“Mais enfin, maman, pourquoi refuses-tu de me parler? Qu’est-ce que je t’ai fait? Depuis que tu es rentrée, tu n’as même pas adressé la parole à Rahar, je ne l’ai jamais vu aussi abattu…”
Mura est encore enfermée dans sa cuisine, elle a fermé la porte à clef et refuse d’en sortir. Elle n’arrive plus à comprendre sa fille. D’abord, elle veut continuer de s’entraîner à se battre, malgré sa jambe immobilisée et bien qu’elle soit enfin en sécurité. Ensuite, elle insiste pour parler des années écoulées alors que ça ne peut faire que du mal, et se met en colère pour un rien. Et maintenant elle ment effrontément, à la fois à sa propre mère mais aussi aux médecins qui donnent généreusement de leur temps afin de les aider, elle et ses compagnons. Compagnons qui, d’ailleurs, la soutiennent dans son histoire grotesque de poisons et de tatouages pour différencier les esclaves des autres. C’est ridicule, enfin! On ne voit ce genre de choses que dans les livres, personne n’irait entourer tout un quartier de fils barbelés!
“Maman, il faut absolument que je te parle. Si tu refuses de sortir de ta cuisine, tant pis, je te parlerai à travers la porte, mais j’espère que tu vas m’écouter. C’est très important. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, mais j’ai l’impression que tu ne m’as pas crue, que tu ne me crois pas. Ce n’est pas grave, je comprends. C’est une histoire difficile à vivre, alors j’imagine qu’elle doit être encore plus difficile à croire, c’est d’ailleurs pour ça que je t’avais raconté le moins de détails possible. Pour ça, et pour te protéger. Je sais que tu es sensible et que ça fait mal d’imaginer que de pareilles horreurs puissent arriver à ta fille. Mais tout est vrai. Et mes amis d’enfance, mes cousins, tous les autres, sont encore en train de subir ces horreurs en lesquelles tu ne crois pas. Et je vais aller les sortir de là, tant qu’il reste un espoir d’en retrouver quelques-uns vivants.”
En entendant ces mots, Mura s’effondre en larmes. Sa fille lui est revenue depuis un mois à peine, et elle veut déjà repartir, et avec une jambe en attèle en plus! Non, elle ne peut pas l’autoriser. Elle a trop souffert de son absence. Elle ouvre enfin la porte de la cuisine pour convaincre Aeris de rester, mais n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une forme grise lui saute dessus et se met à lécher les larmes qui coulent de ses yeux. Rahar a sauté de son perchoir sur l’épaule d’Aeris pour rassurer son amie qui l’inquiète tant.
“Je ne pars pas seule, maman. Le vétérinaire m’accompagne, pour s’assurer de notre bonne santé, et Borvo vient aussi. Tu sais l’affection qu’il porte à Kameno, il veut aller le chercher depuis longtemps mais n’avait trouvé personne pour l’accompagner, et il était blessé lorsque la première expédition est partie. Rahar et Gründ seront avec nous, bien entendu, et si tu le souhaites, il y a de la place pour toi aussi.”
Partir à l’aventure, à son âge? Avec sa fille? Dormir sous la tente, cuisiner sans four, se laver à l’eau glacée dans les rivières (quand on en croise!) et marcher toute la journée, le tout pour aller au devant d’un danger certain et d’un possible esclavage? Mura porte sa main au front de sa fille : elle doit avoir de la fièvre. C’est la seule explication logique à cette proposition incongrue.
“Aeris, ma puce… Tu délires. Tu ferais mieux d’aller te coucher, je vais faire venir le médecin pour qu’il t’examine. Tu as dû attraper froid en faisant tes exercices dehors, ou bien une de tes blessures s’est peut-être infectée ; Oh je sais! Tu manques de sommeil! Voilà, c’est ça : pas assez de sommeil, tu dois aller te coucher. Je t’apporte un lait au miel dès que tu es au lit, les rats vont veiller sur toi, et si demain tu ne vas pas mieux nous irons voir le médecin. De toutes manières tu as une nouvelle séance de prévue demain, autant en profiter.”
Mura est totalement bouleversée, et tellement dans le déni face à toutes ces informations, qu’elle se met à chercher frénétiquement la moindre explication vaguement rationnelle pouvant l’aider à comprendre le comportement et les paroles d’Aeris. Sa tête lui fait affreusement mal et elle commence à avoir des vertiges. Elle aussi va bientôt se faire un lait au miel et aller sous la couette se cacher de toutes ces pensées dérangeantes.
Rahar est tiraillé. D’un côté, son amie de toujours a l’air blessée par le refus de sa mère de l’écouter, et par son obstination à la voir comme une menteuse ou, pire, une aliénée. D’un autre côté, sa nouvelle amie qu’il aime beaucoup est effondrée de chagrin, d’inquiétude et de sommeil. Il ne sait vers laquelle aller, les deux ont besoin de réconfort et il ne veut en vexer aucune… C’est finalement Aeris qui le soulage du fardeau de ce choix difficile en lui demandant, s’il le veut bien, de veiller sur sa mère pendant qu’elle se repose, et de venir la réveiller s’il se passe quoi que ce soit. Rahar va donc veiller sur Mura tandis que Gründ reste avec Aeris, les deux rats échangeant avant de se séparer un regard lourd d’inquiétude et d’incompréhension. Les humains sont, décidément, des animaux très étranges.
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