Les cris étouffés de mon ventre me hurlaient que la mi-journée était passée, il fallait que j'aille vite trouver un stand de rationnement avant qu'ils ne ferment pour le reste de la journée. Je n'avais pas vraiment besoin de le recharger immédiatement, mais il était vrai que le faire un peu plus tôt ne ferait pas de mal. Le rationnement était la seule chose gratuite du bidonville après l'habillement, la zone recevait régulièrement des approvisionnements pour que la population soit rassasiée : une population au ventre plein se tenait mieux qu'une population au ventre vide, c'était la philosophie du gouvernement. Pour une fois que cela ne me déplaisait pas.
Le stand le plus proche se trouvait aux portes des voies de communications inter-centre, qui correspondaient aux routes pour aller à la ville-centre. Elles avaient un nom qui sonnait bien mais très peu de marqués pouvaient espérer ne serait-ce qu'y poser un pied. J'allais mettre un moment avant d'y arriver, mieux valait y aller par les routes normales qu'y aller en sautant de toit en toit comme j'aimais le faire. Qui sait ce que Ruby allait me faire si elle m'attrapait à jouer encore.
Toujours ma capuche sur la tête, je slalomais entre les différents groupes qui occupaient le chemin. Au détour d'une rue, j’aperçus un regroupement anormal. En quoi était-il différent des autres ? Un groupe de jeunes entourait une fille seule, enfin un soldat vu son uniforme, ils semblaient prêts à s'en prendre à elle. Et non, je ne suis pas ce genre de personne à voler au secours des autres, surtout pas pour les gens de l'armée. Et même si je l'avais voulu, je ne pouvais rien pour elle, la plupart des jeunes sautaient sur ces rares occasions pour se venger en quelque sorte du gouvernement, partant du principe qu'il s'agissait de soldats punis. Rien de plus.
Je n'étais pas la seule intriguée par la scène, de nombreux passants s'étaient arrêtés, comme lorsque j'avais chuté un peu plus tôt, juste pour observer. J'entendais une vieille femme ruminer au loin sur le comportement des jeunes qui ne respectaient pas selon elle, les autorités. Je ne pouvais m'empêcher de ricaner. Les autorités ? Qu'avait fait l'armée pour nous ? Rien aux dernières nouvelles à part nous mener la vie dure. Enfin tout le monde n'avait pas des pots de vin à offrir pour leur service. Elle pouvait râler autant qu'elle le voulait, ce n'était sûrement pas elle qui allait les arrêter. Il n'y avait rien de plus vain que des mots.
Je décidais de sauter sur un muret sur la gauche du groupe, plus proche de la scène, pour mieux voir ce qui se passait. Un élément dans la tenue de ce soldat attira mon attention. Non ! Ce n'était pas possible, pas à cet âge-là ! Je n'eus pas le temps de prévenir ces pauvres marqués du risque qu'ils prenaient. Ça s'était passé en un instant. Le premier bruit lourd persuada tous les curieux à s'enfuir, ça allait mal se finir. Je ne savais pas ce qui me prenait mais j'étais captivée par ce que je voyais : sans dégainer son sabre, symbole des officiers, le soldat asséna coup sur coup avec une précision acquise grâce à un entraînement acharné tant les mouvements étaient fluides, ses bras dansaient dans les airs, touchant chacun des jeunes en des endroits stratégiques. Ces derniers comparés à elle, réagissaient avec des coups mous et mal-assurés, et très facilement évités dans la danse de l'officier. Bientôt, ils étaient tous à terre, assommés.
L'officier, un sourire aux lèvres, releva ses yeux émeraudes vers moi en rangeant son sabre autour de sa ceinture. Il était évident qu'elle était trop jeune pour être officier, elle devait avoir vingt ans, tout au plus. Pourtant son uniforme ne mentait pas, son col était doublé et sa ceinture rouge était en fait le drapeau de l'armée frontalière qu'elle portait autour de ses hanches pour maintenir son sabre. Le reste de son uniforme était tout à fait normal : une veste noire sans manches à la fermeture en zigzag finissant en semi-queue de pie sur une jupe et bottes blanches aux motifs semblables à ceux de sa veste. Ses avant-bras et ses hanches étaient protégés avec des protections métalliques fines et légères mais solides. Le symbole de l'armée était bien en évidence sur sa poitrine, à côté du cœur comme ils disaient.
Qu'est-ce que je devais faire ? Fuir ou rester et faire comme si je n'avais rien vu ? Bon difficile pour le second choix : je m'étais quand même rapprochée exprès pour pouvoir bien voir. J'étais la dernière personne présente dans la rue, bien sûr, on ne pouvait pas vraiment compter sur les autres marqués. Un gargouillement s'échappa de sous ma robe, l'officier lâcha un fou rire alors que je ne savais plus ou me mettre. Elle réarrangea sa longue chevelure brune aux reflets roux derrière sa musculature fine et engagea la conversation :
- Je cherche le stand de rationnement, dit-elle d'un ton amical, tu saurais où il se trouve ?
- Mh, oui.
- Tu m'emmènes ?
- Et eux ? Demandais-je en désignant les jeunes toujours au sol.
- Bah quelques bleus au réveil ne leur fera pas de mal.
Je ne voulais pas en demander davantage et plus vite je me débarrassais d'elle, moins j'aurai d'ennuis. Qu'est-ce que j'avais aujourd'hui à attirer l'armée ? Je ne pouvais bien évidemment pas m'éclipser, je devais aller au même endroit qu'elle, enfin mon ventre le désirait plus que moi. Pourvu qu'elle ne soit pas comme ces tarés de ce matin à vouloir m'arrêter juste parce que je traînais un peu. Je ne pouvais pas me sentir tranquille, si jamais elle vérifiait son détecteur, j'étais bonne pour la case interrogatoire. Observant chacun de ses gestes, on marchait côte à côte sur les quelques ruelles qui nous séparaient de notre objectif. Mais plus le temps passait et moins ses mouvements m'ennuyaient, non, il s'avérait qu'elle était affreusement bavarde ! Où étaient ses subordonnés ? L'avaient-ils abandonnée pour cette même raison ? Je l'écoutait d'une oreille distraite, l'armée ne m'intéressait pas et ses histoires encore moins. C'était au dessus de mes forces. Et heureusement pour moi qu'elle ne le remarqua pas.
Arrivées au stand, ce fut comme un soulagement pour moi, je la quittais d'un geste et courus vers le gérant, un quinquagénaire toujours souriant que je côtoyais depuis toute petite.
- If ! Je ne m'attendais pas à te voir si tôt dans la semaine, remarqua-t-il en me serrant la main.
- Ah ah, moi non plus je n'y croyais pas mais me voici ! J'ai deux packs à recharger, annonçais-je en sortant les deux boites de ma veste.
- D'accord, d'accord, le deuxième est à Ruby, j'imagine ?
- C'est ça, elle est passée la semaine dernière ? Demandais-je en m'appuyant contre le rebord du comptoir.
- Non, c'est pour ça que ça m'inquiétait, répondit la vieil homme du fond de la réserve.
Un fracas se fit entendre depuis le fond de la salle, suivit par le bruit d'une pluie de pilules et les injures du gérant. Je me tordais de rire et m'invitais à l'intérieur pour vérifier si tout allait bien, retenant tant bien que mal mes rires. Il ria un peu avec moi et me tendis les deux packs pleins, je le remerciais et allais partir quand il me retint en hélant mon prénom :
- If ! Tu sais la jeune fille avec qui tu es arrivée.
- Mh ? Qu'est-ce qu'elle a ?
- Tu sais qui c'était ?
- Non, et je ne pense pas que ça m'intéresse.
- Ah, si tu le dis. Prends garde la prochaine fois que tu la vois, elle a de nombreux droits dans l'armée.
- Pff, comme si un soldat pouvait m'attraper.
- If, fais juste attention, s'il te plaît.
Il avait appuyé sur ces derniers mots, preuve qu'il valait mieux appliquer ses conseils. Je le remerciais une nouvelle fois et sortis. De toute façon, ce n'était pas comme si je voulais me mêler des affaires de l'armée, moins j'en savais et mieux je me portais. Dehors, je vis l'officier avec deux autres soldats, sûrement ses subordonnés .
- C'était qui cette gamine ? Lança le premier.
- Elle m'a guidée ici, assura l'officier.
- Depuis quand tu suis les gamins du bidonville ? Renvoya-t-il.
- Depuis que vous m'avez laissée.
- C'est pas ma faute si tu ne sais pas te débrouiller toute seule.
- Hé !
Leur discussion était puérile, mais je ne voulais pas rire trop fort de peur qu'on ne remarque que j'écoutais. Quelque chose semblait clignoter dans la poche du second subordonné. Il en sortit un détecteur. Mince ! Alors qu'il regardait autour de lui à la recherche d'un quelconque marqué, je m'étais déjà enfuie dans le premier dédale à ma portée. Ruby allait me faire la morale si je me faisais encore remarquer.
- Un problème Kris ? S'inquiéta l'officier.
- Non, rien, soupira-t-il. Mettons-nous en route.
Comments (2)
See all