Au centre d’une chambre ovale se trouvait un lit à baldaquin. Les soieries qui ornaient l’armature de fer se balançaient mollement dans une brise rafraîchissante qui provenait des volets écartés. Le jour commençait à poindre à l’horizon, déversant une douce lumière dorée sur la ville de Corinthe encore ensommeillée.
Mais, au centre des draps froissés, témoins d’une nuit agitée, un corps était en proie à de terribles tourments. Il s’arquait, la peau rendue luisante par un voile âcre de transpiration. Son front était barré de rides, sa bouche tordue dans une supplique muette. Dans son esprit se fracassaient des images issues du passé, d’un passé empli de douleur et de sang. Empli de mains suppliantes dont les doigts tordus agrippaient une robe au bas ourlé de boue et de viscères. Des yeux… Ah, tant haïs ! Terrifiants, ils fixaient sans ciller leur victime avec cette impassibilité qu’ont les morts. Le poids de leur regard pesait sur ses membres, lestés du plomb de leurs reproches.
Le cauchemar se poursuivait, torturant son être avec un lent plaisir. Il y inscrivait au fer rouge ses crimes, labourait ses chairs avec des aiguilles de feu. Une lente litanie broyait ses tempes avec des mots perfides pour ne cesser de lui remettre en mémoire ses fautes, ses péchés, ses meurtres, ses massacres…
Puis, il y eut comme une libération. Son corps se délivra enfin de toute cette souffrance qui hantait la moindre de ses fibres. Cela jaillit de sa gorge sous l’aspect d’un cri terrible, presque inhumain. Ses paupières se soulevèrent, révélant des yeux qui roulaient, billes folles, comme s’ils voulaient s’expulser de leurs orbites. La respiration erratique faisait écho à l’agitation mentale de la jeune femme. Cette dernière dû attendre de nombreuses minutes encore pour que les palpitations affolées de cet organe de chair, appelé couramment un cœur, se calment, s’espacent. Le temps s’égrenait autour de son front chiffonné avec une lenteur tout aussi fascinante qu’exaspérante. Des brides de folie continuaient à hanter ces orbes qui fixaient le plafond.
Le corps se libéra peu à peu de cette toxine mentale pour finalement se mouvoir. Ses longs cheveux, d’un jais plus sombre que les ténèbres qui vivaient sous le ciel dépourvu d’astres, balayèrent la peau nue de ses bras et de son dos.
Le sang plein l’âme, Médée se débarrassa des étoffes qui enveloppaient son corps gracile. Un léger râle franchit ses lèvres quand elle sentit le froid ambiant s’emparer de son être. Son regard courut à travers la chambre, à la recherche d’un être aimé, mais elle était seule. La jeune femme frissonna. Où était donc son époux ? Elle aurait tant voulu sentir ses bras d’homme autour d’elle l’enferrer dans cette ferme étreinte que son âme d’enfant réclamait. Sonnée par ces visions qui empoisonnaient encore sa raison, elle enroula ses propres bras autour de ses épaules, comme pour broyer en son sein ses fautes passées.
Elle finit par retrouver un semblant de conscience et se dirigea vers la salle d’eau qui avoisinait sa chambre. Là, nul esclave ne vint s’occuper d’elle, aucun n’ayant voulu entrer à son service quand elle avait pris ses quartiers au palais de Créon, roi de Corinthe. Par crainte, non, par terreur, chacun s’était empressé de décliner l’offre de leur souverain qui ne leur en avait pas tenu rigueur. Alors, seule, Médée fit couler son bain. Quand l’eau fut suffisamment chaude, elle s’y glissa avec volupté pour s’asseoir sur les marches du bassin, ses seins affleurant à peine la surface. Dans un frisson malsain, elle vit semblable salle à l’eau rougie par le sang. A sa place, sur des marches similaires, avait gi le corps tronçonné d’Apsyrtos, son frère, massacré de sa propre main…
- Qu’as-tu, ma sœur ? Ton trouble ne cesse de croître au fil du temps…
Médée leva ses orbes de feu sur ces soudaines apparitions. Trois femmes à la beauté cruelle. A leur longue chevelure s’entremêlaient des serpents à la peau cuivrée. Ils se mouvaient en silence, et parfois, leur langue fourchue dépassait de leurs bouches.
- Que me vaut cette visite, furies ?
Les trois sœurs eurent un sourire à glacer le sang dans les veines de n’importe quel mortel. Mais la magicienne se contenta d’attendre, impassible, revêtu de ce masque désabusé qu’elle s’obligeait à porter de plus en plus souvent pour ne pas qu’on retourne ses émotions contre elle.
Combien de fois avait-elle été trahie par ces choses fort futiles ?
Les furies se penchèrent sur elle et leurs serpents se dressèrent pour auréoler leurs visages d’un disque mouvant incroyablement laid et effrayant.
- C’est l’heure, Médée, chère sœur. Bientôt, ta supplique résonnera dans les abîmes sombres de la vengeance. C’est l’heure, Médée, chère sœur. Aujourd’hui, le glas sonne pour toi.
Pollux mit pied-à-terre avec soulagement, fatigué de cette longue chevauchée. Alors que des esclaves accouraient pour s’occuper de son cheval, il se dirigea avec empressement vers la cour intérieure dans l’espoir de l’y trouver. Il n’eut pas à chercher fort longtemps. A peine eut-il fait quelques pas qu’une silhouette accourut vers lui. Le voyageur délaissa ses affaires alors qu’un sourire venait étirer ses lèvres.
- Jason !
- Pollux !
Les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils s’étreignirent avec force, riant de leur attitude, riant pour dissimuler en dessous la peine d’avoir été séparés aussi longtemps. Tous deux avaient été autrefois ces fiers Argonautes, partis triompher des mers sur l’Argo, à la recherche de la fabuleuse toison d’or. Puis leurs destins s’étaient séparés, chacun ayant choisi de suivre sa propre voie. Mais une lettre de Jason avait poussé les pas de Pollux vers Corinthe.
Les deux compagnons se séparèrent pour mieux se détailler. Les yeux de Pollux couraient sur le corps bien en chair de son ami. De la joie pétillait dans ses yeux, son sourire témoignait également de ses sentiments bienheureux.
- Tu m’as l’air de fort bien te porter, sourit-il tendrement. Les nouvelles que tu m’as donné m’ont plus que réjoui, je peux te l’assurer !
- Je suis heureux de te savoir auprès de moi en ces belles heures !
- Un mariage… Décidemment, je te croise toujours marié, mais jamais avec la même ! Qu’est donc devenue Médée ? Cette affreuse sorcière aurait-elle enfin succombée ?
- Médée ? Par les dieux, non ! Elle est en vie !
Pollux se recula, sourcils froncés. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche quand il l’aperçut. Sa silhouette sombrement vêtue marchait dans l’ombre des colonnes, de ce pas lent et mesuré qui lui donnait des airs de reine ténébreuse. Ses cheveux libres de tous liens flottaient sur ses épaules. Et l’espace d’un instant, Pollux aurait juré apercevoir des reptiles se mêler aux mèches noires. Il frissonna et, attrapant son ami par le coude, il le força à s’approcher de lui.
- Que cela signifie-il ? siffla-t-il d’une voix basse et fiévreuse. Tu te maries, mais Médée est toujours là ! Dois-je te rappeler que tu l’as épousée ? Dois-je te rappeler de quoi elle est capable ?
- Que crains-tu ? soupira Jason, un sourire moqueur sur les lèvres. Médée est une femme comme une autre. Tout comme ma première épouse, elle pansera ses plaies et m’oubliera.
- Cette femme a tout fait pour toi. Que la crois-tu capable de faire si tu l’abandonnes ? Je l’ai vu démembrer son frère de ses propres mains pour permettre notre fuite de Cholchide alors que la flotte de son père nous poursuivait pour nous reprendre la toison d’or ! Son frère, Jason ! T’en rends-tu seulement compte ?
- J’accommode ma flamme aux besoins de mes affaires, cher ami. Rien de plus.
- De quoi parlez-vous ?
Pollux poussa un cri de frayeur et de surprise mêlées. Médée, tranquille, souriait simplement.
- Pollux ! se réjouit-elle de sa voix suave. Quel plaisir de te revoir !
Ses yeux démentaient cette simple phrase. Elle couvait son mari telle une lionne et ne tolérait guère qu’on l’approche. L’ancien Argonaute se recula encore, comme si le simple fait d’être trop proche de Médée le maudirait à jamais. Jason, lui, sourit à cette femme qui ne serait bientôt plus sienne.
- De choses et d’autres. Ne devais-tu pas voir le roi en entretien ?
- Si, je m’y rendais justement. J’aurais aimé te parler avant, Jason.
- Tu m’en vois embarrassé, Médée. Pollux vient d’arriver et j’aurais aimé profiter un peu de sa présence.
- Très bien, alors je ne m’imposerai pas.
Elle s’inclina humblement devant lui avant de se retirer sans un regard pour le second homme. Ce dernier ne se permit de respirer librement qu’une fois Médée hors de sa vue.
- Méfie-toi, Jason, méfie-toi, prédit-il d’un ton funeste. Cette femme est capable du pire.
- Tu ne cesses de te répéter ! ria l’intéressé. Viens avec moi aux jardins ! Nous avons tant à nous dire !
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