Tout ce que les pilules avaient de bien était qu'elles remplissaient l'estomac à coup sûr, question goût on repassera. J'avais entendu dire que d'autres zones proposaient des saveurs différentes mais pas ici pour une raison obscure. Ruby m'avait dit qu'elles contenaient tous les nutriments dont le corps avait besoin et demandaient moins de ressources pour être faites. A cause de ça, la véritable nourriture était devenue très rare parmi les marqués. La seule fois où j'en avais mangé, j'avais presque regretté ne pas en avoir laissé pour plus tard, le goût et la texture étaient cent fois mieux que n'importe quelle pilule, je ne sais pas ce que je serais capable de faire pour pouvoir en manger tous les jours. Mais il ne fallait pas oublier que j'avais eu la chance d'en avoir grâce au Mugetsu, qui sait combien de personnes avaient été blessées pour que je puisse manger cet hamburger … Mais je ne le regrettais pas vraiment.
Alors que je me promenais dans le bidonville, j'entendis des voix héler mon prénom depuis le fond d'un hangar. Il s'agissait des enfants dont je m'occupais de temps en temps, je leur apportais une partie de l'argent que je gagnais pour qu'ils puissent rénover leur hangar et le sécuriser et passais de nombreux après-midi en leur compagnie.
- Tu viens jouer avec nous ? Me demande l'un l'air réjoui.
- Allez viens ! Lança un autre en tirant ma manche vers lui.
- Non, je ne suis pas venue jouer aujourd'hui, répondis-je en les éloignant délicatement de moi.
- Tu vas à la fabrique ?
- Ah j'aurai aimé être à l'ombre aujourd'hui mais non, la décharge paie bien cet après-midi donc je vais pointer.
- Viens jouer la prochaine fois alors !
Je me sentais mal à les laisser comme ça, seuls. Ils n'avaient pas été chanceux dans la vie, la mienne à côté paraissait plus enviable. Leurs parents avaient disparus alors qu'ils étaient très jeunes, heureusement qu'ils étaient en groupe, je ne sais pas comment j'aurais fait pour les laisser seuls dans le bidonville comme ça. Avec tous les clans qui pullulaient un peu partout, je me suis inquiétée de nombreuses fois pour eux : les kidnappings et assassinats se faisaient de plus en plus souvent et je ne souhaitais ça à personne, même pas à mon pire ennemi. Et personne n'allait agir pour eux, il suffisait de voir comment les marqués réagissaient quand quelque chose d'inhabituel arrivait. Je ne disais pas que la curiosité était mal, mais de là à ne pas agir du tout … ! Mais d'un autre côté, est-ce que je n'agissais pas de la même manière ? Je n'aimais pas y penser et faisais de mon mieux pour faire en sorte de changer. C'était selon moi, ce qu'il y avait de mieux à faire.
Enfin, changeons de sujet. Direction la décharge ! C'était là où ils déversaient la plupart des déchets du centre mais aussi de la zone : les marqués n'avaient pas grand chose à jeter mais quelques originaux avaient choisi de poser leurs bagages dans le bidonville au lieu d'aller au centre, j'avouais ne pas comprendre cette démarche. A moins d'avoir un penchant pour les odeurs nauséabondes, venir s'installer dans le bidonville de son plein gré relevait de la folie : vols, harcèlements, enlèvements, règlements de compte, attaques à la bombe et meurtres étaient monnaie courante. Bien sûr, si on y avait vécu assez longtemps, on savait comment éviter tout cela mais pour un nouveau venu, ça me paraissait beaucoup plus compliqué en plus du fait que les marqués n'aimaient pas les étrangers …
Il était rare qu'ils incitent les marqués à venir travailler en grand nombre là-bas, aujourd'hui devait être un jour de fête, je ne voyais pas comment l'expliquer autrement. Déjà que l'on devait travailler à ciel ouvert, l'odeur et les trouvailles étranges rendaient le travail encore plus exténuant. Mais c'était une façon de gagner de l'argent comme une autre. Je préférais passer mes journées à la fabrique, puisqu'on pouvait travailler à l'ombre, là-bas on produisait les vêtements pour les marqués mais aussi pour les gens du centre si l'on avait fait ses preuves. Depuis le temps, j'avais moi-même réussi à intégrer ces ateliers-là, tout était mieux : on avait plus de temps pour travailler sur chaque pièce et on était payés grassement. Dommage que les commandes soient moins nombreuses que celles du bidonville.
Les marqués ne travaillaient pas pour se nourrir mais tout l'argent que l'on accumulait servait à entretenir son studio : le gouvernement n'avait pas chaumé, les murs des dédales étaient en calcaire instable, si l'on appliquait pas leur colle nauséabonde sur les murs au moins une fois par mois ils risquaient de s'écrouler ! Il n'y avait aucun risque pour les studios aux alentours mais aménager dans un nouveau studio coûtait plus que tout. Non. En fait il y avait une seule chose plus chère qu'un studio neuf. C'étaient les pass pour l'armée. C'était la seule option « légale » pour atteindre le centre si l'on était né marqué. De là, on pouvait choisir de monter en grade dans l'une des trois armées ou alors rejoindre le gouvernement. Je n'avais pas vraiment de raison d'accumuler de l'argent, acheter leur maudite colle me suffisait amplement mais travailler était une bonne excuse pour m'enfuir de chez moi.
Il y avait effectivement beaucoup de monde quand j'étais enfin arrivée devant la décharge. Déjà l'odeur fidèle à ce lieu envahissait mes narines et instinctivement ma main vint se placer devant mon nez pour le protéger. Il y avait des gens de tous âges agglutinés le long des deux ruelles adjacentes qui faisaient face aux remparts les séparant du terrain où s'accumulaient les déchets en tout genre. Je cherchais à identifier des têtes familières dans la foule quand quelqu'un posa sa main sur mon épaule. Je me retournais d'un mouvement ample et sentis bientôt un doigt s'enfoncer dans ma joue droite.
- Ah ah, je t'ai eue, ricana le garçon.
Je ne pus m'empêcher de pester, il s'agissait de Lon un marqué brun de seize ans à la cicatrice couvrant la moitié droite de son visage caucasien, trace d'une ancienne grande brûlure, je devais avouer qu'à chaque fois que je la voyais je ne pouvais m'empêcher d'avoir des frissons pour des raisons que seuls lui et moi connaissions. Il était avec son petit frère Haru qui tirait sur l'écharpe rouge de son frère avec son unique bras. Je me suis toujours demandée si ses cheveux quasiment blancs étaient naturels ou s'il s'agissait d'une teinture.
- 'Lut ! Lâcha le petit garçon avant d'attraper la manche de son large pull pour la mâchouiller.
- Pourquoi est-ce que vous êtes là ? Votre père vous a laissé sortir ? M'enquis-je un sourire narquois en coin de lèvre.
- C'était soit ça soit un énième cours sur l'histoire nétherlonienne. J'en ai marre d'entendre ces soldats chanter la gloire de leur pays, tu sais, renvoya Lon en réarrangeant sa veste brune.
Je ne savais pas si j'aurais fait la même chose à sa place. Les deux garçons avaient été adoptés par l'un des seuls médecins de la zone, ils pouvaient ainsi se permettre d'engager des soldats pour s'occuper de leur éducation et de leur protection. Combien de marqués les enviaient dans le bidonville ! C'était bien pour ça que je devais faire partie du peu de personnes qui acceptaient encore de leur parler même en connaissant comment ils se comportaient malgré leur chance. Contrairement à ce que la plupart croyait, ils n'agissaient pas comme ils le faisaient parce qu'ils méprisaient les autres mais bien pour se faire accepter. Ils avaient certes été très chanceux mais ne voulaient pas rester sur leurs acquis, les deux voulaient travailler et amasser de l'argent pour rejoindre l'armée par leurs propres moyens et non grâce à leur père. Enfin c'était le genre détails qu'on ne pouvait découvrir qu'en allant leur parler comme j'avais pris l'habitude de le faire. Mais il fallait avouer qu'ils étaient un peu lourdauds sur les bords.
- Alors gamine, reprit Lon en bombant le torse, prête à te faire battre encore une fois ?
- Tu rêves là, je me rappelle pas que tu aies gagné ne serait-ce qu'une seule fois jusqu'à présent, répliquais-je du tac au tac.
- C'vrai ça Lon, remarqua Haru en tapant dans le dos de son frère, t'mens.
- Pff on verra bien.
Les gens devant nous avançaient déjà et se ruaient presque tous à l'intérieur comme s'il s'agissait d'une course, ils faisaient presque pitié à voir, ce n'était sûrement pas comme ça qu'ils trouveront le gros lot. La bonne paie les avait sûrement attirés en nombre mais la quantité ne faisait pas tout. Il était vrai que nos sacs étaient pesés à la fin de la journée mais il y avait quelques objets qui rapportaient plus que d'autres. Et ça, seuls les érudits pouvaient les dégoter. A l'entré, des soldats étaient postés pour nous donner plusieurs sacs et renvoyer les plus intenables. Les garçons et moi nous nous regardions une dernière fois avant de se lancer dans notre chasse au trésor. C'était une façon comme une autre de se motiver ici et je devais avouer que je m'amusais beaucoup avec ces deux-là !
Les marqués s'étaient organisés en différents groupes pour espérer ramasser le plus de déchets ensemble, et c'était une mauvaise technique. Ces grands dadais étaient au contraire tout ce qu'il y avait de plus mou, ils se marchaient presque sur les pieds et se gênaient les uns les autres. En plus de ça, ils prenaient les objets les plus encombrants croyant pouvoir en tirer plus d'argent mais ils se trompaient lourdement. Ici ce qui avait le plus de valeur n'étaient pas ces sculptures de verre poli mais bien tous les composants en fer et les pierres colorées que la plupart confondait avec de simples galets : il n'était pas rare de voir des bijoux sertis de nombreux joyaux traîner à terre, les gens du centre ne devaient pas vraiment se soucier de telles pertes. Mais moi, je scrutais le sol à la recherche de ces merveilles qui s'échangeaient contre de nombreux crédits, la monnaie digitalisée netherlonienne. Les transactions se faisaient soit par pièce soit par crédits qui étaient ajoutés sur nos cartes de marqués. Il fallait aller dans les nombreux centres du gouvernement pour pouvoir échanger nos crédits en pièce ou l'inverse mais je préférais tout stocker sur ma carte car j'étais sûre de ne jamais me la faire voler : la carte n'était activable que par le marqué avec lequel elle est synchronisé, cela était la première fonction de nos marques que l'on recevait dès nos trois ans.
Au final, j'avais gagné, encore une fois. La tête dépitée de Lon était un régal à voir, surtout quand je lui ai montré le pendentif en or sur lequel glissait une goutte azurée cerclée elle-aussi d'or fin que j'avais déniché. Oui, j'avais eu beaucoup de chance aujourd'hui, en plus de mes sacs faisant dix neuf kilos en tout j'avais gagné assez de crédits en une après-midi pour pouvoir me reposer pendant un mois ou deux ! Le garçon enrageait, son sac faisait pâle figure comparé au mien, bien qu'amasser quinze kilos de métaux relevait là aussi de l'exploit. Haru aussi n'était pas en reste, malgré son handicap il avait rassemblé près de quatre kilos de déchets. Les marqués qui attendaient derrière nous ne pouvaient retenir leur étonnement, cela avait même coupé le souffle à certains. Mais vite ces premières impressions se changèrent en jalousie et les murmures s'intensifièrent. Agacée, je tapais du pied sur le sol pour le faire taire, j'étais même prête à faire face au premier qui oserait continuer mais Lon plaça son bras entre moi et la foule et afficha un sourire niais.
- Ah ah, j'ai pris une belle raclée, dit-il en me forçant à reculer. Mais comme je suis un garçon intelligent, je vais jeter l'éponge pour aujourd'hui. Ce serait bête d'en faire toute une histoire. La prochaine fois sera la bonne !
Il avait prononcé ces paroles assez fort pour être entendu de tout ceux qui étaient présents. S'il voulait les provoquer, c'était gagné. Mais Haru semblait ricaner dans son coin et je compris bientôt pourquoi : le bruit mêlé aux paroles de Lon avait alerté les soldats présents qui n'avaient pour une fois pas tardé à venir vérifier si tout se passait bien. Ouf. Le groupe se dissipa après avoir fait peser leurs trouvailles et repartit sans ajouter un mot. D'un soupire je dissipais ma frustration et me retourna vers les garçons.
- Je ne sais pas si je dois te remercier ou te frapper honnêtement, remarquais-je en croisant les bras.
- Ah ah, s'il te plaît ne me frappe pas, ria nerveusement le jeune garçon en grattant l'arrière de son crâne frénétiquement.
- Moi c'me gêne pas si tu l'tapes, avoua Haru avec un sourire.
- Hé m'abandonne pas toi ! Répliqua son frère en ébouriffant les cheveux en bagaille de son frère.
- Bon, je vais vous laisser, annonçais-je d'un geste, je dois encore passer chez moi.
L'expression de Lon se durcit alors, je l'avais bien évidemment inquiété.
- Tu sais tu peux rester chez nous le temps que ça se tasse, invita le garçon qui avait perdu son sourire.
- Non, t'inquiète, ça ira je passe ma soirée avec Ruby de toute façon, le rassurais-je. Allez à la prochaine !
Je m'éloignais d'eux à grands pas tout d'abord assurés puis ma cadence se ralentit petit à petit. Qui est-ce que j'allais tromper ? Je ne voulais pas rentrer seule mais comment le leur avouer ? Non il fallait que je règle mes problèmes moi-même. Avec ce regain d'assurance, je me dirigeais vers un dédale se trouvant quelques ruelles plus loin. Monter 6e étages était facile et rapide d'ordinaire mais je voulais encore un peu traîner, comme pour retarder mon châtiment. Mais je savais qu'il ne bougerait pas du studio, qu'est-ce que l'obligerait à sortir d'ailleurs ? Même quand il désirait quelque chose, il me jetait dehors pour aller le chercher. Ruby et l'autre m'avaient bien proposé de s'en occuper mais j'avais toujours refusé. Comment pouvais-je faire du mal à mon père ?
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