Chapitre 2
Il neige.
Maman arrive dans le salon avec mon dessert préféré, des Gâteaux Rois : de petits pains briochés légèrement chocolatés recouverts d’un glaçage au sucre et aux noisettes. C’est une spécialité de ma ville natale, Oléorii. Les origines du nom sont floues, je sais juste que ça ne concerne aucun roi. Quand j’en mange, je pense directement aux fêtes de la Neige, aux illuminations dans les montagnes du Haut d’Enterr et à la traditionnelle Marche Blanche. Marte en prend un et tente de le mettre tout entier dans sa bouche. L’expression de mon père me provoque un fou rire. J’en prends deux, prêt à battre le record quand la porte d’entrée vole en éclats. Une nuée de possédés s’introduit dans notre maison. Mon père se lève pour attraper le fusil de chasse, mais ils se jettent sur lui. Ma mère nous crie de nous mettre à l’abri. Elle n’a pas le temps de finir sa phrase, l’un d’eux la saisit par les cheveux et la traîne sur plusieurs mètres avant de la tuer. Paniqué, je tente de nous frayer un chemin jusqu’à la cuisine. Je prends un coup au visage et tombe par terre. Le goût du sang envahit ma bouche, le décor se met à tourner. J’essaye de garder les yeux ouverts malgré la douleur. La main de Marte se ferme sur mon pull quand ils l’attrapent. Elle hurle, se débat, tire sur mon vêtement, mais je ne peux rien faire. Elle finit par me lâcher. J’entends leurs rires inhumains se mêler à ses cris quand ils lui lacèrent le visage. Je me relève, tente de rester debout, prends le tisonnier et frappe l’un des monstres avec. Il me saisit à la gorge et me soulève comme si je ne pesais rien. Je sens le poids de mon corps sur mes cervicales, je n’arrive plus à respirer. Terrifié par les yeux noirs du possédé, je tente de me dégager quand une lame détache sa tête du reste de son corps. Je tombe lourdement au sol. Les rires se transforment en rugissements. Les militaires entrent dans la pièce par dizaines. Je roule sur le côté et tombe nez à nez avec le visage tailladé de Marte.
Je me réveille en sursaut.
J’ai un bref instant de panique. Je mets un moment à me souvenir d’où je suis. Les ronflements environnants me ramènent doucement à la réalité. Tremblant, je me redresse et m’assois au bord de ma couchette. Je sens les larmes me monter aux yeux, je m’efforce de calmer ma respiration pour ne pas me mettre à pleurer. La dernière image de mon cauchemar reste collée à ma rétine. J’ai besoin de me dégourdir les jambes, de penser à autre chose. Silencieusement, je me chausse et attrape ma veste. Je ramène mes cheveux trempés de sueur en arrière et les coince sous ma casquette. Le froid mordant du désert m’arrache un frisson dès que je quitte la tente. Je frotte mes mains l’une contre l’autre avant de les fourrer dans mes poches. Je ne sais pas où je vais et, à vrai dire, je m’en fous pas mal. Je veux juste me ressaisir.
L’intensité de mes cauchemars varie en fonction de mon état d’esprit. Depuis que j’ai remis en question mes motivations, je suis en proie au doute. Je me sens lâche, j’ai l’impression de trahir mes convictions. Marte serait ravie d’apprendre que j’envisage une autre voie, mais rien n’est moins simple que de trouver le courage de tout recommencer à zéro. Je risque de subir les caprices de mon inconscient pendant un moment.
Les épaules remontées, le nez dans mon col, je marche rapidement. Le froid me rend nostalgique de ma ville natale. Je traverse le campement dans toute sa longueur, contourne les camionnettes et arrive devant la réserve.
« … bien sûr que non. Ces sauvages sont fermés au dialogue ! »
Je lève la tête et m’arrête net. L’agent Carter et le capitaine Nora discutent à l’entrée de la tente qui sert de quartier général. Sans réfléchir, je fais trois pas en arrière et retourne derrière la réserve. J’ai le droit de me promener en pleine nuit, pourquoi est-ce que je me cache ?
« Je m’en doutais... dit Carter. Qu’ont donné les prélèvements ?
- Ils confirment ce que l’on pensait. Ils vont même au-delà. »
Le ton de Nora est différent de d’habitude, situé quelque part entre l’hystérie et le stress. J’ai la désagréable impression d’assister à une de ces conversations qui n’ont jamais eu lieu. Je ne sais pas si je dois retourner sur mes pas ou attendre qu’ils terminent. Dans un souci de discrétion, je décide de rester immobile.
« Il va falloir trouver une solution, capitaine. Il est hors de question que la situation nous échappe.
- Je fais tout mon possible.
- Faites mieux. »
Le ton employé par Carter est tranchant. Un millier de questions me viennent à l’esprit. Je tente malgré moi de faire le lien entre le peu d’éléments que je possède, mais rien de cohérent n’en ressort. Le son d’un piétinement me tire de ma réflexion, je ne dois pas être vu. Je pivote sur la gauche et me dissimule derrière les caisses de transport. L’agent Carter passe devant moi, son visage satisfait m’arrache une grimace. Cet homme me fait froid dans le dos. Je m’assure qu’il soit suffisamment loin avant de me remettre à bouger. Je m’accroupis et jette un coup d’œil en direction du quartier général. Nora regarde le sol avec frustration.
« Connard... » siffle-t-il avant de s’engouffrer dans ses quartiers.
Le calme revient. Je ne sais pas ce que je viens de surprendre, mais quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à le savoir.
* * *
La semaine suivante se passe sous le signe du travail. L’escouade, divisée en trois groupes, est chargée de s’assurer de l’absence du remaolus au sein de la population de Pyr. L’équipe A, dirigée par Matthew, s’occupe des examens individuels auprès des villageois. L’équipe B, dirigée par Kayetan, patrouille dans le désert. Et l’équipe C, dirigée par Pam, gère et organise le campement. En temps normal, je patrouillerais dans le désert avec le sergent, mais pas cette fois. J’ai préféré un poste tranquille au sein de l’équipe C. J’ai donc échangé avec la soldate Cora : une très grande femme au visage comme une enclume. Contrairement aux apparences, elle est timide et peu loquace. Elle n’a pas osé dire qu’elle ne voulait pas rester au village, cet échange l’arrange autant que moi. Quant au capitaine Nora, il passe son temps avec le S.R.A. Pas besoin de surprendre une conversation en pleine nuit pour comprendre qu’il se passe quelque chose.
Les Kreels commencent à nous apprécier et cherchent à se rendre utiles. Ils nous aident à transporter le matériel, à nous orienter ou nous offrent de la nourriture. L’escouade, trop heureuse de manger autre chose que des rations de survie, accepte de plus en plus facilement leur présence. Si bien que nous avons fini par passer nos soirées au sein même de Pyr. Mon rôle consiste à faire le coursier entre l’équipe A et C. Matthew et le corps médical se trouvent dans l’une des maisonnettes à la périphérie du village. Les Kreels s’y rendent individuellement pour subir des examens ou des prises de sang.
Aujourd’hui, une trentaine d’habitants y font la queue dans un mélange de curiosité et d’excitation. Sans surprise, Matthew a son petit succès auprès des Kreels, ce qui contribue plus ou moins à l’enthousiasme général. J’ai rarement vu autant de personnes impatientes à l’idée de se faire prélever des trucs.
« La plupart des Kreels d’ici n’ont jamais vu de Svann, me dit Tahekii, vous êtes des curiosités exotiques.
- Matthew a aussi du succès en Asté, expliqué-je, il entre dans les canons de beauté de la capitale. La carrure, le teint, les yeux bleus et les cheveux blonds. S’il n’était pas militaire, il pourrait faire mannequin ou acteur.
- Tu dois aussi avoir du succès. Tu as les yeux bleus et les cheveux blonds.
- Je viens du nord. Les gens de chez moi ne sont pas “beaux’’. Nos traits sont considérés comme disgracieux. »
Elle me regarde avec incrédulité. Je lui montre mon nez et mon menton trop longs, mes yeux trop clairs, mon teint trop pâle, mes joues trop creuses, mais elle semble encore plus perdue.
« Je ne comprends pas, dit-elle en désignant Matthew, il est beau, mais pas toi ?
- C’est ça.
- Je ne suis pas d’accord.
- Tu as raison, acquiescé-je en prenant l’expression la plus sérieuse possible, il est laid.
- Ce n’est pas ce que je voulais dire ! »
Elle panique comme si elle venait d’alimenter un conflit diplomatique. Je détourne le regard et pince les lèvres pour éviter de sourire, en vain.
Quand je ne suis pas occupé à transporter des prélèvements ou des dossiers médicaux, je me repose au bord du lac souterrain. Le Sanctuaire, comme je l’ai nommé, est la raison égoïste de mon choix d’équipe. J’y passe mes heures de pause et certaines de mes nuits. En son sein, je parviens peu à peu à relâcher la pression, à penser à autre chose qu’à mes cauchemars. J’apprends doucement à m’écouter.
Je ne sais pas si le chant des cascades ou le calme des lieux y sont pour quelque chose, mais l’idée de rester ici, à Pyr, me séduit de plus en plus. Quitter l’armée ne m’a jamais paru aussi évident. Mettre fin à cette vie de violence et tout simplement vivre devient une perspective d’avenir des plus séduisantes. Peut-être que, finalement, le meilleur moyen de gagner face au remaolus est de profiter de ce qu’il ne m’a pas pris. Oui, je pourrais rester ici, avoir une vie simple et un métier simple, dépourvus de colère.
Mon regard se perd dans le décor, remonte sur les parois aux reflets violets pour finir dans la colonne de lumière blanche. Une légère brise caresse mon visage, guidant les fines gouttelettes soulevées par les cascades sur ma peau. Dans cette bulle de sérénité, préservé de l’extérieur, j’ai l’impression de me trouver dans un autre monde. Je me lève, me déshabille, ferme les yeux et me laisse tomber dans le lac. Libéré du poids de mon corps, plus aucun son ne me parvient. J’expulse peu à peu l’air de mes poumons et, avec lui, toutes les horreurs qui m’empoisonnent ; la colère, la violence, la douleur, la mort. Plus je m’enfonce dans les profondeurs, moins je ressens de négativité. Je me laisse couler jusqu’à ce que je sente mon dos toucher le fond. J’ouvre les yeux. Je ne vois rien d’autre qu’un point lumineux en mouvement, plusieurs mètres au-dessus de moi. Et, pour la première fois depuis des années, je me sens bien.
Lentement, je me redresse, prends appui sur le sol et me pousse vers le haut. Les bras tendus vers la lueur, je remonte. Dans un mouvement ample, j’engloutis les derniers mètres qui me séparent de la surface et sors la tête de l’eau. Je prends une grande goulée d’air, conscient d’avoir poussé mon corps dans ses retranchements et remonte sur la terre ferme. Je me sens incroyablement léger, proche de la sérénité. Je reste assis encore un moment, les mollets dans l’eau, un sourire aux lèvres. Ma mission prend fin dans une semaine et, avec elle, ma vie de vengeance.
Dans quelques jours, quoi qu’il arrive, je serai libre.
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