Elle reprend la parole.
« Je suis Tahekii.
- Je m’en fous. »
Je me gifle mentalement. Le stress me fait agir n’importe comment. À ma grande surprise, elle rit de nouveau. Je ne sais pas si je dois me sentir vexé ou intrigué, mais je prends tout de même le risque de lever les yeux vers elle. Elle a de nouveau cette expression indescriptible.
« Vous connaissez la raison de notre présence ici ? Demandé-je.
- Bien sûr, je sais aussi que le Mal n’y est pas. D’où ma tranquillité d’esprit.
- Vous semblez si sûre.
- Tu l’es aussi. »
Je grimace. Oui, je le suis et savoir qu’on a sans doute besoin de nous ailleurs me contrarie d’autant plus. Le danger n’est pas ici. Il est partout ailleurs, mais pas ici.
« Je t’ai énervé ?
- Non, dis-je, je me demande juste ce que je fais là.
- Tu es là, parce que tu dois être là.
- Pitié... Je pourrais être à mille autres endroits.
- Mais tu es là. »
Je soupire.
« J’ai l’impression que ça me retire mon libre arbitre.
- L’étroitesse d’esprit des Svanns est consternante. »
Je fronce les sourcils, prêt à répliquer, quand elle reprend la parole.
« La vie est une succession d’événements qui amènent à faire des choix. Ces choix que t’impose ton existence sont ton libre arbitre.
- Je n’ai pas choisi d’être ici.
- Je crois que j’ai compris, ricane-t-elle en balayant ma phrase de la main. Là où je veux en venir, c’est qu’un événement à un moment donné t’a amené à faire un choix. Et, parmi l’arborescence de possibilités que t’offrait la vie, tu as choisi celle qui t’a mené ici. »
Ne sachant pas quoi répondre à ça, je me tais.
Il m’arrive de me demander à quoi aurait ressemblé mon existence si je n’avais pas pris la décision de me consacrer à l’extermination du R-001. Serais-je devenu médecin ou avocat ? Aurais-je des enfants ? Avancerais-je sans me soucier de mon passé ? Je ne pense pas. Je ne suis pas comme Marte qui parvient à vivre sans se laisser parasiter par son traumatisme. Ma colère est trop forte, trop présente. Mes missions me permettent de me sentir utile. Et le simple fait de savoir que mes actions empêchent peut-être une famille de vivre ce que la mienne a subi me conforte dans l’idée que cette voie est la bonne.
Je me détends un peu et lève la tête vers Tahekii, mais elle repart vers son village. Je la regarde s’éloigner, tandis que les rires lointains de mon escouade me parviennent.
* * *
Ma première nuit ici est courte et pénible, j’en viens à regretter de ne pas avoir tapé dans la bouteille de krolii. Les dernières images de mon cauchemar s’atténuent à mesure que je me réveille. Encore et toujours les souvenirs de la Vague. Le reste de l’équipe dort à poings fermés, je ressens une pointe de jalousie en les voyant apaisés par le sommeil. N’ayant aucune chance de retrouver le mien, je décide de me lever. L’air est encore frais quand je sors de la tente. Le ciel lavande tire doucement sur le orange et la lueur des étoiles finit par s’estomper. La vue est splendide.
« Raysen ! »
La voix du capitaine Nora m’arrache de mon moment de tranquillité. Il n’a pas l’air très frais, il a visiblement profité du krolii, lui aussi.
« Capitaine. Dis-je.
- Où est le sergent Kayetan ?
- Il met à profit son jour de repos, comme tout le monde. »
Il me lance un regard sévère, mais ne dit rien. J’ai presque envie de lui rire au nez. Presque. Depuis son arrivée au sein de l’escouade, je prends un malin plaisir à le voir essayer de m’impressionner. Je respecte la hiérarchie, mais rien ne m’oblige à le respecter lui. Son grade est la seule chose qui lui permet d’avoir le dessus sur moi. J’ai intégré l’Escadron Bleu à la création des Élites de Prévention. Lui y est depuis moins de deux ans et commande notre unité depuis six mois. Autrement dit, j’ai plus d’ancienneté et ça le rend dingue.
Un homme vêtu d’un uniforme gris nous rejoint. Un blason que je ne reconnais pas tout de suite décore sa veste, je me souviens juste qu’il ne fait partie d’aucune des trois Élites de Prévention. Son visage est dur, ses yeux sont froids, il a tout d’un prédateur. Surpris, j’essaye de comprendre d’où il vient. Il n’a pas fait la route avec nous. Un visage pareil, ça ne s’oublie pas. Est-il arrivé durant la nuit ? Je regarde autour de moi et repère un 4x4 et deux hommes en gris armés de fusils d’assaut. Le mauvais pressentiment de la veille se manifeste de nouveau. Je décide de rester sur mes gardes.
« L’agent Conrad Carter représente le S.R.A, m’explique Nora, il vient s’assurer du bon déroulement de notre mission. »
Les Services de Renseignement Astéens, bien sûr. Il ne manquait plus que ça. Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
« J’ai entendu parler de vous, me dit Carter dans un rictus forcé, vos supérieurs ne tarissent pas d’éloges à votre sujet, soldat Raysen.
- Pourquoi le S.R.A se déplace-t-il pour une simple mission de reconnaissance ? »
Ma question jette un froid, Nora se crispe instantanément. Carter perd son sourire, mais reste parfaitement impassible.
« Simple procédure. »
Je n’en crois pas un mot.
« Je dois m’absenter quelques heures, reprend le capitaine Nora un peu trop rapidement, préviens le sergent Kayetan à son réveil. »
Je soutiens le regard de Carter, mon malaise n’en devient que plus grand. Je finis par acquiescer, pressé de les voir s’en aller. Ils montent dans le 4x4 et prennent la direction des Monts Rouges. Quelque chose me dit qu’il ne s’agit pas d’une mission de reconnaissance, finalement. Et, à vrai dire, je n’aime pas ça. Le S.R.A est bien plus influent que le gouvernement lui-même et, par extension, bien plus dangereux. J’ai un mal fou à calmer le flux de pensées qui envahissent ma tête, quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire. Je m’efforce cependant de les chasser de mon esprit et de rester à ma place de simple soldat.
Le soleil fait son apparition vers 7 heures du matin, la chaleur avec. J’avale une ration, un morceau de pain et remplis ma gourde avant de me débarbouiller. Je ne suis pas surpris par la teinte orangée que prend l’eau quand je frotte mon visage. La fine poussière du désert se niche partout, colle à la peau, pique les yeux et provoque des quintes de toux. Un enfer pour nous, les astéens. J’attrape un petit miroir et mon rasoir. Mes cheveux tombent sur mon front, je les ramène en arrière et constate qu’ils sont assez longs pour être attachés. Je les couperai à l’occasion. Une fois mon menton débarrassé de sa barbe naissante, je m’habille et attrape ma sacoche. Je n’ai aucune envie d’attendre que Kayetan se réveille, je lui laisse donc un mot en prenant soin de le lui scotcher directement sur le visage. Gueule de bois ou pas il ne pourra pas le manquer, même s’il s’agit moins d’une précaution que d’une plaisanterie. Je compte bien profiter de ce jour de repos pour me ressourcer.
Je passe une bonne partie de la matinée à errer sans but. Mais entre les falaises, les canyons et les grottes, il n’y a pas grand-chose à voir autour du campement. La chaleur grimpe très vite, si bien qu’à 10 heures, après avoir longuement réfléchi, je décide d’aller chercher la fraîcheur du village de Pyr. L’air y est plus respirable grâce à la végétation. Je passe la matinée à parcourir les lieux, en prenant soin d’éviter les Kreels. Ceux que je croise ne semblent pas perturbés par ma présence. Bien au contraire. Je dois avouer que leur comportement a un impact plutôt positif sur mon anxiété. Je finis par emprunter les allées principales et, de fil en aiguille, j’arrive à la Grande Place du village. Elle se trouve au creux du canyon et grouille d’activité, j’ai malgré moi un mouvement de recul. Circulaire, elle est entourée par les étalages des marchands. Bijoux, fruits et légumes locaux, vêtements, broderies, remèdes, animaux, viande et tout un tas d’autres produits dont le nom m’échappe sont proposés. Je vois certains habitants troquer, d’autres payer en stells. Au centre de la place se trouve un large puits. L’eau est une denrée libre et gratuite ici. Plusieurs villageois y font la queue, un seau à la main. En m’approchant, je peux entendre le chant d’une rivière souterraine. Le son éveille ma curiosité. J’aimerais y jeter un coup d’œil, mais je n’ose pas m’en approcher. Je ne voudrais pas qu’on prenne mon geste pour de l’impolitesse. Je reste donc immobile, à plusieurs mètres de la source, à attendre que plus personne n’ait besoin d’y puiser de l’eau.
« Tu es bien matinal. »
Je me retourne. Je ressens des émotions contradictoires en apercevant Tahekii. Elle me fait un grand sourire en se plaçant à côté de moi. Je reprends mon observation en m’efforçant d’oublier sa présence. Nous restons là plusieurs minutes, à regarder le puits.
« Tu veux de l’eau ?
- Je suis intrigué par le son.
- Tu veux voir ? »
Je hoche la tête. Elle me prend par la main et m’entraîne dans la direction opposée. Le contact me met mal à l’aise, je me fais violence pour ne pas me dégager de sa prise. Nous traversons le village jusqu’à l’autre bout du canyon et arrivons au bord d’une falaise dissimulée par l’horizon. Au sud, à des centaines de kilomètres se trouve la frontière entre la Visto et la Forêt Millénaire. J’observe la plaine dans l’espoir d’apercevoir les arbres démesurés de ce lieu maudit, mais ils sont bien trop loin. Un escalier taillé à même la roche nous permet de descendre jusqu’à une corniche à peine sécurisée. À mi-chemin, nous entrons dans une étroite fissure qui débouche dans une caverne étrangement bien éclairée. Je suis émerveillé par le tableau. Plusieurs colonnes de lumière naturelle tombent du plafond. Les reflets aqueux dansent sur les murs et bien que je n’en voie pas la source, j’entends le remous de l’eau. Il me faut m’approcher du bord et baisser les yeux pour apercevoir la rivière, son courant est fort. Tahekii me fait signe de la suivre et entre dans un couloir taillé par l’homme. Il est éclairé par des ouvertures placées de manière à capter les rayons du soleil. Nous marchons quelques minutes, prenant à gauche au premier carrefour, puis à droite, descendons un escalier, tournons encore une fois à droite, remontons une pente douce pour déboucher dans une petite pièce irrégulière percée de huit passages, dont certains accessibles en escaladant la paroi. Nous empruntons celui devant nous et descendons de nouveau. Il me faut un moment pour comprendre que nous sommes dans un labyrinthe et que je ne pourrai sans doute pas revenir seul. Pourtant, je n’ai pas peur, je suis même plutôt curieux. Après quelques derniers virages, nous arrivons dans une immense grotte lumineuse et sphérique. La totalité du village de Pyr pourrait y tenir. Je suis subjugué par ce que je vois. Un lac brassé par de nombreuses chutes d’eau remplit la totale largeur du souterrain. Des plantes grimpantes décorent les parois de pierres orange, et, du plafond, tombe un large rayon de lumière blanche qui fait scintiller la roche.
« Le puits du village est au-dessus ?
- Il se trouve au-dessus d’une autre caverne. » Répond-elle.
Elle m’invite à descendre près du lac, je ne me fais pas prier. Je me retiens de plonger dans l’eau d’un bleu turquoise quand j’arrive au bord, je n’ose pas en imaginer la profondeur. Je regarde autour de moi sans me lasser de la vue. Je m’y sens bien, l’air y est frais. Intrigué par le scintillement violacé des pierres, je m’approche. J’ai un mouvement de recul quand je me rends compte qu’il s’agit d’obélyr en quantité résiduelle. Je prends soudainement conscience de la situation, je n’ai pas à être là. Ma quiétude naissante s’évapore, je me tourne vers Tahekii. Elle m’observe.
« Pourquoi m’amener ici ? Demandé-je.
- Une intuition.
- Ça ne répond pas à ma question. »
Elle s’approche de moi, je me retiens de reculer.
« J’ai vu passer bien des Svanns sur ces terres. Tous avides de richesse et de pouvoir, violents ou guidés par la vengeance. Les Kreels de Pyr sont les guérisseurs de l’âme depuis des siècles, nous savons reconnaître une cause perdue et, contrairement à ce que tu penses, je ne ressens aucune malveillance chez toi, juste de la tristesse.
- Qu’est-ce que vous en savez ? »
Tahekii désigne son vibrium, je soupire de frustration. À force de côtoyer des Svanns, j’en oublie les capacités extrasensorielles des Kreels.
« Tu as souffert, dit-elle, tu souffres encore. Et tu continueras à souffrir si tu maintiens cette voie. Le chemin que tu as choisi pour soulager ta peine ne t’est d’aucun réconfort, tu t’es perdu et tu le sais.
- Vous semblez si sûre de vous, dis-je dans l’espoir de mettre fin à son laïus, je ne diffère pas des autres Svanns. Je cherche la vengeance.
- Ce n’est pas la vengeance que tu cherches, mais c’est elle qui te motive. Je t’offre la possibilité de trouver ce que ton être réclame.
- Quoi donc ? »
La nuit où les possédés ont tué mes parents et mutilé ma sœur, je me suis donné pour objectif de vivre pour la vengeance. En sept ans, je n’ai jamais douté de mes motivations. Cependant, si ma colère persiste, elle ne brûle plus de la même flamme. La haine a laissé place à quelque chose de plus douloureux, de moins supportable. Je ne frappe plus avec autant de rage qu’avant, je ne suis plus aussi déterminé à faire couler le sang. Oui, la vengeance motive mes actions, mais ne remplit pas le vide qu’a laissé le remaolus dans ma vie. Que m’a-t-il pris cette nuit-là que je ne peux combler par sa destruction ?
Tahekii me sourit, ses yeux jaunes plantés dans les miens, comme si elle percevait le fil de mes pensées. Mon cœur se serre d’un coup et je sens remonter dans ma gorge un sanglot incontrôlé. Coincé dans un carrefour d’émotions ambiguës, à deux doigts de m’effondrer, je m’entends donner la réponse.
« La paix. »
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