Ce vieux taco puait la cigarette froide. A la troisième violente embardée, Jimmy Walkers se demanda vaguement, à travers sa panique, si ce tas de ferraille branli-branlo allait réellement tenir le choc.
Puis il bénit l’inventeur des ceintures de sécurité.
Au volant, le conducteur n’émettait pas un mot et ne détachait pas les yeux de la route (si on pouvait appeler ce ruban bétonné défoncé une route). Il ne jetait même pas de temps à autre un regard dans son rétroviseur pour vérifier si leurs poursuivants ne les rattrapaient pas.
Même s’il était déjà beaucoup trop proche au goût de Jimmy…
Il poussa un hurlement qui fit voler en éclat toute sa dignité au premier coup de feu.
- Tout va bien, m’sieur ? lui lança le conducteur d’un air moqueur.
- Comment voulez-vous que ça aille ?! couina Jimmy en se ratatinant sur son siège, serrant son précieux attaché-case contre sa maigre poitrine.
Pablo Vicagno eut un rire semblable à un hennissement de cheval. D’un violent coup de volant, il éjecta son taxi du sentier goudronné pour filer à vive allure à travers l’étendue poussiéreuse qui s’offrait à eux. Les voitures qui étaient à leurs trousses ne tardèrent pas à suivre le même parcours. Pablo grogna.
- Z’ont l’air de vous en vouloir grave, m’sieur, émit-il.
- Sans blague ?! Mais roulez, bon Dieu ! S’ils m’attrapent, ils vont me descendre !
- Y’a pas d’prob’ !
Poussant un hurlement digne des plus grands cow-boys de l’Ouest, le chauffeur de taxi tira soudainement à lui son frein à main. Le pauvre taco émit un bruit sinistre alors qu’il se trouvait violemment arrêté dans sa course folle. Jimmy Walkers se signa à toute vitesse. Pablo, en proie à une surprenante crise de rire, tourna à toute vitesse son volant. Leurs poursuivants, surpris par ce brusque revirement, durent s’écarter de leur route pour ne pas violemment les percuter.
Profitant de son effet de surprise, Pablo lança son véhicule vers la route qu’ils avaient quittée un peu plus tôt. Le moteur peinait à suivre l’allure et émettait de bruits des plus sinistres qui n’étaient pas pour rassurer le pauvre Jimmy. Ce dernier se mit à gémir comme un enfant quand les balles se mirent à pleuvoir. Très zen, Pablo haussa un sourcil. Il ouvrit la fenêtre de sa portière et, tout en finesse, passa un bras dehors pour adresser un magnifique doigt d’honneur aux meurtriers.
- Vous êtes complètement dingue ! hurla Jimmy, hystérique.
- Vous pourrez me faire des compliments quand je nous aurai sortis de ce merdier, m’sieur !
- Ça n’en était pas un, espèce de malade mental !
- Dis donc, je suis en train de sauver votre petit cul, alors un minimum de respect. Ah, et à ce propos, pour mes honoraires…
- Concentrez-vous sur cette putain de route !!
- Ok, Ok… Mais on en re-discutera !
Comment ais-je pu en arriver là ? Comment cela a-t-il pu se produire ?
Bah, en fait, c’était assez simple. Il fallait juste remonter deux jours auparavant.
- Etes-vous absolument certain de ce que vous avancez ?
- Oui, monsieur. Les résultats ne laissent pas de place au doute.
- Extraordinaire…
Jimmy Walkers était le grand patron de la firme multinationale W, une entreprise spécialisée dans la fabrication de produits pharmaceutiques et esthétiques, un empire fondé par son arrière grand-père et qui, depuis, était passé de main en main dans sa famille. Malheureusement, cet empire, aussi somptueux soit-il, n’était pas à l’abri des farces de la fortune. Les dettes contractées par feu son père étaient tombées sur les épaules de Jimmy dès que sa majorité avait été atteinte. Mais quelle idée, quand on était patron d’une entreprise qui comptait des centaines de salariés, d’investir son argent dans des cabarets sans la moindre valeur ?!
Mais la tendance pourrait très bien s’inverser avec ce qu’il tenait entre ses mains. Il examina une nouvelle fois avec soin les feuillets qu’il venait de lire. S’ils parvenaient à concrétiser le produit mis au point par ses scientifiques, il allait irrémédiablement bouleverser le monde !
… et au passage effacer jusqu’à la moindre de ses dettes.
Mais il allait lui falloir des investisseurs. La réalisation de cette trouvaille allait être très coûteuse.
- Quand se tiendra ma prochaine réunion avec nos actionnaires ? lança-t-il à l’adresse de sa secrétaire.
- Dans trois jours, monsieur, répondit celle-ci après avoir rapidement consulté son agenda.
- C’est parfait… Monsieur Hepbarn, je veux que vous réunissiez tous vos plans. Vous les déposerez demain matin sur mon bureau. Je les prendrai avec moi pour la réunion.
- Certainement, monsieur Walkers ! s’enthousiasma le scientifique, ravi que sa trouvaille ait éveillé l’intérêt de son employeur.
Tout aurait dû se dérouler sans accroc. A l’aéroport, il aurait pris l’avion, il se serait détendu avec une flûte de champagne, aurait lu un ou deux chapitres du roman qu’il avait commencé, aurait pris un taxi, serait allé dormir dans un hôtel pour, le lendemain, être fin prêt pour sa réunion.
Alors… pourquoi… ?
Pourquoi des foutues armoires à glace l’avaient attaqué à la sortie de son avion ?!
Des fuites, voilà ce qu’il y a eu ! Une putain de fuite ! On m’a vendu, on en a après mon produit !
Alors, il avait fait la première chose qui lui était venue à l’esprit. Il avait sauté dans un taxi en lui hurlant de démarrer. Le chauffeur, bien loin de paniquer, avait jeté son mégot à terre et avait quitté en trombe la longue file de taxis qui stationnait devant l’aéroport.
Avait-il fait le bon choix ? Bah, aux dernières nouvelles, il était encore en vie, donc, oui, il pouvait s’estimer chanceux.
- On dirait qu’on les a semés.
Un silence surnaturel semblait planer sur la route. Cela faisait un moment que Pablo n’avait pas vu de voitures dans son rétroviseur. Il jeta un coup d’œil à son client dont le visage oscillait entre le blanc et le verre.
- J’viens de changer les sièges, indiqua-t-il en fronçant les sourcils. Si vous voulez vomir, je vous prierai de le faire dehors.
A peine eut-il achevé sa phrase que Jimmy sortait sa tête du véhicule fou pour rendre tripes et boyaux. Une grimace de dégoût vint tordre la bouche du chauffeur de taxi. Il ne s’attendait pas à ce qu’il le fasse réellement…
- Ça va aller, m’sieur ? le questionna-t-il.
- Heu, oui, oui, balbutia le pauvre PDG, complètement sonné. Ça va… passer…
- Qu’est-ce qu’vous leur avez fait, à ces gars ? lui demanda Pablo avec curiosité. Parce que j’suis bien gentil d’sauver vot’peau, mais bon, si vous êtes un meurtrier ou un violeur, bah…
- Ni l’un, ni l’autre ! s’offusqua Jimmy. Je suis le dirigeant des industries W ! Et eux, ils veulent me voler le produit révolutionnaire que je compte bien lancer sur le marché tantôt !
- Oh… Donc z’êtes un gentil ?
- Evidemment ! Une victime, même !
- Ah, tant mieux. J’peux pas les blairer… les meurtriers, j’veux dire. Les violeurs non plus, d’ailleurs.
Ce type est franchement bizarre. Jimmy prit la liberté de le classer dans la catégorie des PC, à savoir les Petits Cerveaux. Il se retourna sur son siège pour scruter la route avec inquiétude. Il ne s’attendait pas à ce que ce voyage se révèle aussi dangereux !
- Mais dans quoi je me suis embarqué ? gémit-il en se recroquevillant sur lui-même, l’air profondément désespéré.
Pablo, tout en continuant de conduire, se pencha sur la boîte à gant pour en extraire une pipe. Il fouilla encore un moment à la recherche de son tabac en grommelant des injures. Jimmy se raidit en voyant la voiture tirer vers la gauche pour peu à peu dévier de sa trajectoire initiale. Mais le conducteur rétablit violemment leur position en se redressant victorieusement, son paquet convoité à la main.
- Ah, je savais bien qu’il n’était pas loin !
Il bourra habilement sa pipe d’un geste qui tenait de l’habitude. Bientôt, un nuage de fumée nauséabonde envahit l’habitacle. Jimmy fronça le nez d’un air dégoûté et agita sa main devant son visage pour espérer chasser l’odeur.
- Au fait, m’sieur, où est-ce que je dois vous déposer ?
- Pardon ? balbutia le PDG.
- Bah, j’suis chauffeur de taxi. Je vous amène d’un point A à un point B, vous pigez ? Donc c’est quoi votre point B, vous ?
- Vous pensez vraiment que c’est le moment de penser à ça ?! On se faisait canarder, il y a de cela même pas cinq minutes !
Pablo écrasa brusquement la pédale de frein. Jimmy sentit son souffle se couper quand la ceinture de sécurité rentra dans sa cage thoracique.
- Mais qu’est-ce que vous faîtes ?! Vous êtes malade !
Le chauffeur se tourna vers lui, l’air agacé.
- Ecoutez, j’suis d’accord que le client est roi et tout ça, mais ce n’est pas une raison pour me faire couillonner. J’viens de sauver votre cul, oui ou non ?
- O… Oui…
- Alors, votre point B ?
- A l’hôtel False, au cœur de New-York.
Un petit sifflement admiratif échappa au chauffeur de taxi.
- Ah, bah dis donc, c’est drôlement chic là-bas. Je vois que monsieur est de la haute !
- Si vous le dîtes…
- Okay, on est reparti !
Jimmy écarquilla les yeux.
- Attendez, ça veut dire que vous acceptez réellement de me conduire jusque là-bas ?
- Je suis un chauffeur de taxi, m’sieur ! répliqua Pablo après avoir tiré sur sa pipe. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ? Je vous amène du point A au point B, c’est mon job.
- On vous a tiré dessus !
- Vous, vous n’êtes pas américain, hein ? Faut pas avoir peur comme ça, mon p’tit monsieur. On est tous armés ici !
Pour appuyer ses dires, Pablo plongea la main dans sa boîte à gant qui semblait plus s’apparenter à la caverne d’Ali Baba qu’à un simple rangement.
- Tada !
Jimmy n’y connaissait véritablement rien en arme à feu, c’est pourquoi il ne saurait dire qu’elle était la marque de celle-ci, la capacité de son chargeur ou quoique ce soit d’autre.
Mais bon, il avait tout de même vu suffisamment de films pour reconnaître un revolver. Par contre, il ignorait comment il devrait réagir exactement : hurler, fuir ou s’évanouir ?
- C’est… C’est rassurant, finit-il par bafouiller, s’évertuant à faire passer inaperçu le tremblement qui agitait sa voix.
Pablo sourit, sa pipe toujours coincée entre ses dents. Il jeta l’arme sur le siège du mort, ce qui fit sursauter le pauvre PDG qui s’attendait à tout moment à voir un coup de feu partir.
- Bon, avec le détour qu’on a pris là, on n’arrivera pas à l’hôtel avant demain midi. On va passer la nuit sur la route, ensemble. Ça va être chouette ! Ça fait longtemps que je n’ai pas bivouaqué !
Il enclencha le bouton de l’auto radio qui déversa alors un flot de hard métal. Satisfait, le conducteur passa la première et les voilà repartis.
Soulagé à en crever, Jimmy se laissa aller au fond du siège, serrant dans ses bras sa précieuse mallette. Il était épuisé. Trop de chose s’étaient passées ces derniers jours. Bien trop pour un homme à la vie réglée comme du papier à musique. Un homme comme lui… Ses yeux se risquèrent sur la nuque de Pablo. Il voyait dépasser du col de son tee-shirt une cicatrice blanchâtre.
- Comment vous vous êtes fait ça ?
La question était sortie de sa bouche sans son autorisation. Le conducteur scruta le visage de son passager grâce au rétroviseur.
- C’est pas une histoire bien joyeuse comme il faut, m’sieur. Cette cicatrice date d’mon enfance, savez ?
- Ah… bon… Mais si vous ne voulez pas en parler, je comprendrais ! Ma question était indiscrète après tout, j’en suis désolé !
Le hennissement si caractéristique de Pablo l’interrompit. Jimmy devina sans peine que son curieux sauveur souriait de toutes ses dents.
- Je vous l’ai dit plus tôt, y’a pas d’prob’. En plus, discuter nous fera passer le temps ! Mais en échange, faudra jouer l’jeu et répondre à mes questions, okay ? Sinon, ce n’est pas drôle !
- Si vous voulez…
- COOOOOL !
Dans le lointain, les hautes falaises qui bouchaient l’horizon ressemblaient à des sortes de doigts. Des doigts dont les ongles auraient crevé la poche du soleil. Tel un jaune d’œuf encore mou, le soleil liquide se répand dans le ciel, teintant l’univers de touches jaunâtres et rougeâtres. Jimmy avait envie d’un œuf au plat…
- Alors ? lança-t-il d’une voix endormie. Vous l’avez eu comment… votre cicatrice… ?
Il sentait la torpeur rôder, prêt à s’abattre sur lui. Mais il ne voulait pas dormir. Il avait l’impression que s’il se laissait aller dans les bras rassurants de Morphée, plus jamais il ne se réveillerait. Ses poursuivants prolongeraient à jamais son sommeil d’une balle dans la poitrine. Sûrement pile à l’emplacement du cœur…
Ne me laissez pas dormir… J’ai peur…
- Cette cicatrice, je l’ai eue lors d’un accident, m’sieur. C’est quand mes parents et moi, on allait chez ma grand-mère. Une vieille bonne femme qui savait faire les cornichons comme personne. Je devrais vous faire goûter un jour. Plus jamais vous ne pourrez en manger d’autres. Oh, mieux, faudrait que je vous passe la recette. Parce que z’êtes pas du pays, hein ? Bref, j’parlais de quoi, moi ? Ah oui, ma cicatrice ! Alors, en chemin, y’avait ce chauffard là…
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