“Si je puis me permettre, Aeris, nous sommes là pour vous aider tous les trois, et au moins l’un d’entre vous semble considérer le sujet assez important pour nous demander d’en parler. Les blessures que nous essayons de guérir peuvent prendre bien des formes, et peut-être que la détérioration de votre relation avec votre mère en est une. Je ne suis pas votre médecin, mais celui de vos amis, et si l’un de mes patients estime nécessaire d’aborder un sujet en particulier, je dois vous demander d’accéder à sa demande. Sinon pour votre bien, au moins pour le sien.”
Au regard implorant de Rahar, Aeris finit par comprendre que cette situation le touche bien plus qu’elle ne le pensait. Soudain, elle se met à rougir de honte : elle n’a même pas envisagé que ses amis puissent, eux aussi, s’inquiéter pour sa mère. Plongée dans ses propres souffrances et son inquiétude, elle en a oublié que d’autres peuvent ressentir de la compassion.
“Depuis notre retour, surtout depuis la fête, pour être exacte, ma mère et moi avons des difficultés à communiquer. Je sais qu’elle s’inquiète pour moi et ne recherche que mon bien-être, mais elle refuse de parler des deux années qui se sont écoulées, de me raconter la disparition de mon père, et de me laisser faire mes exercices matinaux. Elle me force à sortir, interagir avec d’autres personnes, marcher avec elle dans le village sans aucune raison, et à nettoyer tous les jours une maison qu’on ne salit pas. Il parait que ca me ferait du bien et me viderait la tête. Et quand je lui dis que j’ai toujours eu les tâches ménagères en horreur, et que ce qui me viderait vraiment la tête serait de m’entrainer au combat, elle se met à hurler et à me menacer avec sa casserole. Pour éviter ce genre de situations désagréable, je ne dis plus rien, considérant qu’elle ne veut rien entendre de ce que je pense. Et ensuite, elle me reproche de ne pas lui parler. Mais je ne vois pas en quoi cela concernerait Rahar, ils s’entendent très bien et elle lui adresse plus souvent la parole qu’à moi depuis deux jours.”
S’il le pouvait, Rahar aurait hurlé. Il s’inquiète pour Mura, qu’il est apparemment le seul à entendre pleurer au petit matin, pendant qu’Aeris réussit à voler quelques heures de sommeil à son cerveau traumatisé. Il est aussi le seul à qui elle parle, lui racontant comment elle a vécu l’absence de ses proches, sa découverte forcée du travail des champs, ses inquiétudes et ses espoirs, et surtout l’amour qu’elle porte à sa fille. Il est le seul à savoir combien Elathan lui manque. Et il veut le faire comprendre à Aeris.
Il commence à sautiller et à couiner, essaie de tracer quelques signes dans la terre humide, mais le vocabulaire qu’ils viennent d’acquérir est beaucoup trop limité, et pas du tout adapté. Malheureusement, il est extrêmement difficile de mimer des situations ou des conversations, surtout quand on n’a pas la bonne forme de tête. Rahar est frustré et, pour la seconde fois, souhaiterait vraiment pouvoir parler. Il va falloir qu’il s’arrange pour augmenter le nombre de symboles qu’il peut utiliser.
“Il semblerait que la situation entre votre mère et vous affecte profondément notre petit ami ici présent. Il faut, je pense, que vous preniez tous les quatre un moment pour parler, si besoin en notre présence. Mura a besoin de comprendre ce que vous avez vécu, et vous avez besoin qu’elle le comprenne. Je propose donc que, lors de notre prochaine réunion, vous l'emmeniez avec vous. Je connais vos caractères respectifs, je pense que votre discussion sera moins dangereuse si vous n’avez ni casserole ni poêle à frire à portée de mains.”
Aeris accepte, ne serait-ce que pour rassurer Rahar. Elle ne pense pas que cette réunion serve à grand chose, mais vu l’état dans lequel se trouve son ami, elle est prête à essayer. Et maintenant, il est temps de vraiment entamer la deuxième séance.
“Ils nous ont mis des fers aux cheville après que Kameno ait essayé de s’enfuir la première nuit. Il a profité de la torpeur d’après repas pour se faufiler derrière les gardes, mais il y en avait un dans l’arbre en face de la clairière où on s’était arrêtés. Il a failli le tuer avec sa flèche. Ce fut la seule tentative. Le trajet m’a paru durer une éternité : nous n’avions aucun moyen de savoir où on nous emmenait, et les gardes nous faisaient souvent tourner en rond pour nous embrouiller. Peu d’entre nous avaient jamais quitté la Forêt d’Argent, et on s’est vite retrouvés en terrain complètement inconnu. Plus on avançait, plus les gardes prenaient de l’assurance avec nous. Au début, ils ne faisaient rien de plus méchant que de nous menacer, mais ils se sont mis à nous toucher, nous frapper, nous érafler avec leurs armes. Et puis ils ont commencé à emmener les filles à l’écart, la nuit, une par une. On les entendait crier et pleurer, mais attachés et sans armes, il n’y avait rien d’autre à faire que de sentir monter la haine et attendre l’occasion de nous venger. Ils ne s’en sont pas pris à moi, je crois qu’ils avaient peur des rats. J’imagine qu’un homme n’a pas envie de se retrouver sans pantalon à portée des dents d’un rongeur énervé… Quand les filles ont arrêté de se débattre, ils sont passés aux garçons. Quand nous ne marchions pas assez vite à leur goût, ils nous donnaient des coups du plat de leurs lames. Ceux qui ont eu le malheur de tomber ont goûté du tranchant. Les jours se ressemblaient, à avaler de la poussière, assoiffés, essayer d’avancer sous le regard et les rires des gardes qui, eux, avaient de l’eau et étaient bien nourris. Quand nous avons vu la ville, pourtant, nous avons tous ralenti en même temps. Vous avez déjà vu Stargh? Non? La ville est aussi laide que ses habitants. Et eux sont aussi laids qu’ils sont cruels.”
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