PARTIE I
LE CHANT DU HÉRAULT
Chapitre 1
Village de Pyr, Visto.
Mars 295.
J’ai un mauvais pressentiment au moment où je descends de la camionnette de transport. Je retire ma casquette et m’éponge le front avec la manche de ma veste. Entre la soif et la fatigue, je perds un peu le contrôle de mes pensées. Le reste de l’escouade Neuf est tout aussi épuisé et trempé de sueur que moi. Rien d’étonnant après un voyage de deux semaines dans le désert d’Ennka. L’air chaud et poussiéreux me brûle la gorge, je m’essouffle pour un rien. Je pose mon paquetage, attrape ma gourde et m’efforce de boire lentement.
Nous déchargeons les camionnettes quand deux guerriers kreels armés de lances s’avancent vers le capitaine Nora. La procédure stipule que le représentant d’une escouade doit s’entretenir avec le chef du village afin de définir les limites de nos actions. Le capitaine nous donne l’ordre d’établir le campement d’une voix enrouée avant de s’éloigner en direction du village de Pyr. Le sergent Kayetan prend le commandement le temps que notre supérieur revienne de son entretien. L’escouade râle, mais se met au travail.
À une cinquantaine de mètres, positionné dans l’ombre d’un large canyon, se trouve le village de Pyr. Contrairement au reste de la Visto, il n’a pas souffert des conséquences du Drame d’Edenrohal ni de celles de la Guerre Noire. Il vit en autarcie depuis 270. Être ici, c’est comme faire un bond dans le passé. Il jouit d’un emplacement naturellement avantageux : les Monts Rouges à l’ouest, l’océan Typhia à l’est et le Fleuve Loo’th – qui précède la frontière – au sud.
Rustiques, les habitations faites de pierre et de bois sec s’empilent le long des parois du canyon sur une vingtaine de mètres. Les plus hautes sont accessibles par des escaliers taillés à même la roche et se mêlent aux plantes grimpantes. La végétation contraste fortement avec les terres orange et poussiéreuses du désert. On peut voir au nombre d’habitations que le village peut facilement accueillir entre 900 et 1000 habitants, bien qu’il en compte moins de 400 à l’heure actuelle.
Deux kilomètres à l’ouest, sous les Monts Rouges, se trouve l’ancienne Mine Rouge, condamnée cinq ans plus tôt par les habitants du village pour prévenir tout risque d’exposition au remaolus. À l’époque, la Mine Rouge était le deuxième plus gros filon d’obélyr de la Visto après Edenrohal. Cette précaution a sans aucun doute contribué à leur survie. L’Asté a tenté à plusieurs reprises d’avoir la permission du gouvernement vistoli de faire évacuer le village afin de déblayer et de vérifier l’intégrité de la mine. Mais Pyr est un lieu sacré pour les Kreels. Rouvrir la mine sous les Monts Rouges reviendrait à abandonner leurs terres. Sans compter que, tant que la mine reste inaccessible, il n’y a aucune raison de s’inquiéter de la présence d’un œuf.
L’Asté tient tout de même à effectuer une expertise au sein de la population, ce que la Visto a accepté. Je comprends la démarche, on ne peut pas se contenter d’a priori par les temps qui courent. Ce qui me contrarie, c’est que cette procédure ne concerne pas notre corps d’élite préventif.
Sous-branche de l’armée, les Élites de Prévention ont pour but d’aider la Visto à se reconstruire. Mises en place par l’Asté en 293, elles se divisent en trois escadrons : ERP, ESP et EPP.
L’Escadron de Ravitaillement Préventif (ERP), aussi appelé l’Escadron Rouge, fournit les populations incapables de subvenir à leurs besoins en nourriture, médicaments et matières premières. Ils aident à la reconstruction des structures importantes telles que les hôpitaux, les habitations et les écoles. Ils sont particulièrement appréciés des Kreels.
L’Escadron de Surveillance Préventive (ESP), aussi appelé l’Escadron Vert, patrouille et protège la Visto. Ils s’aventurent dans les mines abandonnées, à la recherche de nids ou d’œufs intacts. Ils font l’inventaire des zones à risque afin d’établir une carte précise des potentielles sources de contamination. C’est eux qui, normalement, font l’expertise au sein des populations.
Quant à l’Escadron de Pacification Préventive, (EPP), aussi appelé l’Escadron Bleu – dont je fais partie – sa tâche est d’endiguer les potentielles pandémies. Mais il est le seul dont l’activité reste secrète auprès des civils. Officiellement, nous gardons la frontière astéenne. Officieusement, nous sommes envoyés dans les nids ou au sein des populations à risque afin d’éradiquer les contaminés à la source.
Notre tâche est dangereuse et ingrate, mais nécessaire. Le remaolus est transmissible d’un Kreel à l’autre par le toucher et indétectable durant la période d’incubation. Il suffit d’un seul individu contaminé pour relancer l’épidémie. Si l’ESP doute de l’intégrité d’une population, nous nous rendons sur place. Deux possibilités s’offrent à nous si la menace est fondée. Dans le premier cas, le possédé est débusqué et le reste des Kreels est mis en quarantaine durant un mois (temps maximal d’incubation). Les individus présentant des signes de contamination sont abattus jusqu’à ce qu’il ne reste que les habitants sains. Une fois le parasite éradiqué, nous partons. Dans le second cas, nous sommes certains de la présence d’un contaminé, mais ne parvenons pas à le trouver. Nous recevons l’ordre de nettoyer la zone à risque. Cette procédure est aussi appelée génocide préventif et n’est employée qu’en dernier recours.
Il nous faut plusieurs heures pour installer le campement. La plus grande tente accueille nos quatorze couchettes, une autre fait office de quartier général et une dernière contient notre matériel et nos machettes de combat. Durant la Guerre Noire, l’armée peinait à abattre les contaminés au fusil d’assaut. Leurs corps pouvaient supporter près d’une trentaine de balles avant de montrer des signes de faiblesse. D’où le passage à l’arme blanche. Bien entendu, il nous est interdit de nous promener avec nos lames sans raison, il n’y a rien de plus hostile que de porter une machette à la ceinture.
Les Kreels nous observent tout en restant à une distance raisonnable, partagés entre la curiosité et la méfiance.
« Ils ne veulent pas de nous ici, constate Matthew.
- Je ne voudrais pas de nous non plus. » dis-je.
Il laisse échapper un rire qui se veut complice. Sa gaieté finit par mourir quelque part dans le désert quand il remarque que je ne réponds pas à son besoin de camaraderie. Gêné, peut-être même vexé, il tourne les talons pour rejoindre le reste de l’escouade. Tant mieux, je n’ai pas envie de rire. Je suis devenu militaire pour éradiquer le plus de possédés possible, pas pour me faire des amis. Notre escouade est la plus efficace de l’EPP et compte quinze soldats astéens ; dix hommes et cinq femmes svanns. Malgré tout, en trois ans, je ne peux pas dire que je me sois vraiment lié à eux. J’ai un peu de mal à associer les mots “amitié’’ et “éradication’’.
* * *
Le soleil décline quand le capitaine Nora revient de son entrevue avec le chef du village, le visage tordu par une expression de mécontentement. Je soupire, il va passer la soirée à se plaindre. Je ne l’aime pas, il me met très mal à l’aise. Chaque membre des escouades, tous escadrons confondus, a un passif avec le R-001 et, comme moi – comme nous tous – Léonid Nora prétend détester les contaminés. Faire couler le sang, même celui de l’ennemi, a un prix. Quand je prends la vie d’un possédé, ça ne s’arrête pas au moment où son corps inanimé percute le sol. Mon geste me poursuit dans mes cauchemars, noircit mes pensées et gagne en ampleur à chaque nouveau cadavre que je laisse derrière moi. Je suis motivé par la tristesse, la haine et la vengeance. Ce n’est pas le cas du capitaine Nora. Le rire qu’il émet quand il se retrouve sur le champ de bataille me donne la chair de poule. Il prend un malin plaisir à tuer et je suis certain qu’il ne s’agit pas de haine. Il aime juste ça. Seules deux escouades de l’EPP, depuis la création des Élites, ont eu recours à un génocide préventif. Et l’une d’elle, la Quatre, était dirigée par Nora au moment des faits.
Le sergent Kayetan s’approche de moi, visiblement concerné par l’expression de notre supérieur.
« Je n’aime pas ça, dit-il en serrant la mâchoire.
- Il a l’expression d’un gosse auquel on a interdit une sucrerie.
- Je n’ai pas envie d’imaginer Nora en gosse, Raysen. C’est trop malsain. » me rétorque-t-il.
Je réfléchis.
« Un client à qui une pute a refusé une passe.
- Alors qu’il est blindé de fric, complète Kayetan.
- C’est encore plus lamentable. »
Il rit, mais son expression redevient vite sérieuse.
« Tu sais ce qu’il se passe ? Demandé-je.
- Non, il ne m’a pas briefé. »
Akiba Kayetan est l’un des rares membres de l’escouade que j’apprécie. Droit dans ses bottes, la quarantaine, il est plus cérébral que physique malgré ses deux mètres. Il a l’étoffe d’un chef, mais préfère seconder. Je le comprends. Les bras croisés sur son torse, il peine à dissimuler son anxiété. Comme moi, il ne comprend pas notre présence ici.
« T’as l’air crevé, Raysen.
- Tu t’es vu, papy ? »
Kayetan me donne une tape derrière la tête avant de reprendre.
« L’escouade dispose d’un jour pour se reposer.
- Le capitaine s’est souvenu que ses hommes ne sont pas des machines ? Dis-je en feignant l’admiration. Incroyable.
- Change de ton, jeune homme. Je peux balancer au concerné.
- Balance donc. »
Exaspéré, il lève les yeux au ciel et s’en va en maugréant.
Nous terminons de poser les dernières installations à la tombée de la nuit. L’air se rafraîchit rapidement, nous allumons un feu de camp pour manger nos rations. L’ambiance se détend doucement, c’est notre première vraie soirée de repos depuis notre départ de Sola. Une bouteille de krolii, un alcool à base de plantes vistolies, passe de main en main. Personne ne se soucie de la gueule de bois que provoque inévitablement le breuvage. Les rires s’élèvent quand les plus ivres se mettent à chanter et danser. Kayetan flirte avec la soldate Pam, une gentille rouquine un peu trop bavarde ; le capitaine Nora partage des anecdotes à qui veut bien l’entendre et les autres en profitent pour sortir une deuxième bouteille, bien déterminés à mettre à l’épreuve leurs capacités motrices.
Malgré toute ma bonne volonté, je n’arrive pas à me laisser aller. J’aimerais, vraiment, mais je ne peux pas. Je prétexte une envie pressante et profite de l’état d’ébriété générale pour m’éclipser. Je marche quelques minutes sans savoir où je vais, prenant soin de garder le feu de camp à portée de vue. Une fois suffisamment loin de l’agitation, je repère un rocher, m’y assois et lève la tête. Dépourvu de nuages, le ciel sans lune m’offre la totalité de ses étoiles. Un vent frais caresse mon visage. Après cette journée de chaleur, je n’en demande pas plus. Je me masse la nuque en pensant aux deux semaines que nous allons passer ici, alors que nous avons tant à faire ailleurs.
Mon corps se raidit d’un coup, j’ai la sensation d’être observé. Je me retourne. Devant moi se trouve une femme kreel d’une quarantaine d’années, peut-être moins. Droite, les mains dans le dos, un léger sourire étire ses lèvres. De longs cheveux noirs lourdement bouclés encadrent son visage tatoué et tombent jusqu’à sa taille.
« Tu ne festoies pas avec tes amis ?
- Je n’ai pas la tête à ça, je réponds.
- Où est ta tête ?
- Loin. »
Elle me regarde avec une expression que je n’arrive pas à interpréter. Calme ? Curieuse ? Intéressée ? Amusée ? Je ne sais pas s’il y a un mot pour englober tout ça. Je me perds dans la contemplation de son visage, prenant soin d’éviter son vibrium. Elle est belle. Je baisse les yeux jusqu’à son amulette d’obélyr.
« Vous êtes la chef du village.
- Qu’est-ce qui t’a mis sur la voie ?
- Votre D’juhaa »
Elle me sourit en portant la main à son bijou, visiblement ravie qu’un Svann en connaisse le terme kreelique. Je n’ai pas de mérite. Marte travaille au sein de la prestigieuse bibliothèque nationale d’Esser. Passionnée d’histoire de la Visto, notamment des traditions kreeliques, elle a potassé tous les ouvrages disponibles sur le sujet. Autrefois, avant le Drame d’Edenrohal pour être exact, le chef d’un village se reconnaissait à une amulette d’obélyr frappée du sceau de la sagesse, la plus importante des qualités chez les Kreels. Certains D’juhaa datent d’avant l’Unification, le plus vieux trouvé à ce jour est exposé dans le Musée de l’Aube de Klarih. Lors d’une permission, j’y ai emmené Marte et Eliott, son petit ami.
« Tu es face à Liio, m’explique-t-elle en pointant du doigt une constellation, son symbole est fort.
- En Asté, c’est la constellation de la vache, je réponds, et elle symbolise une vache. »
Elle rit en replaçant une mèche derrière son oreille. Ma froideur n’a pas l’air de l’ennuyer. La plupart des membres de mon escouade seraient déjà en train de chercher une excuse pour me fausser compagnie, mais elle fait comme si notre échange l’intéressait vraiment. Je sens mon anxiété poindre doucement.
« Pour les Kreels, tout a une signification, m’explique-t-elle, aucune action n’est le fruit du hasard. Tes amis sont tournés vers Adah, la constellation de la camaraderie, et toi tu es face à Liio, la constellation de l’espoir. »
Mon regard s’accroche à la ligne d’étoiles comme si un message s’y cachait. Réaction stupide. Je détourne les yeux en prenant soin de montrer mon exaspération. La chef s’assoit à ma gauche, mon corps se crispe malgré moi. Je regrette presque de m’être isolé de l’escouade. Être en présence de Kreels me rend nerveux. Quand je suis entré dans l’armée, à 18 ans, j’ai été surpris d’en trouver dans les rangs. À l’époque, la haine me rongeait de l’intérieur, je les voyais comme l’ennemi à abattre. Je ne faisais pas la différence entre possédé et Kreel, je ne mesurais pas la gravité de mon comportement. J’ai été contraint de me contrôler si je ne voulais pas être renvoyé. Ma mutation au sein de l’EPP m’a soulagé, puisque les Élites sont uniquement composées de Svanns. Au fil du temps, ma colère s’est transformée en peur, si bien que l’idée de me trouver à côté d’un contaminé potentiel me terrifie.
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