
Je l'emmenais pourtant partout avec moi, me permettant de me fondre dans la foule et de brouiller temporairement les capteurs de l'armée. Non, la principale raison pour laquelle j'avais commencé à en porter était parce qu'ils me permettaient de dissimuler ma maladie. Comme je l'ai dit plus tôt, d'étranges plaques violacées s'étendaient sur mon corps et envahissaient depuis peu mon visage. L'aspect esthétique m'importait peu en vérité, mais ces plaques me répugnaient tout simplement. C'était pourquoi je portais toujours une veste sombre couvrant entièrement mes bras sur une longue robe blanche, j'avais même trouvé des bas renforcés que j'avais enfilé pour recouvrir et protéger mes pieds du sol rocailleux du bidonville. Bref, moins je voyais les symptômes de ma maladie, mieux je me portais.
L'avenue me semblait affreusement longue, rassemblant les personnes les plus riches du bidonville, les soldats y patrouillaient beaucoup pour éviter que des petits fouineurs comme ils aimaient nous appeler, ne viennent y semer le chaos. La foule était dense, je ne pouvais pas rêver mieux : bien que je n'aimais pas l'admettre, j'étais petite pour une gamine de 13 ans, mais pour une fois cela s'avérait utile. Personne ne pouvait passer mieux que moi entre les marqués, et surtout pas ces deux lourdauds qui me poursuivaient ! Je me permettais de me retourner quelques instants pour admirer leur parcours : alors que j'esquivais avec aisance les personnes devant moi, prenant un appui léger sur le sol encore meuble ; eux percutaient tout le monde, renversant de nombreuses étales et déversant une multitude de produits variés, souvent des tissus au mètre et des colles odorantes. Je ne pouvais m'empêcher de rire d'eux, tout en prenant soin de maintenir une certaine distance entre nous, on n'était jamais trop prudent.
La douleur enflammant tout à coup ma poitrine interrompit mes ricanements, à gigoter de tous les côtés j'avais fini par m'épuiser rapidement. Je pestais silencieusement, il n'y avait pas pire pour un marqué que d'être faible. Éloignant ces dernières pensées d'un mouvement vif, j'ai aperçu les premières ruelles se creuser devant moi, j'ai par la même occasion reprit de la confiance. Direction les dédales.
C'était le nom qu'on avait donné à ce que vous aviez l'habitude d'appeler buildings, il y a maintenant plus de cent ans. Les dédales s'en étaient peut-être inspirés, enfin si cela désignait également des constructions défiant la gravité aux paliers tous décalés par rapport au précédant dans lesquels la population s'agglutinait. A l'origine, les marqués avaient payés selon leurs moyens un architecte qui pesait la taille de leur studio en fonction de la somme apportée. Vous donneriez à un enfant de quelques années un ensemble de blocs de constructions et vous obtiendriez un dédale comme ils en avaient fait pousser partout dans le bidonville. Honnêtement, il n'y avait pas meilleur endroit pour semer l'armée ! Ces idiots n'avaient pas été envoyés dans le bidonville pour passer leurs vacances mais bien en guise de punition et j'imaginais que l'armée savait très bien qu'ils pouvaient compter sur nous pour le leur faire comprendre !
Je bondis sur le premier muret à ma hauteur, écartant par la même occasion un groupe de troqueurs en plein échange, et m'amusais tel un funambule sur la corde raide, ne faiblissant pas l'allure. Je m'aidais de mes bras pour me donner du rythme et de l'équilibre, j'entendis bientôt les râles de mes poursuivants alors qu'ils tentaient soit de monter comme moi soit de me suivre le long de la palissade. Tschh, je pestais. Le béton semblait vibrer sous leurs pas, ces soldats n'étaient pas les plus sportifs de leur promotion … Enfin nous arrivions aux dédales, j'agrippais le premier échelon sur ma droite et me balance bientôt le long du mur pour gagner rapidement de la hauteur. En apercevant une ouverture proche et sans y réfléchir davantage, je m'y engouffrais. Le studio était exigu, le passage était difficile à cause des nombreux cartons et objets en tout genre accumulés ça et là sur le sol en des piles imparfaites. Un vieil homme dormait au milieu d'elles, une énorme bouteille d'alcool entre les bras. Il valait mieux que je me dépêche. Pas le choix : je sautais sur une première pile ce qui eut pour effet de la faire pencher dangereusement, d'une impulsion elle se renversa et me donna assez d'élan pour que je poursuive ma course sur les autres tas d'objets pour atteindre la sortie. Au moins j'étais sûre de les retenir quelques temps, le pauvre vieil homme n'eut pas le temps de comprendre ce qui venait de se passer, j'étais déjà partie vers les étages supérieurs.
L'accès au toit se faisait par un passage assez étroit, je sentais déjà le vent en hauteur s'engouffrer dans le couloir si bien que ma capuche s’ôta de ma tête, me donnant une sensation de froid désagréable. Plus que quelques mètres. A peine avais-je mis le pied sur le sommet du dédale que je pris quelques instants pour prendre une large bouffée d'air. Mes muscles tremblants le méritaient bien. Personne derrière moi. Bah le contraire m'aurait étonnée, vu comment le premier muret les avait gêné comment avaient-ils pu tenir jusqu'ici ?
- Pas très persévérants ces soldats, soupirais-je en soulevant légèrement mes épaules par dépit.
D'ici je pouvais sauter sur le toit du prochain dédale et les semer pour de bon, j'attendis de reprendre un rythme cardiaque convenable et remis ma capuche sur mes cheveux. Soudain, je sentis une lourdeur sur ma cheville, puis cette lourdeur se transforma rapidement en traction. Je me retournais d'un geste vif et vis l'un des soldats qui me poursuivait étendu au sol à bout de souffle. Il avait utilisé ses dernières forces pour attraper ma jambe. Je n'aurais peut-être pas dû les sous-estimer en fin de compte. Mais ce n'était sûrement pas un soldat dans cet état-là qui allait m'arrêter. D'un coup de pied bien placé, il relâcha son étreinte et je pus m'éloigner de lui. Il fallait que j'atteigne l'autre dédale maintenant. Je m'apprêtais à prendre de l'élan quand j'entendis une voix tonitruante hurler dans mon dos :
- Arrête-toi maintenant !
Amusée, je me suis permise de me retourner pour ricaner :
- Que je m'arrête ?
- Tu m'as parfaitement entendue, renchérit le jeune homme.
- Attrape-moi d'abord ! Lui rétorquais-je avant de commencer ma course.
Le toit n'était pas très grand, mais ces quelques mètres étaient suffisant pour que je puisse faire un bond jusqu'au prochain dédale. Ce que je n'avais pas prévu par contre, était qu'il ait été assez rapide pour me lancer une de ses bottes. Arrivant pile sur mon crâne en fin de course, je perdis l'équilibre et mon élan. Bref j'allais faire une sacré chute. Alors que j'entendais quelques passants s'affoler au sol , mais évidemment personne n'allait chercher de l'aide, ils restaient à observer la scène, espérant que je m'écrase au sol. Oui, les marqués étaient comme ça : tout le monde ici se connaissait plus ou moins et j'avais pour réputation de me faire courser assez régulièrement par l'armée. Certains s'en amusaient mais la plupart ne voulaient pas d'ennuis et choisissaient de tout simplement m'ignorer. C'était un choix que je respectais, enfin tant que je ne me confrontais pas directement à eux.
Je fermais les yeux quelques instants pour me calmer et pris une grande inspiration. Rapidement je regardais autour de moi, je cherchais quelque chose qui pouvait m'éviter de finir tête première dans le sol. Un drap séchait à quelques mètres de moi, je tendis mes bras le plus loin possible. Pourvu que je l'attrape ! Le bout de mes doigts effleura le tissu et par une impulsion venant du plus profond de ma poitrine je réussis à l'agripper et me réceptionner un étage plus bas. Je finis ma chute en culbute et atterrit sur les fesses, soulevant un léger nuage de poussière. Encore secouée, je vérifiais s'il ne me manquait pas une jambe ou un truc du genre puis je pus souffler. J'étais encore en un seul morceau ! Au moins j'étais sûre que ces soldats ne me suivraient plus, par curiosité je jetais un regard dehors : j'avais chuté d'une dizaine de mètres, les soldats regardaient en aval s'attendant à trouver mon corps mais s'affolèrent plutôt de ne rien trouver à part la fameuse botte dont je sentais encore la lourde semelle à l'arrière de mon crâne.
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