Les rapports de ces dernières 24 heures indiquent que les avant-postes de surveillance du S.R.A se trouvant à proximité de Pyr ont essuyé une dizaine d’attaques. Leurs effectifs comptent un mort et huit blessés. Les villageois exigent le retrait de nos troupes, sans quoi ils nous attaqueront pour de bon. Nous devons cependant nous assurer qu’aucun Kreel ne sorte du village en attendant les ordres du Haut Commandement astéen. Mais en cas d’attaque, nous avons clairement le désavantage. Si le remaolus est bien présent au sein de la population, ce n’est qu’une question de temps avant que plusieurs centaines de possédés ne se jettent sur nous. Nous sommes en infériorité numérique, les troupes de Carter ne possèdent que des fusils d’assaut et la nourriture risque de manquer très rapidement. En attendant que Nora reçoive l’appel de ses supérieurs, nous sommes impuissants.
« Raysen, il faut que tu manges. »
Pam affiche un sourire timide en posant le plateau sur l’une des caisses. Je mets quelques secondes à réagir. Je ne sais pas depuis combien de temps je regarde le vide, ni comment j’en suis arrivé à me trouver dans la réserve. Elle et Kayetan sont les seules personnes que je supporte pour le moment. Tous les deux font preuve d’une patience que les autres n’ont pas. Le reste de l’escouade m’assomme de questions. Tous veulent savoir ce qu’il s’est passé depuis notre retour précipité au campement. Quant à Nora, il exige des explications. J’ai encore du mal à réaliser ce qu’il s’est passé : comment veut-il que je lui explique quoi que ce soit ?
« Merci, Pam. Dis-je en essayant de la regarder.
- Pas de problème. »
Elle s’assoit à côté de moi, sans pour autant manger mon espace. Je comprends ce que lui trouve Kayetan. Elle est douce et attentionnée – bien qu’un peu brute de décoffrage – c’est à se demander ce qu’elle fiche ici.
« Tu crois que ça va s’arranger ? Demandé-je en retournant à la contemplation du vide.
- Je... je n’en sais rien, nous n’avons jamais été confrontés à ça. Nous... aurions dû prendre en compte l’isolement de la population pyrienne et... je ne sais pas, peut-être aussi sa méconnaissance du remaolus.
- On n’aurait pas dû venir.
- Oui... C’est vrai. »
Je soupire pour éviter de trembler. J’ai envie de pleurer, mais rien ne vient. Mon corps semble trop petit pour tout ce que je ressens. C’est étrange, frustrant et inconfortable que de ne pas savoir quoi faire. Un tas de pensées incohérentes s’imposent à moi, comme si la solution à mon état se trouvait au sein d’idées abstraites. Une sorte de cauchemar éveillé duquel je tente de m’échapper. Mais je reste certain d’une chose : j’ai la haine. J’ai la haine comme je ne l’ai jamais eue. Je ne savais même pas que l’on pouvait ressentir quelque chose d’aussi intense sans devenir fou.
« On va trouver une solution, me dit Pam.
- Tu as abandonné le poste de surveillance pour venir me voir ? Demandé-je dans l’espoir de penser à autre chose.
- J’ai été contrainte de l’abandonner. Le capitaine Nora n’a pas vraiment apprécié qu’Akiba remette en doute son autorité en lui suggérant de faire rapatrier les corps. Il l’a donc envoyé me remplacer pour ne plus l’entendre. »
Les corps.
Le visage de Tahekii s’impose dans mon esprit. Je ferme les yeux par réflexe, mais l’image persiste. Je n’ai même pas vu son corps, et je ne suis pas certain de le vouloir. D’après ce que l’on m’a rapporté, on peut l’apercevoir d’un des postes de surveillance. Il n’a été récupéré ni par les villageois ni par l’escouade. Cette simple idée me donne la nausée.
« Raysen, je... bafouille-t-elle en se rendant compte de la situation, Sören je suis désolée, je ne voulais pas...
- T’en fais pas, je... ça va. »
En signe de compassion, Pam pose sa main sur mon bras et le serre doucement avant de rompre le contact. J’expire bruyamment en rouvrant les paupières. Visiblement gênée, elle m’offre un petit sourire. Je m’apprête à le lui rendre quand des voix attirent notre attention. Une vingtaine de personnes se déplacent au pas de course et ça ne ressemble pas à de la panique. Il est presque 3 heures du matin, il se passe quelque chose. J’échange un regard avec Pam avant de me lever. Dehors, le campement grouille d’activité. Les membres de l’escouade et du S.R.A s’équipent et se rassemblent de toutes parts.
« On est attaqués ? Demande Pam en tournant sur elle-même.
- Je ne sais pas, je réponds avant d’interpeller un des soldats, qu’est-ce qu’il se passe ?
- Le Haut Commandement, me répond-il, on a un Ordre 54. »
Il repart sans nous prêter d’avantage d’intérêt. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre l’ampleur de ce qu’il se passe.
« Quoi ? S’étrangle Pam. J’ai mal entendu, il n’a pas dit... ?
- ‘’Ordre 54’’. Si. Il l’a dit.
- Mais c’est...
- Un Génocide Préventif. Oui. »
Elle me dévisage, sincèrement choquée.
« Allons nous préparer. Dis-je en me mettant en route.
- Sören ! Attends ! »
Pam sur les talons, je traverse le campement jusqu’à l’armurerie. La tente est plutôt petite, mais personne ne s’y trouve pour le moment. Je me dirige vers le fond, où se trouve l’équipement utilisé pour se défendre contre les possédés. Pam entre dans la tente à son tour, essoufflée et visiblement en panique.
« On ne peut pas faire ça ! On ne peut pas décimer une population entière ! Il doit y avoir une autre solution !
- Laquelle ? Je demande plus sèchement que je ne le voudrais.
- Je... on pourrait... on pourrait négocier... discuter avec... »
Ma colère prend soudainement le dessus sur tout le reste. Je me mets à hurler sur elle.
« Discuter avec qui ? Ils ont tué Tahekii ! Ils ont battu leur chef à mort ! S’ils ne l’ont pas écoutée, pourquoi nous écouteraient-ils ?
- Sören ! Tu te laisses aveugler par ta colère. Tahekii comptait pour toi, mais...
- Ça n’a rien de personnel ! Le R-001 est là, Pam ! La population est touchée et les individus contaminés sont introuvables. Les villageois sont réfractaires à notre présence et n’acceptent plus notre aide. Trop de vies sont en jeu dans cette histoire. On ne peut pas perdre notre temps à tenter de raisonner des personnes qui, à l’heure actuelle, sont sans doute déjà toutes contaminées. Plus on perd d’hommes, plus les risques de pandémie sont élevés. Il est hors de question que Pyr devienne un nouvel Edenrohal. »
Pam ouvre plusieurs fois la bouche sans parvenir à dire quoi que ce soit. Elle finit par baisser les yeux, à court d’arguments. Je me calme immédiatement, un peu honteux de m’être défoulé sur elle. J’ai parfaitement conscience du caractère inhumain de l’ordre qu’on nous donne et je comprends sa réaction. Mais la situation nous dépasse, il est de notre devoir de mettre un terme à tout ça. C’est pour ce genre de crise que l’EPP existe. C’est pour ça que nous sommes là. C’est pour ça que je suis là.
Je ne veux plus jamais revivre la perte d’un proche de la main d’un Kreel.
Jamais.
Si on me demande ce que je ressens à ce moment précis, je ne pourrais pas répondre. Je ne sais pas si je suis submergé ou dépourvu d’émotion. Je ne suis plus maître de mon corps, de mes mouvements ou de mes pensées. Mes actions sont dictées par ma mission. Je suis un soldat qui exécute un ordre, mais aussi le spectateur impuissant de mes actes.
Le soleil n’est pas encore visible quand nous prenons la direction de Pyr. Mes bottes foulent silencieusement le sol poussiéreux du désert. S’introduire dans le village en groupe serait trop voyant, nous devons agir individuellement. Notre première tâche est d’éliminer les guerriers kreels faisant office de patrouille nocturne. Ils ne sont pas difficiles à repérer : ils se déplacent torche à la main, ou se trouvent près des feux de camp. Malgré leur vibrium, il y a peu de chance qu’ils nous sentent arriver. Les émotions fortes et négatives les handicapent considérablement. Imaginez, plus de trois cent-cinquante personnes apeurées et en colère qui se ressentent les unes les autres. Comment pourraient-ils nous distinguer ? Nous savons que nous finirons par être repérés, mais plus tard sera le mieux. Le plus important, c’est qu’aucun villageois ne s’échappe. Si nous avions attaqué de jour, nous aurions été débusqués et tués en moins d’une heure. Nous aurions tout simplement échoué. Notre approche n’a rien de noble, mais prendre une vie ne le sera jamais.
J’arrive au pied d’un muret en pierre donnant sur un petit escalier. Je m’y accroupis et balaye le décor du regard. Je repère deux membres de l’escouade s’introduire dans le village. L’un d’eux escalade un mur, l’autre entre par la fenêtre d’une maisonnette. Toujours baissé, je monte les escaliers sans faire le moindre bruit. Je tombe rapidement sur le premier garde. Il est assis sur une caisse en bois, près d’un feu. D’où je suis, il pourrait me voir. Je décide de le contourner de manière à me trouver dans son dos. Je saisis un petit galet et me place derrière un puits. Il se lève pour s’étirer et saisit sa gourde. Il s’apprête à reprendre sa patrouille quand je lance le galet au loin et touche une caisse à sa droite. Je profite de sa surprise pour me glisser derrière lui avant qu’il ne me sente. Il n’a pas le temps de se retourner, ni de crier, je lui tranche la gorge. Je le rattrape avant qu’il ne tombe et le dépose doucement au sol. Je m’assure qu’il soit bien mort, éteins le feu et m’engouffre dans une ruelle.
Les torches s’éteignent les unes après les autres et, bien vite, plus aucun guerrier ne garde les rues. Le village est plongé dans la lueur bleutée du matin quand nous entamons la deuxième phase de la mission : neutraliser le plus de monde possible avant d’être repérés. Je passe par la fenêtre ouverte de la première maisonnette que je croise. Je saisis mon couteau et, à pas de loup, entre dans la chambre d’un couple endormi. Je prends leurs vies, ainsi que celle d’une vieille femme couchant dans la pièce à côté, et ressors aussitôt. Je m’introduis dans l’habitation voisine et y tue deux hommes. Je nettoie les sept maisonnettes suivantes de la même manière sans rencontrer de problèmes. Je n’épargne personne.
Je me faufile dans la neuvième maison quand le ciel dévoile ses aurores. Je tue une femme dans son sommeil quand mes oreilles se redressent d’elles-mêmes. Le bois craque une fois, deux fois, trois fois. Je me glisse dans un coin d’ombre et attends. Un bruit de pas lents me parvient et je distingue bientôt la silhouette ensommeillée d’un enfant. Je ne réfléchis pas. Je m’élance rapidement et l’abats d’un coup de lame. Il tombe dans mes bras, sans aucun bruit. Je le dépose délicatement avant de reprendre l’inspection. Une fois sûr de n’avoir oublié personne, je m’en vais.
Le schéma se répète encore et encore : entrer, tuer, partir. Entrer, tuer, partir. C’est rapide. Je n’ai pas le temps de penser, de me poser des questions ou de m’en vouloir. J’exécute. J’assassine à un rythme industriel sans ressentir quoi que ce soit de positif ou de négatif. Je fais ce que j’ai à faire pour préserver l’Enterr d’une nouvelle période d’horreur. Cette idée reste ma seule et unique motivation.
Les premiers hurlements s’élèvent moins d’une heure après le début de l’opération, bien vite suivis de beaucoup d’autres. Bientôt, la panique gagne Pyr et les villageois se battent, protègent leurs proches ou courent pour leurs vies. Nous entamons la troisième et dernière phase de l’opération : pourchasser et neutraliser les derniers Kreels. Le S.R.A arrive en renfort, armé de fusils d’assaut. La boucherie commence quand les premières détonations fendent l’air. Plus besoin d’être discret. Plus besoin d’être précis. C’est une chasse à l’homme, pure et simple. Les cris, les coups de feu et les supplications forment une symphonie macabre, horrible et incessante. Difficile de continuer de penser que nous faisons ça pour le bien commun quand notre lame doit s’abattre sur un enfant ou un vieillard. Et, tandis que je sème les cadavres, j’aperçois les hommes de Carter se refuser à participer à ça. Certains suivent les ordres, mais beaucoup désertent les lieux.
Je ne leur en veux pas. Comment le pourrais-je ?
Il nous faut deux heures de plus pour venir à bout des derniers Kreels. Les corps sont ramassés, alignés et comptés. Hommes, femmes, enfants et vieillards jonchent la Grande Place. Plus de cris ou de violence, juste des cadavres et du sang partout. Me retrouver face à ce spectacle me ramène brusquement à la réalité. Je reprends le contrôle de mon corps et de mes pensées. Ma respiration s’accélère, je baisse le regard sur mes mains, mes vêtements et ma machette. Rouges. Poisseux de sang. Est-ce que je souhaitais réellement tout ça ?
« Capitaine ! » appelle l’un des hommes de Carter.
L’ensemble des soldats présents cesse de respirer, moi compris. Tous les regards convergent au même endroit ; une petite fille kreel agrippe la veste de son sauveur comme une désespérée. Kayetan et Pam arrivent à mes côtés, aucun de nous ne sait comment réagir à la situation. Pour être honnête, je pense que nous savons tous ce que nous avons à faire, nous avons simplement décidé de l’oublier. À cet instant précis, personne n’a envie de se salir davantage les mains. Personne.
« Quel idiot... laisse échapper Kayetan. Il aurait dû la cacher.
- Akiba, tais-toi ! » Lui chuchote Pam en apercevant Nora.
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