Ce soir, la Grande Place du village est noire de monde. Un immense feu de joie s’élève dans les airs. L’escouade et les villageois profitent d’un grand banquet. Un air enjoué fait de flûtes, de percussions et de chants, rythme la fête. Les militaires svanns et les villageois kreels dansent, rient, mangent et boivent ensemble. C’est une vision particulièrement étrange, presque irréelle. Mis à part le capitaine Nora et ses nouveaux copains, tout le monde profite des festivités. Même Cora, pourtant si réservée, s’autorise à rire avec les autres. Assis sur un muret, je regarde la scène plus calme que jamais. Tahekii danse sur une estrade, accompagnée d’hommes et de femmes, dont Pam et Kayetan.
Plus tôt, en début de soirée, le sergent m’a rejoint dans le campement. Il semblait préoccupé, mais pas dans le mauvais sens du terme. Il m’a alors confié qu’il comptait raccrocher, lui aussi. Qu’il s’entendait bien avec Pam, qu’il aimerait bien se poser et qu’il en avait marre de courir à travers la Visto. Je ne lui ai pas parlé de mes propres projets, je l’ai juste écouté.
« Regarde-les, m’a-t-il dit en désignant un groupe de villageois, quelques années plus tôt, je les aurais détestés. Maintenant, je les envie. Qu’est-ce qui a changé ?
- Nous. » ai-je répondu.
Pyr et ses habitants ont eu un impact particulier sur nous. Et je ne parle pas seulement de Kayetan, ou de moi. L’escouade, dont les membres si violents peinaient à regarder un Kreel sans envie de meurtre, s’est adoucie. L’une des soldates flirte avec une Kreel. Un autre joue avec les enfants. Un dernier est conquis par leur culture. La soif de sang s’est apaisée. À croire qu’ils ne sont pas les guérisseurs de l’âme pour rien.
Sur l’estrade, Kayetan s’approche de Pam, cette dernière passe ses bras de chaque côté de sa tête et se met à danser avec lui. Elle semble si petite à côté de lui, elle lui pend presque au cou. C’est à la fois adorable et ridicule. Je me laisse aller à un sourire quand un vieil homme kreel prend place à ma gauche. Il se tient très droit, drapé dans un tissu clair, les mains fermées sur une grande canne de bois. Il fume un tabac dont l’odeur ne me dit rien à l’aide d’une longue pipe. Ses yeux sont bandés. Je devine qu’il est aveugle de naissance à la taille de l’appendice osseux qui orne son front. Si un Kreel naît avec un sens diminué, le corps compense en développant ses capacités extrasensorielles. D’où l’hypertrophie de son vibrium. Malgré son handicap, cet homme ressent parfaitement la moindre activité, si ce n’est plus.
Il prend la parole :
« Tu es plus serein qu’à ton arrivée. »
S’adresse-t-il à moi ou parle-t-il tout seul ? Comme pour répondre à ma question, il tourne le visage vers moi.
« Nous étions concernés par ton état, reprend-il.
- ‘‘Nous’’ ?
- Hein ? Non ! Nous. Pas vous. »
Je laisse échapper un rire. Ce vieil homme doit avoir environ quatre-vingts ans, ce qui est très vieux pour un Kreel. C’est équivalent à nos cent-quarante ans. Pas loin de la sénilité, pour faire court.
« J’ai dit quelque chose de drôle ?
- Non, je réponds doucement, je me demandais juste qui était concerné par mon état ?
- Les guérisseurs.
- Oh. Le cas de notre escouade doit titiller vos sens sur-développés.
- Non, juste le tien. »
Il tire sur sa pipe sans me laisser le temps de réceptionner l’information. La musique s’arrête avant que je ne puisse lui poser la moindre question. On cesse de danser et de manger. Le silence gagne l’assemblée et bientôt, seul le crépitement du feu se fait entendre. Je regarde autour de moi, les regards des habitants convergent tous au centre de la place. Tahekii, debout sur l’estrade, lève les bras.
« Cette nuit, commence-t-elle, nous dédions ces festivités à nos ancêtres, nos légendes et nos générations futures. Puisque cette nuit nous célébrons le Hiyaolus. »
Des cris de joie se mêlent aux applaudissements. Je fronce les sourcils. Comme tous les enterrois, je parle couramment le svannique et le kreelique. Pourtant, je ne connais pas ce mot. Peut-être s’agit-il d’ancien kreelique ? Je me tourne vers le vieil homme.
« Hiyaolus ? Répété-je.
- Le Bien, me traduit-il, c’est un terme sykreelique qui fait opposition au Mal, le Remaolus. »
Il marque une courte pause, je suis certain qu’il ressent ma détresse. Je ne sais pas du tout ce qu’est le sykreelique.
« La langue des Sykreels, m’explique-t-il, le peuple de la Forêt Millénaire.
- Des... Sykreels ?
- Mh, acquiesce-t-il.
- Les Kreels de la forêt s’appellent les Sykreels ?
- La dernière fois qu’un jeune homme m’a demandé ça, il est parti pour les découvrir. Il n’est jamais revenu.
- Je... »
Il laisse échapper le rire d’un homme attendri par la naïveté d’un enfant. Je serais bien tenté de m’indigner si je n’étais pas si confus. J’ai beau me creuser la tête, je ne suis pas sûr d’avoir entendu un jour parler de Sykreel, même auprès de Marte. Je suis tiré du flux de mes pensées quand le calme revient. Tahekii réclame l’attention en levant de nouveau les bras.
« On raconte que, jadis, fou de colère, un être malveillant matérialisa sa haine sous la forme d’une perle noire qu’il offrit à ses ennemis. La perle, affamée, dévora l’âme de ses victimes et développa une conscience. Lasse d’être contrôlée, elle se retourna contre son créateur et s’appropria son enveloppe charnelle. Dans sa quête de pouvoir, elle fit d’innombrables morts, détruisant et torturant les innocents. Un jour, proche de sa victoire, elle surprit le chant d’un Kreel annonçant sa fin... »
Des chœurs, accompagnés d’une percussion au rythme lent, s’élèvent doucement. Les Kreels, à l’unisson, produisent une mélodie grave, à la fois triste et magnifique. Une flûte se joint à eux, et Tahekii se met à chanter.
Patience, Patience,
Ô ennemi du Mal,
De ton âme dévouée,
Tu paieras cette mission.
Si grande soit ta bonté,
Ô ennemi du Mal,
Ne laisse pas ta vertu,
l’emporter sur ta quête.
Les voix des Kreels gagnent en intensité. Tahekii entame le second couplet sur le même air. Une bonne vingtaine de villageois se joignent à elle.
Patience, Patience,
Ô, guerrier de lumière,
De ton sacrifice,
Le temps n’est pas venu.
Si grande soit ta douleur,
Ô guerrier de lumière,
Ne laisse pas ta peine,
l’emporter sur ta quête.
Des frissons parcourent mon corps quand la totalité des habitants se mettent à chanter le troisième couplet, plus fort, plus rapidement. Le chant prend une tournure dramatique et sonne non pas comme une prophétie, mais comme une malédiction.
Patience, Patience,
Ô pourfendeur de l’ombre,
De ta lame blanche,
le règne prendra fin.
Si grande soit ta force,
Ô pourfendeur de l’ombre,
Ne laisse pas ton cœur,
l’emporter sur ta quête.
Mes poings sont fermement accrochés à mon treillis. Ce chant est horrible. Que célèbrent-ils, au juste ? Un guerrier contraint de sacrifier une à une les choses qui font de lui un être bon : sa vertu, ses sentiments et son empathie ? Un être qui devient un outil aussi cruel que le Mal qu’il tente de vaincre ? Ils reprennent depuis le début, tous ensemble. J’ai envie de me lever, de me réfugier dans le Sanctuaire, plonger dans le lac et rester au fond. Les paroles résonnent dans mon crâne et réveillent mes démons. Je me retiens de hurler.
Une main se ferme doucement sur mon avant-bras, je lève les yeux vers le vieil homme. La musique s’arrête finalement et les festivités reprennent comme si de rien n’était.
« C’est le chant du Héraut, m’explique-t-il, né d’une légende sykreelique vieille d’un demi-millénaire. Le Hiyaolus, le messager du Bien, reviendra là où tout a commencé, pour mettre fin au règne du Remaolus, le Mal. »
L’information me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Ce vieil homme vient de mettre mes cours d’histoire à la poubelle. Le remaolus a fait son apparition dans les profondeurs d’Edenrohal, en 274, pas avant. Les Sykreels devaient parler d’un autre remaolus. L’homme semble comprendre mon mutisme, puisqu’il répond à ma question non formulée.
« Crois-tu que le Mal a attendu qu’on le découvre pour exister ?
- Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que vous en savez bien plus que le reste du village ? »
Il sourit, mais ne répond pas. Je soupire de frustration. Les Kreels sont des êtres surprenants, j’ai encore du mal à les cerner. Ils ressentent ce qui les entoure de manière tellement naturelle que ça ne leur est d’aucune utilité de formuler leurs pensées. Ils oublient que les Svanns ont besoin d’explications, eux. Leur manie de nous faire comprendre que la question est bonne, mais que la réponse peut attendre, a le don de m’agacer.
Il change d’expression si brusquement que j’ai un mouvement de recul. Sa main presse mon bras avec force, ou plutôt avec détresse. Je sens un frisson d’horreur remonter le long de mon dos, alors qu’il s’approche de moi. Il a le comportement de quelqu’un au courant d’un horrible secret.
« N’écoute pas le chant, m’implore-t-il presque, sois bon, généreux et vertueux. N’écoute pas le chant. »
Ce changement de ton me prend au dépourvu. Une panique sourde m’envahit. Ses phalanges blanchissent sous la pression, il me fait presque mal. Alors que je cherche un moyen de me dégager, sa main se desserre d’un coup. Il lève la tête comme s’il avait perçu un bruit à travers le brouhaha. Je regarde autour de moi, la fête continue.
« Fuis. » me dit-il en se levant.
Incapable de bouger, je le regarde s’éloigner rapidement. Ma tête bourdonne, incapable d’aligner correctement mes pensées. Elles se chevauchent, s’entrechoquent et se perdent dans un tourbillon de questions maladroitement formulées. En sueur, je lève la tête, ma vision a un temps de retard sur mon mouvement. J’ai l’impression d’être ivre. Respire, me dis-je, sinon tu vas faire une crise de panique. Je m’efforce de suivre mon conseil, prends appui sur mes mains et me redresse. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Pourquoi est-ce que je suis aussi atteint par ce que vient de me dire cet homme ? J’ai l’impression que mon monde s’écroule, sans en connaître les raisons. Une intuition terrifiante s’impose alors à moi. Je tente de la chasser. En vain.
Je me lance dans la foule, me frayant un passage entre les corps moites des villageois pour atteindre l’estrade. Je m’excuse auprès des personnes que je bouscule, éconduis les hommes et femmes m’invitant à danser, et évite les membres de mon escouade. Mon pressentiment s’amplifie, m’enveloppe. Je sens une boule se former dans ma gorge. Je tends la main et saisis celle de Tahekii. Elle se retourne en souriant et change radicalement d’expression en me voyant.
Je parle sans m’en rendre compte.
« Je crois que quelqu’un est mort. »
Comments (1)
See all