Mura est retournée aux champs aider les paysans. Le retour de sa fille unique la remplit d'émotions partagées, entre la joie de découvrir que son enfant est vivant, la tristesse que son père ne soit pas avec elles pour célébrer ce miracle, et l'horreur de son récit. Le travail manuel, a-t-elle découvert, aide à faire le tri dans ses sentiments et à se vider la tête ; après les cauchemars qu'elle a fait cette nuit, cela lui fera du bien.
Son conflit intérieur n'échappe pas à ses camarades, qui l'observent en silence en attendant qu'elle se décide à leur raconter ce qui la met dans cet état, elle qui depuis deux ans n'a pas versé une larme ni montré le moindre signe d'un sourire sincère.
"Je vous vois, bande de petits curieux! Rassurez-vous, les nouvelles sont bonnes. Ma fille Aeris est rentrée..."
Sur ces mots, Mura prend pleine conscience de la réalité de ce qu'elle vient de dire. Ces deux derniers jours lui ont semblé si irréels, elle pensait presque être en train de rêver, mais de le dire à voix haute l'a réveillée. De choc, elle s'écroule par terre et fond en larmes dans les bras de celui qui est devenu son ami, Tobias, père lui aussi d'un des jeunes gens disparus.
"Je suis désolée, je suis vraiment désolée, elle est rentrée seule et n'a aucune nouvelle des autres, elle a tellement souffert que je n'ai pas osé lui en demander plus..."
Tobias parvient à sourire et à la rassurer, car il garde malgré tout espoir que son fils, lui aussi, soit encore vivant et puisse un jour revenir au village qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Mura, entre deux sanglots, leur fait un résumé de l'histoire d'Aeris : le Carré des Voiles, le Cercle de Sable, l'enclos des esclaves et sa fuite miraculeuse. Elle omet encore plus de détails qu'Aeris, ne raconte ni la femme ni le mari pervers qui l'ont malgré eux aidée à s'échapper, et ne leur dit pas non plus que sa fille est couverte de blessures et de cicatrices. Elle ne veut pas que leur inquiétude pour ceux qui sont toujours prisonniers grandisse, la vie est déjà assez dure, assez triste sans qu'elle n'ait besoin d'ajouter à leur malheur.
"Il faut réunir tout le monde, faire une grande fête! L'une de nos disparues est revenue, ça veut dire que d'autres sont peut-être toujours vivants, qu'on peut aller les chercher! Grâce à Aeris, nous pourrons connaître l'emplacement de leur camp et récupérer nos enfants!"
Mais Mura refuse. Aeris n'est pas encore prête à voir autant de monde d'un coup, il faut qu'elle se repose, et surtout il faut que ses blessures guérissent avant que qui que ce soit d'autre ne la voit, afin d'éviter la panique de parents désespérés. Et il reste encore tellement de choses à raconter! Deux ans, même deux ans de malheur, ne se résument pas en une seule journée. Au fond d'elle, Mura sait que sa fille voudra partir chercher son père et qu'elle ne restera pas indéfiniment avec elle.
Rahar et Gründ, par habitude, montent la garde à la porte de la chambre d'Aeris tandis qu'elle examine et nettoie ses blessures.
"Mes côtes ont l'air de se réparer correctement, je peux bouger mon bras droit sans trop souffrir et mon ventre est presque cicatrisé... Mon oeil a désenflé, mes genoux ont presque retrouvé une couleur normale, ma jambe se referme assez proprement... Mes amis, je pense que je n'aurai pas trop de séquelles, mais il serait peut-être bon de voir un médecin, qu'en pensez-vous? Il pourrait vous examiner, je ne suis pas certaine d'avoir fait tout ce qu'il fallait pour vous deux."
Les rats ne pouvant pas parler, Aeris écrit une note pour sa mère, qu'elle leur fait lui porter, dans laquelle elle lui demande s'il y a encore un médecin dans le village et si elle juge bon de le faire venir. Elle n'ose pas sortir de la maison de peur de provoquer la panique ou pire, l'espoir, parmi les habitants.
Les deux bestioles trouvent sans trop de problèmes le champ dans lequel Mura est en train de travailler entre deux crises de larmes, et lui apportent le mot qu'Aeris leur a confié. Tobias, ne connaissant pas ni Gründ ni Rahar, s'arme d'une faux et s'apprête à faire disparaître ce qu'il pense être des voleurs de récoltes, jusqu'à ce qu'il voit Mura s'accroupir pour leur permettre de grimper sur ses épaules pendant qu'elle lit la note de sa fille. Puis il se souvient qu'elle a fait mention de deux compagnons dans l'histoire qu'elle a raconté plus tôt. Il s'approche, cette fois-ci, pour voir à quoi ressemblent les deux héros qui lui ont été décrits.
"Je les pensais plus grands. Et moins amochés... Tu ne nous as pas tout raconté, n'est-ce pas? Je comprends, tu ne voulais pas nous affoler. Mais à en juger par l'allure de ces deux-là, ta fille a sûrement besoin d'un médecin, ou au moins d'un herboriste."
Mura est prise d'un rire nerveux. Tellement prise par la joie et l'espoir, tellement horrifiée par les deux années passées, elle en a oublié de s'inquiéter des blessures actuelles de sa fille. Et cette dernière aussi, à en juger par la note qu'elle vient de recevoir : elle demande l'aide d'un médecin pour... les blessures de ses rats.
"Je suis une idiote, Tobias. Et une mauvaise mère. Veux-tu bien aller chercher notre médecin et le vétérinaire? Je ramène Rahar et Gründ à la maison, ils ne devraient probablement pas gambader après les épreuves qu'ils ont traversées."
Une fois rentrés, les rats, reconnaissants de ne pas avoir eu besoin de faire le trajet de retour à pattes, s'écroulent sur les genoux d'Aeris. Maintenant que leur calvaire est terminé, qu'ils ne sont plus en permanence à l'affût du danger, ils se rendent compte qu'ils sont en sécurité et se permettent enfin de succomber à l'épuisement.
Le vétérinaire, en les voyant, sent les larmes lui monter aux yeux. Les pauvres bêtes ont souffert plus qu'ils ne le laissent voir. De multiples blessures mal cicatrisées recouvrent leur petit corps, des os mal ressoudés forment des angles bizarres dans leurs pattes et il manque à l'un un oeil et à l'autre un bon morceau de queue.
"Ces petites bestioles m'ont l'air d'être de grands guerriers, vous avez eu de la chance de les avoir à vos côtés, Aeris. Ils ont besoin de soin et de beaucoup de repos. Je vais malheureusement devoir les opérer pour remettre des os en place et voir si je peux éviter que leurs blessures les plus récentes ne s'infectent. Je vous les emprunte quelques jours s'ils sont d'accords, je n'ai pas ici ce qu'il faut pour m'occuper d'eux comme ils le méritent."
Aeris aussi a besoin de soins poussés et accepte de rester quelques jours chez le médecin pendant que les rats récupèrent chez le vétérinaire. Mura en est étrangement soulagée : elle aura ainsi le temps de faire le point sur ses émotions et de s'occuper un peu de sa maison, qu'elle a délaissée depuis le retour de sa fille.
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