“Rahar s’inquiétait pour vous, Mura, aussi nous avons décidé de vous mettre au courant de ce qu’il se passe. Je vais essayer de vous l’expliquer de manière simple, mais si vous ne comprenez pas quelque chose, n’hésitez pas à m’arrêter.”
Mura est encore allongée dans le lit attribué aux malades chez le médecin, et sa fille vient d’arriver pour sa séance avec un gâteau au chocolat. Elle acquiesce, à la fois inquiète et soulagée de savoir enfin ce qui épuise autant Aeris.
“Lorsqu’on raconte une histoire, les héros doivent traverser toute une série d’épreuves douloureuses avant de pouvoir rentrer chez eux et retrouver une vie normale. En général, l’histoire se termine au moment où les héros retrouvent leur maison, leurs amis et leurs familles. Personne ne raconte jamais ce qu’il se passe après.
Seulement, les épreuves traversées sont parfois si violentes, si terribles, qu’elles laissent des séquelles énormes et très difficiles à surmonter. Pour certains, la pire des épreuves commence quand l’histoire se termine. C’est le cas pour nos héros, et c’est la raison pour laquelle ils viennent nous voir tous les quatre jours. Pour terminer leur dernière quête, en quelque sorte.”
Mura ne comprend pas, mais hoche la tête. Rahar lui a sauté sur les genoux et la regarde avec des yeux implorants, la suppliant presque d’écouter jusqu’au bout et de se prêter au jeu. Si c’est important à ce point pour son nouvel ami et confident, elle fera l’effort.
“Aeris nous a raconté, lors de nos séances précédentes, la manière dont elle et ses amis ont été enlevés, et ce qu’il s’est passé durant le trajet qui les a emmenés jusqu’à Stargh. Ces évènements à eux-seuls justifieraient déjà d’une douleur traumatique, mais l’histoire ne s’arrête pas là, et la séance d’aujourd’hui sera consacrée à l’histoire de leur arrivée dans ce qui leur a tenu lieu de logis durant deux ans.
Il est important pour eux de raconter ce qu’il leur est arrivé, tout comme je pense qu’il est important pour vous de l’entendre. Je dois par contre vous demander de ne pas interrompre leur récit, et de garder d’éventuelles questions pour la fin. C’est d’accord?”
C’est inquiétant, toutes ces précautions, mais Mura souhaite plus que tout le bonheur de sa fille, et serrant Rahar contre elle pour se rassurer, elle accepte. Aeris se met immédiatement à parler.
“Une portion de la ville, celle où on nous a emmenés, est entourée de fil de fer et des gardes font des rondes en permanence. On peut y entrer comme on le souhaite, mais il faut avoir une marque pour en sortir. En général il s’agit d’un tatouage, sur l’avant-bras droit pour les hommes de la noblesse, gauche pour les marchands. Pour les autres hommes, sur le visage.
Les femmes de la noblesse sont tatouées sur le sein gauche, droit pour les autres, sauf celles qu’on appelle les concubines. Elles ont une marque dans le dos, le long de la colonne vertébrale, qu’elles font faire petit à petit avec ce que leur rapporte leur art. Une fois la marque terminée, elles ont payé leur dette à la société et sont complètement libres et maîtresses de leur vie.
On entre dans le Quartier des Plaisirs, qui pour nous était l’Enclos de l’Enfer, par de grandes portes en fer forgé situées à distance régulière les unes des autres. Elles sont terrifiantes de par leur simplicité : pas une gravure, pas un seul élément de décoration. Les portes les plus fonctionnelles et sobres que j’aie jamais vues. Quand on nous a fait passer par la porte la plus proche, chacun de nous a frissonné. J’avais l’impression de passer la porte de l’antichambre du diable.
Aussitôt la porte fermée, on nous a séparés. On m’a bandé les yeux, bâillonnée, et entraînée jusqu’à la cellule dans laquelle j’ai essayé de survivre durant les deux années qui ont suivi. Je n’ai jamais revu les autres, à part Kameno. Je l’ai aperçu une seule fois, servant à boire à la table des Dames pendant l’un de mes combats dans le Cercle de Sable.
Je ne saurais dire comment il allait, mais au moins à cet instant-là, il était vivant. Rahar et Gründ aussi avaient été emmenés ailleurs, je ne sais où, ils vous le diront mieux que moi quand on aura suffisamment de vocabulaire pour eux. Mais ils m’ont retrouvée très vite, et je ne sais pourquoi, on me les a laissés.
Ils ont été pour moi bien plus que des animaux de compagnie. Ils étaient mes gardiens, mes protecteurs, mes compagnons. Mes amis. Ils m’ont sauvé la vie plus souvent que je ne saurais dire, et je crois bien que sans eux je n’aurais jamais eu le courage de m’enfuir.
Je partageais ma cellule avec trois autres esclaves, deux hommes et une femme, et il y avait une dizaine de cellules comme la mienne dans le bâtiment où on était. Vu le fort taux de mortalité parmi nous, il y avait toujours au moins deux cellules vides, et des lits inoccupés dans la moitié des autres.
Etrangement, les Maîtres avaient décidé qu’il nous fallait prendre nos repas en commun, et on nous amenait midi et soir dans une espèce de salle ronde au centre du bâtiment, avec des gardes partout, pour nous faire manger. On avait le droit de parler tant qu’on n’élevait pas la voix, mais pas de quitter la table avant que tout le monde ait fini son repas.
On nous faisait asseoir, on nous servait, puis une fois les assiettes vides elles étaient débarrassées et nous étions ramenés à nos cellules. Au moindre geste qu’un garde considérait comme agressif, on tâtait du fouet.
Il serait agréable de penser que ces instants étaient pour nous un répit durant lequel on tisserait des liens avec nos compagnons d’infortune ; c’est au départ ce que je pensais en tous cas. Mais dès le premier repas, j’ai déchanté.
Je vous l’ai dit, je crois, que les autres esclaves pensaient que pour avoir une chance de s’en sortir, il fallait écraser les plus faibles. Et ces moments étaient particulièrement propices à l’intimidation et aux coups bas en tous genres. C’était un autre niveau d’enfer.
Il y avait eu tellement de plats empoisonnés par le passé, qui avaient causé de véritables hécatombes parmi les esclaves, que les gardes avaient pris l’habitude de goûter les plats. Un jour, un nouveau venu qui n’était pas encore au courant de ça a réussi, on ne sait comment, à glisser du datura concentré dans le plat qui était posé sur la table à laquelle j’étais assise. Il ne m’aimait pas beaucoup et je crois que c’est moi qu’il visait en particulier.
Quand il a vu le garde attraper une cuillère et se servir à même la marmite, le pauvre bougre est devenu très pâle. Ce qui nous a d’ailleurs permis de savoir qui accuser quand le garde s’est effondré. On a dû sauter un repas, mais ça ne nous a pas dérangé, on était juste contents d’être encore en vie et capables de se battre et de danser.”
Mura est sidérée. Comment sa petite fille peut-elle raconter de telles horreurs sans broncher? Il lui semble tout simplement impossible que toutes ces choses aient pu lui arriver. Personne ne se rend-il compte qu’Aeris est clairement en train de mentir, de tout inventer?
Des plats empoisonnés, des gens qui meurent, et Aeris qui vous raconte tout ça en vous regardant dans les yeux, la voix morne et sans timbre, c’est forcément faux. N’importe qui pourrait le voir, il est impensable que qui que ce soit puisse traverser ce genre d’épreuves et rester suffisamment sain d’esprit pour les relater.
L’histoire qu’elle vient d’entendre n’a rien à voir avec la version résumée et édulcorée qu’Aeris a narrée le lendemain de son arrivée, elle en est tellement éloignée de par ses détails et son horreur simple que Mura, qui s’est accrochée à l’espoir que sa fille ait miraculeusement peu souffert, ne réussit pas à la croire.
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