Les 72 premières heures passent lentement. Trop lentement. Les villageois ne font pas de vagues, mais montrent des signes de nervosité. N’ayant jamais été exposés au remaolus avant ça, ils nous demandent des renseignements sur les signes avant-coureurs ou des conseils pour reconnaître un possédé. Carter et Nora passent leur temps ensemble, loin de l’escouade et du village. Pam théorise sur leurs fiançailles, ce qui amuse tout le monde. Rire un peu ne me fait pas de mal, mais je dois avouer que leurs escapades m’interpellent réellement.
Les heures passent, le soleil décline lentement. Je termine mon tour de garde à la tombée de la nuit. Malgré ma fatigue, je n’ai aucune envie de retourner au campement et d’entendre les membres de l’escouade parler de la mission. Je dois m’éloigner de tout ça, penser à autre chose. J’ai l’impression que ma tête est à deux doigts d’exploser. Je décide d’aller au Sanctuaire. Je n’ai pas eu le temps d’y retourner depuis la mort de Matthew.
Les rues de Pyr sont presque vides. Quelques torches brûlent paresseusement là où les barrières se dressent, les villageois regagnent les abris et de la musique sort des maisonnettes. Je traverse le village et arrive à la Grande Place, vide. La scène est à la fois triste et étrange. Je m’avance jusqu’au puits et profite qu’il n’y ait personne pour y jeter un coup d’œil. Le son de la rivière résonne sur les parois et me parvient en écho. Une étrange odeur de fer en sort, mélangée à celle de la pierre et de l’humidité.
« Je t’avais dit de fuir. »
Je me retourne brusquement. Le vieux Kreel aveugle se tient assis à côté du puits, les mains sur sa canne. Je n’ai pas besoin de voir ses yeux pour deviner sa tristesse. Il semble fatigué.
« Tu vas y perdre, soupire-t-il, tu vas tellement y perdre.
- Vous saviez que le remaolus était ici ?
- Un mal est ici. »
Il lève la tête, pour me faire face. Malgré le bandage, je peux presque sentir son regard sur moi.
« Mais le Mal n’est pas ici. »
Le mauvais pressentiment, celui que j’ai ressenti le jour où je suis arrivé, m’envahit plus fortement que jamais. Sans prévenir, je tourne le dos au vieil homme et m’en vais. D’une marche rapide, presque désespérée, je gagne la falaise menant à l’escalier. Je le descends le plus vite possible et m’engouffre dans la grotte comme si ma vie en dépendait. Les quelques rayons lunaires ne suffisent pas à percer l’obscurité des lieux. Dans ce noir quasi-complet, entre le chant de l’eau et la fraîcheur des souterrains, je perds tous mes repères. L’odeur de fer y est plus forte, presque écœurante. J’attrape ma lampe torche et examine mon environnement, quelque chose ne va pas. Je balaye le sol, les murs et le plafond avec le faisceau de ma lampe, sans rien trouver. L’odeur métallique se mêle aux effluves humides brassés par la rivière, je me dirige donc vers le bord et éclaire le contrebas. Ma lampe n’étant pas assez puissante, je tente de gagner un peu de luminosité en m’allongeant à même la pierre. Les yeux plissés je cherche la source de cette odeur inhabituelle. Je retiens ma respiration quand j’aperçois une longue traînée rouge au bord du cours d’eau : du sang. Beaucoup de sang.
Je trouve un rocher où descendre, contourne une imposante stalagmite et prends une sorte d’escalier naturel. Je parviens à rejoindre le cours d’eau. Je le longe durant plusieurs minutes et trouve une nouvelle trace de sang de laquelle émane la fameuse odeur de fer. Je serre le poing et continue. La rivière s’engouffre dans une sorte de toboggan naturel sans corniche qui pourrait me permettre de passer. Plonger sans lumière dans un courant aussi fort est dangereux et stupide, mais je dois savoir ce qu’il se passe.
Le jour où Tahekii m’a fait venir ici, je me suis demandé jusqu’où allaient les galeries. J’ai donc passé la première semaine ici à explorer les différents passages de cette grotte. C’est un véritable labyrinthe, immense et tortueux, truffé de salles merveilleuses. J’ai bien failli m’y perdre plusieurs fois. J’ai donc fini par me laisser des indices pour retrouver ma route. Je n’ai plus qu’à espérer que ce passage débouche sur un lieu que je connais. Je prends une longue corde dans mon sac, l’accroche solidement à une roche et noue l’autre extrémité à ma taille. Je glisse un couteau dans ma botte et passe le cordon de ma lampe à mon poignet. Une fois prêt, je prends une bonne goulée d’air et me lance.
Je passe un sale moment, ballotté dans tous les sens je suis jeté contre les parois. Je m’y cogne et m’y coupe, sans jamais cesser de retenir ma respiration. La main serrée sur ma lampe, les yeux fermés, les bras croisés devant mon visage, je sens le courant gagner en intensité. Après plusieurs virages et une pente raide, je déboule dans une caverne haute de plafond. Ma course est stoppée par la longueur de la corde. Tiré par le courant, mais retenu par la taille, je tente de reprendre ma respiration. Fermement agrippé à la corde, je remonte et grimpe sur un rocher planté au milieu de la rivière. À bout de souffle, trempé jusqu’aux os, j’observe les alentours. Une trace de sang m’indique que le cadavre présumé a percuté le bord.
Je détache la corde et l’accroche au rocher. Je gagne la terre ferme d’un bond et reprends immédiatement mes recherches. En longeant le cours d’eau, je trouve une flèche gravée sur la paroi : je suis déjà venu ici. Soulagé d’avoir un chemin de retour, je me focalise pleinement sur la recherche du cadavre, tout en prenant soin de marquer mon passage. Quelques traces de sang plus tard, la rivière se termine en une petite cascade. Je descends prudemment le long des roches glissantes et me retrouve dans une caverne sphérique semblable à celle du Sanctuaire, bien que plus basse. Un large rayon lunaire éclaire généreusement la caverne, facilitant mon observation. Je peux voir le ciel étoilé à travers l’ouverture du plafond. Je fais rapidement le tour du lac et stoppe ma course quand je remarque un corps flottant à sa surface. Je dirige le faisceau dessus. Mon estomac se tord.
Cora.
La découverte de ce nouveau corps n’arrange pas la situation, loin de là. Les tensions montent d’un cran au sein de l’escouade, mais aussi au sein même de Pyr. Les villageois commencent à se méfier les uns des autres, à s’éviter, à s’enfermer chez eux. Ils ont peur et nous accusent d’avoir amené le Mal ici. Je ne peux pas les blâmer, il est facile de faire des raccourcis quand on sait que les problèmes ont commencé à notre arrivée. Les rues sont vides et silencieuses, loin de l’ambiance des premiers jours. Si nous ne parvenons pas à débusquer le ou les possédés, nous risquons une nouvelle épidémie. Assis au bord du puits de la Grande Place, j’écoute Kayetan et Pam discuter d’une oreille distraite. Je suis épuisé, je n’arrive plus à dormir, ou peu. Je prends tous les postes que l’on me propose, trop heureux de penser à autre chose qu’aux corps de Matthew et Cora.
« Je connais un couple de Kreels qui travaillent à Esser, répond Kayetan à une question que je n’ai pas entendue, on a fait nos études ensemble. Elles n’ont jamais souhaité retourner en Visto. l’Asté leur fournissait la sécurité qu’elles cherchaient.
- J’avais un cousin métis, dit Pam, son père a chopé le R-001 en 288, et l’a tué. Ils vivaient pas loin de Tartar. Ma mère m’a raconté que la situation au Bidonville d’Enterra a failli dégénérer et que les possédés ont tenté une percée par le Haut d’Enterr. L’Asté a connu son premier et dernier pic de contamination.
- Tiens, en 288, c’est aussi l’année où mes amies kreels ont perdu leurs proches.
- Je ne suis pas super calée en histoire. Il a dû se passer un truc cette année-là.
- La Vague. » Je réponds sans m’en rendre compte.
Interpellés, Pam et Kayetan me regardent comme s’ils attendaient la suite. N’ayant pas vraiment envie de développer, je décide de détourner la conversation, sans pour autant mentir.
« Ma sœur étudie l’Histoire. »
Un coup de feu retentit. Il ne nous faut pas plus d’une seconde pour réagir. Debout, les sens en alerte, nous tentons de savoir d’où vient la détonation. Des cris s’élèvent non loin, je m’élance vers une ruelle pavée, suivi de près par les deux membres de l’escouade. En quelques secondes, nous gagnons une esplanade presque aussi vaste que la Grande Place, où plusieurs dizaines de villageois sont attroupés. Des cris de colère s’élèvent de la foule. Ils se bousculent et hurlent.
« C’en est un ! C’est un possédé !
- Reculez ! Ordonne un soldat que je ne vois pas, reculez ou je tire !
- Tuez-le ! Scande la foule. Tuez le possédé !
- Laissez-le ! Hurle une voix que je connais. Laissez-le tranquille ! »
Tahekii.
Je me dirige sans réfléchir vers la cohue et m’y engouffre. La peur, la colère et la folie animent les Kreels. Je me prends des coups de coude, de genou, de pied et de tête. Je continue d’avancer, guidé par la voix de la chef. Je finis par déboucher au centre de l’animation. Un soldat de Carter, Tahekii et l’homme aveugle sont encerclés par les villageois enragés. Le vieux kreel est à genoux, la main sur son front ensanglanté.
« Tahekii ! Crie-je en me dirigeant vers elle, qu’est-ce qu’il se passe ?
- C’est un possédé ! hurle un villageois.
- On ne voit pas ses yeux ! Continue un autre.
- Il va nous contaminer !
- Tuez-le ! Tuez-le ! »
Le soldat du S.R.A lève son fusil d’assaut et tire dans le vide. Le cercle grandit d’un coup quand la foule fait simultanément un pas en arrière.
« Tout le monde se calme !
- Il faut l’aider ! Me supplie Tahekii. Ce n’est pas lui !
- Appelez du renfort ! Dis-je au soldat.
- Déjà fait, ils envoient du monde au plus vite.
- Je t’avais prévenu, Héraut » dit le vieil homme trop bas pour être entendu des villageois.
Les rugissements gagnent en ampleur quand il commence à se lever. Le soldat le tient en joue pour calmer la foule.
« Ika’ar ! L’appelle Tahekii, vous êtes blessé, restez tranquille !
- Je t’avais prévenu... »
Il lève les mains, un villageois le pousse et le soldat tire. Je reçois une infinité de gouttelettes de sang sur le visage. Le cri de Tahekii fend l’air quand le vieil homme, les mains fermées sur le morceau de tissu qui couvrait ses yeux, tombe en avant. J’ouvre mes bras sans réfléchir et réceptionne son corps sans vie. À genoux, le regard rivé dans le sien, je ne remarque pas tout de suite la couleur inhabituelle de ses yeux non pas noirs, mais verts. Plus personne ne crie, ne parle ou ne respire. Tahekii, la main posée sur le trou laissé par la balle, tente de soigner l’homme déjà mort.
« Est-ce que c’est fini ? Demande un villageois.
- Il n’était pas contaminé... je réponds.
- Vous avez tué un innocent ?
- Je... Je ne... bégaie le soldat, je ne voulais... pas.
- C’est ça que vous allez nous faire à tous ? S’indigne un autre Kreel.
- Il ne l’a pas fait exprès ! Tente d’expliquer Tahekii.
- Il a tué un innocent ! »
La foule s’enflamme d’un seul coup, prise de folie. Le soldat est attrapé par une demi-douzaine de Kreels enragés, défait de son arme et frappé. La peur me gagne, ma respiration s’emballe. Je ne vois plus des villageois, je vois des possédés. Une main se ferme sur mon épaule, puis une autre sur mon bras et le cauchemar commence. J’attrape la première, me relève et la tord. Un cri de douleur s’ensuit. Je frappe le deuxième et tente une percée. Je prends un coup au visage, trébuche, mais parviens à me stabiliser. Mon cœur bat la chamade, je sens l’adrénaline parcourir mes veines. On tente de me mettre à terre. Les villageois hurlent et frappent le pauvre soldat sans doute déjà mort, un autre saisit Tahekii par les cheveux. Je donne un coup de coude à l’agresseur et prends la chef de Pyr dans mes bras. Je dois la sortir de là. Les rugissements des Kreels me vrillent les tympans, le goût du sang envahit ma bouche. Une vive douleur remonte dans ma jambe, mes côtes, mes bras.
« Traîtresse ! » Hurle la foule.
Des dizaines de mains saisissent Tahekii et me l’arrachent. Elle crie, supplie qu’on la laisse partir et m’appelle à l’aide. Je tente de la récupérer, de l’appeler, en vain. Son visage est griffé et frappé avant de disparaître dans la foule. Je suis jeté hors de la cohue et tombe sur le dos. La voix brisée de Tahekii perce la foule, puis s’arrête d’un coup. Je hurle son nom, me relève et tente d’y retourner. Deux puissantes mains me retiennent. Je me débats comme un diable, mais on me soulève et me tire en arrière.
« Raysen, on doit partir ! M’ordonne Kayetan.
- Non ! Je dois...
- Sören ! On ne peut plus rien faire pour elle ! »
Je me retourne, sonné. Kayetan me tient fermement. Il me regarde droit dans les yeux, me repose, saisit mon bras et me traîne derrière lui. Le décor défile devant moi et les hurlements des Kreels diminuent.
Le paysage devient noir.
Comments (0)
See all