Quand je rouvris les yeux, mes rétines furent agressées par une lumière trop vive et trop blanche. Je rabattis le voile protecteur de mes paupières pour échapper à cette réalité douloureuse, mais une voix m’incita à revenir parmi les vivants. J’obtempérai avec réticence et croisai des yeux verts familiers.
- Monsieur Kea ? bredouillai-je.
- Bonsoir, mademoiselle Brolly, me sourit-il avec douceur.
Cet infirmier se nomme Célie, Célie Kea. Il s’était occupé de moi lors de ma dernière hospitalisation. C’était un homme d’une grande gentillesse aux gestes assurés et doux. Serait-il venu prendre le thé chez madame Oman ? Non, il portait sa tenue de travail, alors… Désorientée, j’observai autour de moi. Je reconnus avec horreur et stupéfaction une chambre blanche spartiate.
- Vous avez fait un malaise, m’indiqua monsieur Kea tout en prenant ma tension. Compte tenu de vos nombreux séjours chez nous, nous tenons à vous garder encore un moment. Demain, votre médecin viendra vous faire passer une batterie de tests, mais vous devrez rester ici tant que nous n’aurons pas les résultats. Est-ce que vous voulez appeler quelqu’un ?
- Oui, s’il vous plaît, murmurai-je.
Il me tendit son propre téléphone portable. D’une main légèrement tremblante, je composai le numéro de madame Oman. Au bout d’une sonnerie, quelqu’un décrocha.
- Allô ? émit une voix masculine.
- Jacobs ? hésitai-je. C’est Kate.
- Kate, oh bon sang ! Comment te sens-tu ? Tina, venez ! C’est Kate ! Attends, je te mets sur haut-parleur.
Je sentis les larmes me monter aux yeux. Je me sentais si… faible. Si… impuissante ! J’inquiétais les deux seules personnes au monde qui comptaient un tant soi peu pour moi et, rien que pour cela, je m’en voulais énormément. Je n’avais qu’eux dans ce monde ! Pourquoi ne pouvais-je pas protéger deux personnes seulement ? Etais-je donc vraiment si faible ?
- Kate ! Comment te sens-tu, ma chérie ? Si tu savais le sang d’encre que je me suis fait ! Oh mon Dieu, quelle frayeur !
La voix de mon employeuse fut comme un coup au cœur. Je me souviens encore de notre rencontre comme si c’était hier. J’étais venue sur le pas de la porte de madame Oman en réponse à sa petite annonce dans le journal du coin. Jacobs m’avait ouvert la porte et m’avait invitée à l’intérieur. Madame Oman était dans le salon, avec une part de fraisier entre les mains. Elle m’avait fait asseoir, Jacobs nous avait servi un copieux goûter puis s’était installé à la table de la salle à manger pour faire ses devoirs. Durant tout l’entretien et depuis tout ce temps-là, ils n’avaient jamais cessé de me sourire… et de m’apprécier.
- Je vais bien, madame Oman, souris-je, heureuse de savoir que je comptais tant à ses yeux. Ils vont me garder quelque temps à l’hôpital pour savoir ce qui est la cause du malaise.
- Ils ont intérêt à trouver ! répliqua Jacobs. Quand est-ce qu’on pourra venir te voir ?
Je répétai la question à l’intention de mon infirmier. Ce dernier grimaça.
- Pas avant trois, quatre jours, voire plus si complications.
- Mais pourquoi elle doit squatter ici ?!
Je sursautai, surprise. La voix provenait de l’autre côté d’un rideau qui scindait la pièce en deux. Je vis monsieur Kea lever les yeux au ciel.
- Vous avez un voisin un peu ronchon, m’expliqua-t-il avec un sourire désolé. Je vais le calmer, prenez votre temps avec le téléphone.
Il passa de l’autre côté du rideau. Je discutai encore un peu avec Jacobs et madame Oman pour les rassurer, mais le sommeil me gagnait peu à peu et je dus raccrocher. Mon infirmier repassa quelques minutes plus tard récupérer son téléphone.
- Dormez bien, mademoiselle Brolly et n’hésitez pas à appeler une infirmière si vous avez besoin de quoique ce soit, d’accord ?
- Oui, merci pour tout, monsieur Kea.
- Reposez-vous bien. Et si monsieur Auteuil, votre voisin, vous embête, signalez-le, on se fera un plaisir de le refourguer dans une autre salle.
- Hé, ho ! protesta la voix de l’autre côté du rideau. Je vous entends !
- Bonne nuit, mademoiselle, me souhaita doucement monsieur Kea sans prendre garde à son autre patient.
Il sortit et éteignit la lumière derrière lui. Les yeux grands ouverts dans le noir, les bras placés le long de mon corps par-dessus la couverture, j’écoutais les bruits de la nuit avec effroi. Cela ne me rappelait que trop mon enfance à l’orphelinat avec toutes ces filles qui se moquaient de moi.
- Hé, p’tite, tu t’appelles comment ?
Je sursautai, ne m’attendant pas à ce que mon voisin m’adresse la parole. J’hésitai un moment à lui répondre, puis me lançai finalement.
- Kate… Brolly… Et vous ?
- Je suis Brahim Auteuil, pour vous servir, si je puis dire. Qu’est-ce que vous foutez-là ?
- J… Je ne sais pas, bafouillai-je. Je… Je l’ignore.
- Ah, le coup de la maladie inconnue. C’est pas de bol, ça. Moi, au moins, je sais de quoi je vais mourir.
Il éclata de rire, comme s’il ressentait une sorte de fierté. Moi, je me recroquevillai sur moi-même, de plus en plus effrayée.
- J’ai un cancer, m’avoua-t-il au bout d’une longue minute de silence. Au début, il était plutôt tranquille, dans le rein, mais il a eu envie de fonder une famille et ils ont copulé à l’intérieur de moi, ces salauds ! J’en ai trois, maintenant ! Pas mal, non ?
- …
- Vous faites quoi dans la vie ?
- Pourquoi t… toutes ces questions ? bafouillai-je, réellement mal à l’aise.
Je n’avais pas l’habitude qu’on s’intéresse à moi. Il ne répondit pas et ne reprit pas la parole de la nuit. Et moi, incapable de dormir, je restai là à fixer le plafond en me demandant quand est-ce que je pourrai sortir de cette boîte blanche, cette fois-ci.
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