MINUIT. L’HEURE des démons. L’heure du sang. Tout le monde restait aux aguets, guettant la forêt à la lueur de la pleine lune. Les visages étaient encore noircis de poussières et les armes rougies de sang. Malgré la tension, les soldats du seigneur étaient étonnamment silencieux. Rien ne filtrait de la masse, le vent s’engouffrant entre les armures sans parvenir à les faire bouger, et même ceux tremblants de peur ne remuaient pas, de crainte d’invoquer les mauvais esprits. Les ordres avaient été clairs : que chacun garde sa position quoiqu’il en coûte et que la relève se tienne prête si la formation se brisait. Le nombre faisait la force en cet instant, et Themis, le mage, avait besoin de tout le monde pour pouvoir maintenir une barrière de cette taille.
Son attention était portée sur le groupe de quatre en bas des remparts, robe battant au vent en même temps que sa longue crinière brune. De là-haut, ses lunettes ne reflétaient rien de la scène qu’il suivait pourtant consciencieusement, mais malgré la distance, il pouvait entendre le souffle de chacun de ses camarades au loin.
Monica, la clerc, se tenait derrière les trois guerriers, sa pâle chevelure blonde masquée par la capuche sombre de sa cape. Il n’y avait que le bâton qu’elle tenait qui était visible, tranchant dans la nuit dans sa lumineuse blancheur. Aucune frayeur n’habitait son regard malgré son jeune âge, et elle campait fermement derrière ses amis.
À sa droite se trouvait Rogan, dissimulé dans l’obscurité. Le rôdeur se fondait si bien dans l’environnement qu’il en devenait imperceptible, seul ses camarades conscients de sa présence discrète.
À sa gauche, Grodyr gardait son attention rivée devant eux, ses yeux d’un intense vert fouillant entre les arbres comme s’ils allaient percer les secrets de leurs ombres. L’immense silhouette, dépassant les deux mètres, n’était habillée que d’une cuirasse couvrant ses jambes jusqu’à sa taille et d’une peau animale sur ses épaules, offrant au colosse muni d’une masse aussi grande que lui plus de mobilité. Un individu hors du commun qui ne laissait pas indifférent, n’en déplaise aux soldats du seigneur de Roch qui peinaient encre à croire que ce géant du Nord n’allait pas les écraser de sa gigantesque arme.
Rien qu’un léger problème territorial entre les Hommes Libres de la Plaine et les guerriers du Nord.
Mais malgré son imposante présence, ce n’était pas le blond qui se tenait en première ligne, mais bien un autre. Si Grodyr possédait cette présence flegmatique et massive typique des combattants du Nord, rappelant le froid de l’hiver, alors Ayden était un feu ardent.
L’armure noire semblait avaler toute lumière se posant dessus, élimée par les nombreuses batailles que le mercenaire avait menées. Sa peau claire tranchait sur le métal foncé et la crinière d’un sombre roux qu’Ayden portait en un catogan serré laissait toujours échapper quelques mèches qui venaient encadrer son visage aux traits masculins volontaires et pourtant élégants.
Mais ce qui détonnait, ce n’était pas tant la chevelure de feu que les yeux ténébreux que les boucles coquines tentaient parfois de masquer. Non pas brun foncé ou bleu foncé, mais bien noir. Une couleur intense égale à l’onyx, perçant, qui était souligné dans un regard en amande, malicieux tel un renard. Des traits que ne connaissaient pas les Hommes de la Plaine et qui amplifiaient le mystère du guerrier. Comme si être un berserker et porter une lame maudite ne suffisaient pas déjà.
— Il arrive, avertit mentalement Themis.
Les quatre autres en bas se tinrent prêts. Au loin, la cime des arbres commença à frémir. Puis les feuilles se ratatinèrent sur elles-mêmes, séchant avant de fumer doucement. Et le formidable rugissement du dragon éclata.
— Tenez vos positions ! hurla le mage aux unités.
L’instant d’après, la poussière se souleva tandis que les arbres les plus faibles ployaient sous les battements des ailes puissantes du monstre. La bête fendit l’air, brûlant la cime de la forêt à sa présence seule, dépassant le groupe de mercenaires en bas des remparts pour remonter et dominer les combattants. Le temps de faire face aux regards emplis de peur des hommes et la créature cracha son feu destructeur sur Themis et les soldats.
Les flammes percutèrent le bouclier dans un son électrique et crépitant, dévoilant momentanément la barrière qu’avait posée le mage autour du fort. Au même instant, le cri de guerre de Grodyr retentit plus bas et dans un incroyable lancer, il envoya son arme sur l’une des ailes du dragon tandis que les archers visaient l’autre. Les attaques cessèrent brusquement, la bête rugissant alors qu’elle vacillait, mais tenait bon. Sa queue battait furieusement et percuta de plein fouet le bouclier, cherchant à faire ployer les soldats et le mage.
BOUM. BOUM. BOUM.
— Quand vous voulez ! hurla Themis, à genoux, une sueur couvrant son visage rouge d’effort.
— Monica, maintenant ! cria Ayden.
La clerc récitait déjà son incantation et Grodyr rattrapa son arme pour la jeter avec une force décuplée, le corps tout entier luisant doucement sous la bénédiction de la jeune femme. Cette fois, la masse parvint à transpercer l’épaisse cuirasse de l’aile et le dragon perdit en altitude dans un rugissement de fureur et de douleur.
— J’ai trouvé l’entrée de la tanière, mais ça grouille de saletés ! Un peu d’aide serait bienvenue ! se fit soudain entendre Rogan mentalement.
— J’arrive, répondit aussitôt Ayden.
Un regard pour ses camarades et il tourna les talons, s’engouffrant dans la forêt à toute vitesse. Avec ses trois amis et les soldats pour retenir le dragon, ce dernier n’avait pas vu le berserker disparaître, mais un autre de ses rugissements tira un sourire au guerrier. Rien qu’une brève pensée pour ses compagnons avant qu’il ne reprenne son sérieux.
Il lui fallut plusieurs minutes pour rejoindre Rogan, le pas rapide, mais bien moins leste. La magie de Themis était incroyable, leur permettant de communiquer ensemble malgré la distance et de connaître la position de chacun. Ayden n’eut aucun mal à repérer l’entrée de l’antre grâce au rôdeur déjà à l’intérieur. Bien cachée, elle était masquée par le relief rocheux et les racines des arbres en hauteur. N’en déplaise à certains qui méprisaient ces monstres, le dragon avait eu l’intelligence de ne pas trop abîmer l’endroit, le rendant difficilement trouvable.
— Ayden ! gronda Rogan avec urgence.
Le rouquin pénétra dans la tanière sans hésitation, son regard sautant ici et là sur les détails : le rôdeur avait parsemé sa route des cadavres de sangsues géantes et les échos de son combat lui parvenaient. Il dégaina son épée et, dans un rugissement, bondit pour l’abattre sur une des bêtes derrière Rogan.
— Enfin !
— Je t’ai manqué ? susurra le guerrier avec un sourire.
— Un peu, je commençais à me sentir seul. On ne s’entend pas très bien, elles et moi, gronda Rogan avec ennui.
Le rire d’Ayden retentit tout bas derrière Rogan et il s’avança en levant son arme. La lame maudite, torturée et d’un noir intense, sembla prendre vie alors que le sang verdâtre qui la tachait disparaissait, comme absorbée. Et Ayden sourit un peu plus, son œil brillant d’une doucereuse lueur rouge. L’instant d’après, il se précipitait sur la masse de sangsues devant eux et Rogan ne put s’empêcher de lui jeter un bref regard : même s’il connaissait le guerrier depuis longtemps, le voir se déchaîner avec autant de satisfaction était toujours aussi perturbant.
— C’est tout ce que tu as pour moi ? cria Ayden en fendant une énième bestiole.
— Tout ce que j’ai pour toi ? TOUT ce que j’ai pour toi ? Et que voudrais-tu d’autre encore ? Un nouveau dragon ? rugit Rogan avec contrariété.
Un grondement puissant retentit soudain dans l’antre et le bruit humide des sangsues résonna plus fort tandis qu’elles tentaient à présent de fuir. Ayden et Rogan levèrent la tête dans un même ensemble, rivant leur attention sur le fond de la caverne.
Une silhouette sombre se détachait de la pierre et le museau plein d’écailles fut enfin visible. Le dragon tourna sa gueule d’un coup pour fermer ses crocs sur deux bêtes visqueuses, les sectionnant sans pitié avant d’engloutir son repas et de fixer les deux intrus.
— …je te hais, murmura Rogan.
Ayden s’avança au-devant du monstre qui sortait de son trou, déployant ses ailes tout en secouant son énorme tête, ses yeux rivés sur le guerrier.
— Mais non, tu m’aimes.
Face à l’immense créature, Ayden sourit. Et il chargea.
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