L’arrivée de ce dernier a pour effet de disperser le semblant de cercle s’étant formé autour de la scène. Il grimace quand il remarque l’enfant.
« Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Je... tente de se défendre le soldat, je l’ai trouvée dans l’une des habitations et...
- Et ?
- Et... et je...»
Carter rejoint le capitaine Nora d’un pas lent, la tension monte d’un cran quand il aperçoit à son tour la fillette. Il affiche cependant un sourire à son subordonné avant de prendre la parole :
« Bien, vous avez débusqué une rescapée soldat. Transférez-la à l’EPP et retournez au campement.
- Je... Monsieur, s’étouffe presque le jeune soldat, je pensais que...
- Que quoi ?
- Qu’elle pouvait être mise en quarantaine... alors... elle ne peut contaminer personne. »
C’est vrai. Mais ça n’est pas aussi simple. Quand une procédure de génocide préventif est lancée, aucun retour en arrière n’est possible. Pas d’exception, pas de quartier, pas de survivant. Les activités de l’Escadron de Pacification Préventive seraient mises à mal si elles s’ébruitaient. En épargner un revient à fragiliser la structure même de l’EPP. Kayetan a raison, il aurait dû la cacher. Le jeune soldat parcourt la foule du regard en quête de soutien, mais bien que nous soyons sans doute tous d’accord avec son opposition, aucun membre de l’escadron ne réagira. Parce que nous avons signé pour ça. Nous nous sommes engagés en toute connaissance de cause.
Nora fait un pas en avant, bien décidé à faire flancher le jeune homme.
« Laissez-moi vous expliquer la situation, soldat. Vous n’êtes pas en position d’exiger quoi que ce soit. Nous avons reçu un ordre et ce dernier stipule que l’intégralité de la population au sein de la zone à risque soit neutralisée. Vous n’êtes pas concerné par cet ordre ; nous si. Obéissez !
- C’est une enfant !
- Non, soldat. Répond Nora en dégainant son arme. C’est une cible. »
Sans la moindre hésitation, Nora abat la fillette d’une balle dans la tête. Le soldat s’en rend compte quand le corps sans vie frappe le sol. Les cris de surprise d’autres membres du S.R.A s’élèvent dans le village et sortent le reste des troupes de leur état contemplatif. Une vague de lucidité s’empare des hommes de Carter. Contrairement à nous, ils ne se sont pas engagés pour ça. Ils n’auraient jamais dû voir ou vivre ce genre de chose. Ils sont tous bons pour une thérapie.
« Finissez de compter les corps, ordonne Nora en rangeant son arme, nous levons le camp demain à l’aube. »
Pam me lance un regard triste avant de reprendre son travail, en compagnie de Kayetan. Quant à moi, je tente de me convaincre que tout ça est justifié. Nous avons évité une nouvelle pandémie, c’est une victoire en soi.
Sans surprise, cette nuit, le sommeil fuit la totalité du campement. Une grande partie de l’escouade se trouve dehors, en plusieurs groupes silencieux, à boire ou à s’isoler. Allongé sur ma couchette, je fixe la toile beige de la tente sans parvenir à organiser le flux de mes pensées. Je ne parviens pas à déterminer où je me situe dans tout ça, si je suis triste ou sous le choc. Tuer s’est révélé plus facile que je ne le pensais, trop facile. Il m’a suffi de penser à Tahekii ou à Marte pour que toute trace d’hésitation s’envole. Il m’a suffi de puiser dans ma haine du remaolus pour y parvenir. Je suppose que ça fait de moi un monstre. Je pensais que mon mauvais pressentiment s’en irait après l’éradication du remaolus au sein de Pyr, mais ça n’est pas le cas. Pas du tout. Il s’agrippe à mon esprit, presque plus fortement qu’avant. Je me lève avec l’impression d’être ivre. Le décor suit mon mouvement avec une demi-seconde de décalage. La retombée d’adrénaline est violente, mais je ne peux pas rester allongé. Il faut que je me dégourdisse les jambes.
Le froid mordant de la nuit me réveille un peu. Je marche droit devant moi, en direction d’une silhouette dessinée par un petit feu de camp. Assise sur un rocher, les yeux rivés sur les flammes, Pam semble absente. Je m’approche lentement pour ne pas la faire sursauter, mais elle redresse la tête avant que je n’entre dans son champ de vision.
« Je n’ai pas sommeil, dit-elle sans me regarder.
- Personne n’a sommeil. »
Sa voix est tremblante. Je reste debout, je sens que je ne suis pas le bienvenu.
« Nous n’aurions pas dû venir, reprend-elle, ces gens n’avaient rien fait de mal.
- Ce n’est pas si simple...
- Est-ce que c’est ce dont tu rêvais en t’engageant ? Est-ce que tu t’attendais à devoir tuer des personnes de sang-froid, sans raison ?
- Je m’attendais à devoir faire le nécessaire.
- Moi aussi. »
Elle attrape une bouteille et en boit quelques gorgées. Je remarque la présence de son revolver quand elle la repose. Bien que je sois tenté de demander pourquoi elle ne l’a pas consigné, je ne dis rien. Une vague d’anxiété m’envahit et amplifie mon mauvais pressentiment.
« Moi aussi, répète-t-elle en attrapant son arme, j’ai intégré l’EPP parce que je ne voulais pas aller en prison avec des Kreels. Puis, je ne pouvais pas refuser un job qui me permettait d’être payée pour tuer des possédés. La moitié des membres de l’escadron sont des détraqués en mal de violence ou des traumatisés de guerre. Tu n’as pas le profil du criminel et tu es trop jeune pour avoir vécu la guerre. Tu es sans doute un gosse de bonne situation qui en a trop vu. Les Kreels de ce village semblaient attirés par toi, tu les fascinais. Tu es sans doute le plus sensé ici, contrairement à ce que tu sembles penser. Et le plus gentil. » Elle soupire et ferme les yeux. « J’espère que tu t’en sortiras. »
Pam fourre son visage dans ses mains et se met à pleurer contre son revolver. La peur. C’est ce que je ressens à ce moment précis. Une peur profonde et douloureuse. Quelque chose ne va pas, et ne pas savoir quoi m’angoisse davantage.
« Qu’est-ce que tu racontes ? Parvins-je à demander.
- Va voir Akiba, dit-elle en reniflant, il est à côté du village. Fais vite par contre.
- Pourquoi ?
- Fais vite. C’est tout. »
Mon corps commence à bouger tout seul. Je fais quelques pas en arrière les yeux accrochés à Pam, comme si je la voyais pour la dernière fois. Je me mets à courir au moment où je me détourne d’elle. Je ne sais pas si je cours pour la fuir ou pour rejoindre Kayetan. Peut-être un peu des deux. Je parcours la distance qui me sépare du village en un rien de temps. Essoufflé, je cherche le sergent du regard. Je finis par le trouver assis contre un muret, les mains de chaque côté de sa tête. Sans surprise, une bouteille et une arme sont posées à sa droite. Le souffle court, je m’approche de lui sans masquer ma présence. Il lève la tête, ivre et en larmes.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Ma question sonne plus comme une supplication, mais je m’en moque. Je veux savoir.
« Je voulais quitter l’armée, sanglote-t-il en me regardant, je voulais arrêter tout ça. Je me disais que ça serait la dernière mission et qu’après je recommencerais tout. »
Il tente de se lever, en vain. Je m’agenouille près de lui et l’aide à se rasseoir. Il renifle bruyamment avant de reprendre.
« J’aime bien la pêche. Je pensais m’installer près d’un lac avec Pam. La belle vie quoi...
- Pourquoi ça ne serait plus possible ?
- Parce que je ne pourrais pas vivre en sachant que j’ai tué des innocents. Et elle non plus.
- Kayetan... je... le remaolus était là et... on ne pouvait pas sauver le village... on..
- Raysen, me coupe-t-il en plantant son regard dans le mien, notre mission n’a jamais été de sauver ce village, mais de le décimer. »
L’information me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Je dévisage Kayetan avec incompréhension. J’ouvre plusieurs fois la bouche sans parvenir à sortir la moindre phrase cohérente. Qu’est-ce qu’il raconte ? Il doit s’imaginer un complot pour justifier tout ça. Le remaolus était là ! Nous l’avons vu. Les attaques, les corps, la folie... Ils ont tué Tahekii et le vieil homme. Ils...
Qui ? Les villageois, pas les possédés, on ne les a jamais trouvés. Ils se cachaient peut-être dans le Sanctuaire ? Non, j’y étais souvent, je les aurais vus bien avant les premières attaques. Où se trouvaient-ils ? Le corps de Matthew et celui de Cora ! Les mutilations. La torture. L’œuvre des possédés.
Mais Pyr est un village tranquille qui n’a jamais connu de contamination. Et le remaolus ne se déclenche pas spontanément, jamais ! On ne peut pas l’avoir apporté avec nous. La seule potentielle source de contamination est inaccessible... Le capitaine Nora passait son temps à vadrouiller avec Carter. Il partait vers l’ouest, vers la Mine Rouge. Est-ce qu’ils... ? Qu’est-ce que les Services de Renseignements Astéens faisaient là ? Nous n’avons jamais été supervisés par qui que ce soit jusqu’à maintenant. Sans compter qu’ils semblaient déjà bien implantés quand nous sommes arrivés.
Je commence à entrapercevoir l’ombre d’une vérité déplaisante, mais je ne parviens pas à en avoir une vue d’ensemble. Une étouffante sensation de malaise m’envahit. Mon cœur s’emballe, je peux sentir le sang pulser dans mes tempes. Je mets du temps avant de prononcer ces mots.
« On a apporté le remaolus ici en tentant d’exploiter les mines des Monts Rouges ?
- Pire. »
Kayetan renifle en attrapant sa bouteille. Il en fait distraitement tourner le contenu, comme s’il réfléchissait à la meilleure manière d’aborder la chose. Après plusieurs longs soupirs, dont un proche du sanglot, il commence son récit :
« Après l’épisode de la gamine, Nora a reçu une promotion du Haut Commandement et les compliments des Services de Renseignements Astéens. T’as pas dû le remarquer, mais les gars de Carter ne sont pas restés très longtemps après le massacre. Ils sont tous partis en direction des Monts Rouges. Ils ont un campement là-bas, depuis des mois en fait... bref. Vu que Carter n’était plus là pour rire à ses blagues, Nora m’a convié pour fêter sa promotion. Sauf que ce con ne tient pas l’alcool et ne s’arrête plus de parler une fois imbibé. Et quand je dis parler, c’est trop parler.
« Sorën, tu ne peux juste pas imaginer ce que c’est d’écouter cet enfoiré rire en déballant les horreurs de sa vie. Ce type est un malade. Un grand malade. Et après m’avoir étalé son CV morbide, il en est arrivé à notre mission. J’apprends que l’opération entière est une mascarade. Juste un énorme coup monté pour s’approprier les mines d’obélyr. Depuis des années, le gouvernement astéen demande l’autorisation à la Visto de déblayer la Mine Rouge. Mais, tu connais la loi : il est interdit d’extraire de l’obélyr à proximité de villes ou villages de plus de trente habitants. Et le fait que les villageois de Pyr se refusent à abandonner leur patelin emmerde l’Asté au dernier degré. Ça les fait chier que des paysans kreels les empêchent de profiter du plus gros gisement du continent par peur de voir le remaolus ressurgir pour de bon. Alors, la solution était d’y trouver une trace de contamination pour les faire dégager de la zone à risque. Sauf qu’on a rien trouvé. La population est saine. Pire que ça, elle est en merveilleuse santé. T’imagine ?
« Nora sifflait sa quatrième bouteille quand il m’a dit que Matthew refusait de falsifier les documents médicaux. Du coup, avec l’aide de Carter, ils ont trouvé un moyen de s’en débarrasser de manière à induire en erreur tout le monde. La raison de sa mort était évidente à nos yeux. Trop évidente même. Matthew était le seul à pouvoir confirmer qu’il s’agissait bien de l’œuvre d’un possédé. Le tuer revenait donc à s’épargner une expertise. Ce sadique de Nora a pris plaisir à se faire passer pour un possédé pour terrifier les Kreels ! Et tu connais la suite... Ça dégénère. Les tensions montent, la peur prend le dessus et les morts s’accumulent. Deux membres de l’EPP vraisemblablement victimes du remaolus, un village en roue libre et pouf ! La situation est hors de contrôle. Il n’y a plus aucune raison de laisser Pyr tranquille. »
Kayetan vide sa bouteille d’une traite et me regarde dans les yeux, plus désolé que jamais, avant d’ajouter :
« On a décimé une population saine pour des raisons pécuniaires, Sören. Tahekii est morte pour le fric. »
Je me redresse comme si Kayetan venait de me jeter de l’acide au visage. Je le fixe, cherchant dans son regard la moindre trace de mensonge ou de doute. Mais son regard reste sérieux, et – soudainement – tout ce que j’ai pu voir ou entendre me revient. Les conversations entre Nora et Carter, la présence du S.R.A, les paroles du vieil homme kreel et celles de Tahekii.
Tahekii qui est morte pour rien.
J’ai juste le temps d’apercevoir Kayetan empoigner son arme avant de me mettre à courir. J’ai du mal à respirer, ma tête bourdonne. Je ne sens plus le froid du désert, ou la brûlure de ma gorge, ou la tension de mes muscles, ou la douleur de mes côtes. Je ne sais pas si j’entends réellement la détonation ou s’il s’agit de mon cœur. L’odeur du sang et de la mort envahit mes narines. Je trébuche, tombe, me relève, me blesse, me coupe. Le décor me semble hostile, il tangue, il change, il me rejette. Je traverse le village fantôme sans m’attarder sur les traces de lutte. Un vertige m’arrache une violente suée. Je m’agrippe aux parois de la falaise et m’engouffre dans la grotte menant au Sanctuaire. Il fait noir, pourtant j’avance. Mes jambes agissent seules. Je n’entends plus rien. Je n’arrive plus à respirer. Je trébuche et frappe le sol de plein fouet.
Je tente de me redresser, mais retombe à genoux, tremblant. La lueur de la lune perce le plafond et se reflète sur le lac souterrain. Je n’ai pas le temps de m’attarder sur la beauté des lieux, mon corps se crispe violemment et je me mets à pleurer de manière incontrôlable. Les horreurs dont je suis coupable submergent mon esprit. J’ai frappé sans hésiter, sans me poser de questions. J’ai suivi les ordres d’un monstre servant ses intérêts personnels parce que mettre fin à tout ça me paraissait plus facile que de réfléchir. Les visages de mes victimes s’imposent à moi, jusqu’à celui de Tahekii. Elle aussi... Elle aussi je l’ai tuée.
Une vive douleur me vrille le crâne. Je le saisis à deux mains, empoigne mes cheveux, me recroqueville dans l’espoir d’échapper à la vérité. Mais rien n’empêche cette souffrance de m’écraser. Rien ne peut me venir en aide. Je hurle à pleins poumons. Je hurle à m’en casser la voix, à m’en faire mal. Ma vue se brouille, mes forces me quittent, mon corps entre en contact avec la pierre froide du Sanctuaire pour finalement sombrer dans l’inconscience...
FIN DE LA PARTIE I
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